La redécouverte du nucléaire
A la faveur de l’urgence climatique et, surtout, de la sécurité d’approvisionnement érigée comme priorité depuis le début de la guerre en Ukraine, de nombreux décideurs renouent avec cette source d’électricité décarbonée, du Japon à la Corée du Sud, en passant par la France ou le Royaume-Uni. Mais ce renouveau a des airs de déjà-vu, et de nombreux défis devront être relevés avant que l’intention politique ne se transforme en actes. ( un dossier de la Tribune)
Selon l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), l’énergie nucléaire pourrait contribuer à environ 14% du mix mondial d’ici à 2050, contre 10% aujourd’hui. (Crédits : Reuters)
10 juillet 2017. A l’antenne de RTL, le ministre de la Transition écologique, Nicolas Hulot, confirme l’ambition du gouvernement de réduire significativement la puissance du parc nucléaire français, en fermant « peut-être jusqu’à 17 réacteurs » sur 58 d’ici à 2025 sans en construire de nouveaux. Soit un repli clair de l’atome au profit des sources d’énergie renouvelables, une stratégie alors portée par le président fraîchement élu, Emmanuel Macron, dans la lignée des promesses de son prédécesseur François Hollande.
Moins de cinq ans plus tard pourtant, le revirement politique est total. Le 10 février 2022, le même chef de l’Etat annonce en grande pompe à Belfort la prolongation « autant que possible » de toutes les centrales existantes (en-dehors de Fessenheim, arrêtée en 2020), ainsi que le lancement d’un vaste programme de construction de six réacteurs de 3ème génération (dits EPR2), plus huit posés en option sur le long terme. Dès lors, l’objectif change fondamentalement : loin du discours de 2017, il s’agit de faire d’EDF le fer de lance de la « renaissance » du nucléaire. Selon l’exécutif, il en va de la souveraineté du pays, du pouvoir d’achat de ses ménages et de la protection du climat.
Il faut dire que les planètes sont alignées : quelques mois plus tôt, une étude du gestionnaire de réseau RTE soulignait la pertinence économique d’une relance de l’atome. Laquelle se trouvait déjà renforcée par le contexte international délétère, assure alors le gouvernement.
Car avant même le début de la guerre en Ukraine, dès septembre 2021, la flambée des cours du gaz tire à la hausse les prix de l’électricité, celle-ci étant largement générée à partir de combustibles fossiles dans les Etats européens ayant décidé de sortir du nucléaire – en premier lieu l’Allemagne. De quoi décourager la France d’emprunter la même voie de fermeture progressive de son parc atomique, puisque celui-ci a l’avantage de générer du courant bon marché et décarboné, malgré les risques d’accident et les problèmes de gestion des déchets radioactifs mis en avant par ses détracteurs.
Et ce « come-back » résonne bien au-delà de l’Hexagone, qui reste le pays à l’électricité la plus nucléarisée au monde. D’aucuns pourraient penser que cette exception française bornerait la question à ses seules frontières. Mais partout sur le globe, le sujet s’impose. Jusqu’à assister à « une nouvelle aube pour l’énergie nucléaire ? », s’interrogera en juin 2022 l’Agence internationale de l’énergie (AIE). En pleine urgence climatique, cette source d’électricité très peu émettrice de CO2 fait en tout cas de l’œil à nombre de décideurs. Mais c’est bien l’agression de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, qui a changé véritablement la donne, tant le conflit bouleverse les marchés de l’énergie.
Car, à ce moment-là, une préoccupation devient centrale, en l’absence de gaz et de charbon russes : celle de la sécurité d’approvisionnement. En d’autres termes, la réduction de la dépendance à l’égard des combustibles fossiles importés, dont les prix flambent à des niveaux jamais vus, est érigée en priorité absolue. Or, « pour de nombreux gouvernements, le nucléaire fait partie des options pour y parvenir », souligne l’AIE.
De manière inattendue, c’est d’ailleurs le Japon, profondément marqué par l’accident de Fukushima, qui fait l’une des annonces les plus retentissantes. En août 2022, le Premier ministre, Fumio Kishida, indique qu’il prévoit de redémarrer plusieurs centrales après dix ans de paralysie, afin d’assurer la « sécurité énergétique » de l’archipel et lui permettre d’atteindre la « neutralité carbone ». Et fait même part de son intention de développer des réacteurs de nouvelle génération, dans un revirement très remarqué. Même chose en Corée du Sud : après avoir décidé en 2017 de réduire, puis de sortir du nucléaire, le pays signale dès la mi-2022 qu’il conservera « au minimum » la part actuelle de l’atome dans le mix électrique d’ici à 2030, soit environ 30%, et relancera le projet de construction de deux réacteurs.
Ailleurs en Asie, la Chine, qui tire 3% de son électricité de la fission de l’uranium, réaffirme quant à elle son souhait de déployer le programme le plus ambitieux au monde, avec environ 17 centrales en construction et 50 en planification. Une décision éminemment liée, là aussi, aux nouvelles exigences climatiques : en 2021, le président Xi Jinping s’était engagé à atteindre la neutralité carbone « avant 2060 ». Alors que le pays reste extrêmement dépendant du charbon, l’atome apparaît donc, pour Pékin, comme l’un des éléments clé pour y parvenir.
Les lignes bougent aussi de l’autre côté du Pacifique. Car les Etats-Unis et leurs 93 réacteurs (un record) espèrent également donner un nouveau souffle à leur parc. A l’été 2022, la Californie repousse ainsi de quatre ans la fermeture de sa dernière centrale nucléaire, Diablo Canyon. Et dans tout le pays, les licences d’exploitation des réacteurs se voient prolongées de manière inédite, pour courir jusqu’à 80 ans ! Surtout, le gouvernement regarde aussi au-delà de l’existant : dans son fameux plan d’investissement baptisé Inflation Reduction Act (IRA), le président Joe Biden débloque 6 milliards de dollars (5,6 milliards d’euros) afin d’investir dans des « modèles de réacteurs avancés ».
Sur le Vieux continent, la France ne se trouve pas non plus isolée. En effet, dès avril 2022, le Royaume-Uni s’inspire de son voisin d’outre-Manche, et lance un plan pour bâtir huit nouveaux réacteurs, en plus des quinze existants et des deux EPR qu’EDF construit déjà dans le pays. En septembre, Boris Johnson, alors Premier ministre, accélère d’ailleurs la cadence, en promettant 700 millions de livres sterling (788 millions d’euros) pour le lancement des deux EPR Sizewell C. Et appelle son successeur à « développer le nucléaire » afin qu’il se taille une place de choix dans le système électrique anglais.
Le mouvement touche aussi plusieurs membres de l’Union européenne, en-dehors des pays d’Europe centrale ayant décidé bien avant la guerre en Ukraine de se tourner vers le nucléaire (République tchèque, Hongrie, Bulgarie, Croatie, Pologne, Roumanie, Slovaquie et Slovénie). En 2022, les Pays-Bas et la Suède annoncent ainsi leur intention de disposer de nouveaux réacteurs sur leur sol. Début janvier, le Premier ministre suédois, Ulf Kristersson, ouvre même la voie à un partenariat avec la France pour bâtir ses deux prochaines installations, lors d’une visite à l’Elysée.
Et même des Etats ayant fermement décidé de sortir de l’atome il y a plusieurs années font volte-face, alors que le Vieux continent s’enlise dans la crise énergétique. En octobre 2022, après des mois d’atermoiements, l’Allemagne annonce qu’elle devra prolonger jusqu’au 15 avril 2023 ses trois dernières centrales, censées fermer à la fin de l’année. Même refrain en Belgique : les trois plus anciens des six derniers réacteurs devaient être déconnectés en 2025, mais début février 2023, les principaux ministres fédéraux du royaume lancent l’idée d’un fonctionnement « pendant l’hiver 2025-2026 ». En temps de crise énergétique mondiale, il s’agit d’être « pragmatique », glisse alors une source proche du dossier à l’AFP.
Et tandis que des pays nucléarisés doivent retarder leur sortie de l’atome, d’autres comptent bien accueillir leurs premières centrales. Notamment en Afrique : en 2022, le Ghana, le Kenya, la Namibie, le Nigéria, le Soudan, la Tanzanie, l’Ouganda et la Zambie, réaffirment leur souhait de se tourner vers le nucléaire civil, alors que sur le continent, seule l’Afrique du Sud possède aujourd’hui des réacteurs en service. Ce marché potentiel est d’ailleurs regardé de près par Pékin et Moscou, le géant russe Rosatom ayant annoncé à l’été 2022 qu’il lancerait la construction de la première centrale nucléaire d’Egypte.
Signe de cette effervescence, en septembre, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) relève de 10% ses projections sur la part du nucléaire dans la production d’électricité d’ici à 2050 par rapport à 2021 (déjà à la hausse pour la première fois depuis Fukushima). En supposant que la production d’électricité augmentera de 85%, cette source d’énergie pourrait ainsi contribuer à environ 14% du mix mondial d’ici à la moitié du siècle, contre 10% aujourd’hui, note l’organisation.
Reste que cet « élan nouveau », selon les termes de l’AIE, a en réalité des airs de déjà-vu. Car en 2009, les médias titraient déjà sur la possible « renaissance » du nucléaire, dont la part a pourtant stagné depuis.
Cette année-là, l’AIE soulignait en effet l’« intérêt accru » pour la construction de nouvelles centrales, « dans les pays nucléaires et non nucléaires ». A l’époque, des chantiers d’EPR débutaient en Chine, en Finlande et en France. Et nombre d’autres pays, parmi lesquels les États-Unis, le Royaume-Uni, la Hongrie, la République tchèque, la Pologne et même l’Italie, affirmaient leur intention d’en bâtir rapidement, dans un contexte de prise de conscience des effets du changement climatique. En septembre 2010, même la chancelière allemande Angela Merkel s’éloignait de la stratégie d’Energiewende de sortie progressive du nucléaire, repoussant l’échéance à 2040 au plus tôt, au lieu 2022.
De son côté, l’AIEA rehaussait significativement ses projections. « L’atome revient bel et bien sur le devant de la scène mondiale », indiquait alors le très médiatique Nicolas Goldberg, consultant énergie chez Colombus Consulting, dans les colonnes de l’Express. Dans ce contexte, l’association Sortir du nucléaire regrettait même un « rapport de force » ayant « plutôt évolué en faveur » de cette source d’énergie. « De plus en plus de pays comprennent qu’ils ont intérêt à réexaminer l’ensemble du mix énergétique pour trouver les moyens de décarboner leur économie », se félicitait-on chez Areva, qui conduisait le chantier de l’EPR finlandais avec le conglomérat allemand Siemens.
« Compte tenu du changement climatique mondial et de la demande croissante d’électricité dans le monde, l’énergie nucléaire reste pour nous un élément essentiel d’un mix énergétique durable », déclarait d’ailleurs à ce moment le directeur général de Siemens, Peter Loescher.
Mais l’accident de Fukushima prit le monde par surprise. Dans la foulée, l’AIE diminua de moitié son estimation de la capacité de production nucléaire supplémentaire construite d’ici à 2035. Dès lors, les annonces se mirent à pleuvoir : outre-Rhin, Angela Merkel revint sur ses précédents engagements, et fit savoir en mai 2011 que les 17 réacteurs nucléaires du pays fermeront bien en 2022. Le 18 septembre, Siemens décida de se retirer entièrement de l’industrie nucléaire. « Le chapitre est clos pour nous », commenta Peter Loescher. En mars 2012, ce fut au tour des deux grandes compagnies allemandes d’électricité RWE et E.ON de renoncer au développement de nouvelles centrales.
L’Italie, qui prévoyait de lancer un programme ambitieux après plus de vingt ans sans recours à l’atome, décida quant à elle d’instaurer un moratoire. Même chose en Chine, où toute nouvelle construction se vit gelée jusqu’à ce que les normes de sécurité nationales puissent être améliorées. « Cela a fortement limité l’expansion du parc chinois », souligne aujourd’hui à La Tribune Teva Meyer, chercheur à l’IRIS et spécialiste du nucléaire civil. Surtout, la révision des normes de sûreté consécutive à l’accident japonais renchérit considérablement les coûts de production des réacteurs, déjà difficiles à financer après la crise de 2008. « Avec le recul, dans les pays où le nucléaire s’inscrit dans un marché libéralisé, comme aux Etats-Unis, cela a eu comme conséquence la fermeture de plusieurs centrales pour des raisons économiques », relate Teva Meyer.
Résultat : même si certains pays s’accrochèrent à leur plan de relance, comme la Suède, l’Angleterre et la Finlande, le soufflé retomba : la renaissance tant espérée par la filière et redoutée par ses détracteurs resta lettre morte. C’est dans ce contexte horribilis pour l’atome que François Hollande accéda à la présidence de la France, sur un programme de baisse à 50% de la part du nucléaire d’ici à 2025 (contre 75% jusqu’alors). Une promesse inscrite dans la loi dès 2015, et balayée par Emmanuel Macron ces derniers mois.
Alors, cette fois-ci sera-t-elle la bonne pour l’énergie nucléaire ? « Au-delà du fort intérêt médiatique et politique du moment, il faudra attendre des actions concrètes avant de parler, une nouvelle fois, de renaissance », estime Teva Meyer. Et notamment en termes de financement, puisque la hausse continue des exigences de sûreté semble avoir signé la fin du nucléaire bon marché. A cet égard, la France s’est d’ailleurs battue pendant des mois pour que l’atome soit inclus dans la « taxonomie verte » de l’Union européenne, cette liste censée attirer les capitaux vers les activités durables. Au Royaume-Uni, le gouvernement planche aussi sur l’intégration de l’atome dans sa propre classification, ouvrant la voie à davantage d’investisseurs institutionnels et de fonds axés sur l’environnement.
Et s’il est suivi d’effets, ce climat de revanche pour l’atome promet d’accentuer les concurrences pour la vente et l’exploitation de nouvelles centrales. Notamment en termes de pénétration des pays non nucléarisés ; un nouveau marché que se disputeront probablement les Chinois, les Coréens, les Américains et les Russes. « On le voit en Arabie Saoudite, qui ne cache pas sa volonté de construire des réacteurs. Les Chinois sont déjà sur place, les Coréens aussi. Et les Français mettent également le paquet, avec un conseil auprès de l’ambassade à Riyad », illustre Teva Meyer. Se posera également la question de l’Asie du Sud-Est, alors que l’Indonésie et les Philippines multiplient les signaux sur une potentielle relance de leur programme nucléaire, attirant les convoitises de Pékin, Séoul, Washington et Moscou.
Une chose est sûre : au-delà de l’attribution des contrats, le sujet n’en a pas fini d’agiter les décideurs, les industriels et la société civile. Au point de polariser l’Union européenne, alors que fin février, onze pays membres emmenés par la France ont annoncé leur coopération dans l’atome civil pour développer « de nouveaux projets », faisant fi de l’hostilité de l’Allemagne, du Luxembourg, de l’Autriche et de l’Espagne.
Et les divisions apparaissent aussi à l’échelle nationale : dans l’Hexagone, les tensions sont telles que la consultation des citoyens sur la relance piétine : fin janvier, une poignée d’activistes anti-nucléaires a interrompu les réunions, et les associations parties prenantes Greenpeace et Sortir du nucléaire ont claqué la porte. Si bien que la Commission nationale du débat public (CNDP) a annoncé le 7 février que la discussion ne porterait plus sur la construction de six nouveaux EPR…mais sur la place du public dans la gouvernance de la politique nucléaire.
Dans son rapport de juin 2022 sur la « nouvelle aube » de l’énergie atomique, l’AIE prend d’ailleurs des pincettes : même si cette source d’énergie reste, avec l’hydraulique, « l’épine dorsale de la production d’électricité à faibles émissions de CO2 » et « aidera à s’éloigner des combustibles fossiles plus rapidement et de manière plus sûre », la fission de l’uranium peut également « se heurter à une opposition publique et politique », concèdent les experts. Si bien que l’organisation internationale ne livre finalement « aucune recommandation aux pays qui choisissent de ne pas l’utiliser ». Preuve, s’il en fallait, qu’il s’agit toujours d’un sujet très sensible.