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Défense: La réalité du régime de Poutine sous-estimée

Défense: La réalité du régime de Poutine sous-estimée

Par Nicolas Tenzer, géopolitologue, enseignant à Sciences Po.

Interview dans « la tribune »
Le 24 février, cela fait  deux ans que la Russie a envahi l’Ukraine. Quel bilan tirez-vous de cette guerre ?

NICOLAS TENZER – En réalité, cela ne fait pas deux ans mais dix ans que dure ce conflit. Dès 2014, la Crimée a été occupée et prétendument annexée – première révision des frontières par la force en Europe, hors Seconde Guerre mondiale, depuis l’annexion des Sudètes par Hitler -, les troupes russes sont entrées dans le Donbass et elles ont fait main basse sur une partie des régions de Donetsk et Louhansk. Déjà, entre 2014 et février 2022, le conflit avait coûté la vie à 14. 000 personnes. Mais la guerre totale lancée par Poutine le 24 février 2022 est un coup de force sans commune mesure, dont le premier bilan – il faut toujours commencer par là – s’établit à partir des quatre catégories de crimes imprescriptibles, massifs et tous documentés commis par les Russes : crimes de guerre, crimes contre l’humanité, crime de génocide et, bien sûr, crime d’agression, qui a permis tous les autres. Toutes les nations civilisées doivent prendre la mesure de ces massacres alors que beaucoup répètent à l’envi, en faisant une moquerie, le « plus jamais ça » entendu après Auschwitz, le Rwanda et Srebrenica… Pour la seule ville de Marioupol, les 50 .000 morts, selon des estimations crédibles, représentent environ 100 fois Oradour-sur-Glane.

Ensuite, nous devons parler sans cesse de l’extraordinaire résistance des Ukrainiens. Leur courage m’a frappé chaque fois que je suis retourné là-bas depuis le 24 février. Ils savent qu’ils ne peuvent pas abandonner, car cela signerait leur arrêt de mort à tous. Cette vaillance et cette conscience historique uniques ne sont pas en contradiction avec un traumatisme profond dont les effets vont perdurer durant des décennies, non seulement pour les combattants, avec les syndromes post-traumatiques classiques, mais aussi pour la population civile qui ne dort plus et dont la possible mort venue du ciel est comme une compagne perpétuelle. Ce qui m’a le plus marqué, ce sont les témoignages d’enfants, parfois d’à peine 6 ans, qui ont vu les horreurs de la guerre, a fortiori ceux qui ont perdu un père ou une mère, un frère ou une sœur, et qui en parlent avec la maturité d’un adulte. C’est un peuple qui n’aura pas eu d’enfance et qui n’aura plus jamais d’innocence. Aujourd’hui, près de 70 % des Ukrainiens comptent parmi leurs très proches un mort ou un mutilé à vie, qui a perdu une partie de son corps ou de son visage. C’est une situation semblable à celle qu’ont vécue en France les familles après la guerre de 14-18.

Enfin, je retiendrai la conviction des Ukrainiens, notamment des autorités, qu’ils devront à l’avenir ne compter que sur eux-mêmes pour assurer leur sécurité. Ils sont reconnaissants envers les États-Unis et les Européens, sans l’aide desquels ils n’auraient pas tenu. Mais outre la situation humiliante de devoir la demander, en particulier pour le président Zelensky, ils ont aussi ressenti une certaine indifférence des Alliés devant ces dizaines de milliers de vies sacrifiées en raison de la lenteur des livraisons d’armes. Je ne pense pas que ce ressentiment, justifié, reste sans conséquence.

Dans votre ouvrage, vous critiquez la cécité des pays européens face aux intentions de Vladimir Poutine en raison de ce que vous appelez « la perte de l’intelligence du monde », et d’un « mauvais réalisme » de notre diplomatie…

Je le dis aussi bien des Européens que des Américains, et ce ne sont pas tous les pays européens. Les pays baltes, la Pologne, la République tchèque avaient compris. Emmanuel Macron a reconnu dans son discours du 31 mai 2023 à Bratislava qu’on aurait dû les écouter. Mais globalement, nos dirigeants et leurs conseillers ont commis une faute intellectuelle dans l’analyse de la politique internationale, en ne percevant pas la signification profonde de la violation par Poutine du droit international et des crimes de guerre massifs qu’il a ordonnés depuis le début de la seconde guerre de Tchétchénie, puis en Géorgie, en Ukraine en 2014 et en Syrie, qui a été un point de bascule. Quand un État commet autant de crimes, cela signifie quelque chose. Le crime était le message et nous n’avons pas voulu l’entendre. Le fait que des dirigeants aient pu s’asseoir à la même table que Poutine, lui sourire, lui donner l’accolade et le tutoyer me paraît inconcevable. Ils ne comprenaient pas qu’ils se trouvaient devant l’un des pires criminels de l’histoire de l’humanité, au même titre qu’Abou Bakr al–Baghdadi, Ben Laden, Omar el-Béchir au Soudan, ou même un criminel de droit commun comme le mafieux Toto Riina. Quand le réel est vu à travers un pseudo-réalisme, pour parler comme Raymond Aron, l’oubli du crime annonce la faute stratégique. L’échelle des crimes commis est indicatrice d’une menace d’une ampleur inédite. Or, ces dirigeants ont fait de la Russie un régime normal, juste un peu plus « autoritaire », et non pas un régime hors norme par sa volonté de destruction radicale et sa nature totalitaire. Ils ont fait de Poutine une sorte de Bismarck alors qu’ils auraient dû y voir Hitler.

Deuxièmement, en ignorant la volonté du président russe de remettre radicalement en cause l’ordre international, les dirigeants occidentaux ont tenté coûte que coûte d’obtenir une paix illusoire sans voir que cela les affaiblissait et préparait une guerre encore plus terrible et plus compliquée à contrer. N’ayant pas perçu la réalité du régime, ils n’ont pas compris que la notion de négociation, d’accord de paix, de compromis perdait son sens. On l’a vu avec le « reset » lancé en 2009 par Barack Obama et Hillary Clinton, secrétaire d’État à l’époque, et avec l’idée fumeuse d’architecture de sécurité et de confiance – l’usage de ce dernier mot synthétise la faute de perception. Emmanuel Macron, victime lors de la campagne présidentielle de 2017 des Macron Leaks, ce qu’il a rappelé à Poutine lorsqu’il l’a reçu à Versailles, a fait preuve jusqu’à récemment d’une tolérance incroyable envers les attaques de la Russie sur le territoire français, sans beaucoup d’attention à l’égard des personnes ciblées par les attaques russes. Comme s’il fallait à tout prix, selon un mot entendu à l’époque, ne pas « endommager la relation franco-russe ». Nous payons ces fautes au prix fort et, aujourd’hui encore, nous ne sommes que moyennement sérieux.

Si Poutine avait été rationnel en valeur, il aurait poursuivi la politique de coopération avec l’Europe, les États-Unis et les institutions internationales

Les dirigeants occidentaux pensent que les régimes dictatoriaux réfléchissent comme nous selon leurs intérêts, avec une rationalité commune. Or, vous expliquez dans votre livre que c’est faux…

C’est un point important, qui suppose de revoir la distinction entre rationalité en valeur et rationalité instrumentale introduite par Max Weber. La rationalité instrumentale de Vladimir Poutine vise avant tout à atteindre ses objectifs. Il saisit avec beaucoup d’intelligence toutes les opportunités et sait profiter de nos faiblesses. Mais cette rationalité instrumentale est orientée vers un but qui n’est pas rationnel en soi. L’intérêt dont il se réclame est purement idéologique – car il y a bien une idéologie poutinienne même s’il n’existe pas de Manifeste du Parti communiste, de Petit Livre rouge ou de Mein Kampf qui l’explicite. Si Poutine avait été rationnel en valeur, il aurait poursuivi la politique de coopération avec l’Europe, les États-Unis et les institutions internationales. L’Otan comme l’UE avaient tendu la main : rappelons-nous l’Acte fondateur en 1997 entre l’Otan et Boris Eltsine, ou la « Russia First policy » de l’UE. Entre 2000 et 2014, on a privilégié la Russie par rapport aux autres pays en matière de coopération. Même l’agression militaire russe contre la Géorgie en 2008 n’a pas interrompu cette coopération. Moscou a pu bénéficier de prêts du FMI et de la Banque mondiale et d’aides de la Banque européenne de reconstruction et de développement (Berd). Si Poutine avait réellement voulu faire le bonheur de son peuple et développer son économie, il aurait saisi ces opportunités, d’autant qu’il bénéficiait à l’époque d’importants revenus dus au cours élevé des matières premières, notamment le pétrole et le gaz. Or, plutôt que d’investir dans l’éducation, la recherche, les infrastructures, la santé, etc., il a préféré consacrer plus de 7 % du PIB au secteur de la défense malgré une économie qui se situe au niveau de celle de l’Espagne. Il a également affecté plus de 3 milliards de dollars par an au développement d’un réseau de propagande pour diffuser sa vision idéologique et légitimer sa politique d’agression hors de Russie, y compris par des actions ciblées de corruption.

Le rôle joué par l’idéologie dans la politique de Poutine vous semble-t-il sous-estimé ?

Beaucoup d’analystes de politique étrangère n’y prêtent pas plus d’attention qu’aux crimes et aux violations du droit international. Pourtant, comme le remarquait Raymond Aron à propos de l’URSS, sans l’idéologie communiste, la politique russe aurait été complètement différente. Faute d’intelligence ou de lectures, ils n’ont pas voulu comprendre les racines idéologiques du poutinisme, mixture assez indigeste d’eurasianisme, de slavophilie, de nationalisme, d’antisémitisme, de paganisme et de culte de la mort. On raisonne encore comme si les intérêts de la Russie s’inscrivaient dans une continuité historique selon laquelle, si les tsars étaient restés à la tête du pays, ils auraient agi de la même manière. Il y a là la persistance d’une forme de romantisme un peu mièvre, comme une image chromo. Considérer ces mythologies d’une grande Russie, comme d’une Perse millénaire ou d’une Chine éternelle, est non seulement une façon d’essentialiser les pays et de fabriquer la légende d’une prétendue âme des peuples, mais revient aussi à dénier à chaque régime une spécificité. Surtout, cela sert les régimes dictatoriaux car cela noie leurs crimes sous un magma historique.

Cette idéologie russe bénéficie également du relais d’acteurs occidentaux influencés par le Kremlin ?

Concrètement, la corruption intellectuelle d’une grande partie des élites de la classe politique, sans parler des milieux entrepreneuriaux, et d’une partie des milieux universitaires a été massive dans de nombreux pays européens, notamment en France. Cette corruption intellectuelle s’accompagne bien sûr de cadeaux matériels, par exemple lorsque des hommes politiques sont rémunérés pour leurs activités de consultant ou de lobbying. Mener un travail de consultant pour la Russie, la Chine, la Turquie, l’Azerbaïdjan ou le Qatar n’est pas nécessairement illégal au regard du droit français. Certes, la rémunération ne viendra pas directement du Kremlin, mais par le biais d’une société russe – aucune grande entreprise n’est vraiment indépendante du pouvoir politique – ou, plus indirectement, par une entité d’un pays tiers par le détour d’une multitude d’intermédiaires. Or, si vous êtes un ancien ministre, un ancien président, un ancien parlementaire ou un ancien haut fonctionnaire civil ou militaire, cela me paraît poser un problème. Je plaide depuis longtemps pour que la loi l’interdise. Je l’avais préconisé lors de mon audition par la commission de l’Assemblée nationale sur les ingérences étrangères. On devrait au moins encadrer ces pratiques en exigeant une totale transparence, car des individus continuent aujourd’hui à diffuser ouvertement la propagande prorusse en France, profitant de l’absence d’un tel cadre juridique. Cette impunité est intolérable en temps de guerre.

Poutine se pose également en défenseur des valeurs conservatrices comme la famille, la patrie, etc., face à ce qu’il nomme la décadence de l’Occident. Cela peut-il trouver un écho auprès d’un public occidental en mal de repères, qui attendrait l’homme ou la femme providentiel qui réglera tous leurs problèmes ?

Des électeurs proches de l’extrême droite ou de la droite conservatrice peuvent être sensibles à un tel discours qui s’oppose à l’idéologie woke ou au mouvement LGBT. En réalité, ce courant s’inscrit dans l’héritage des traditionalistes français du XVIIIe ou du XIXe siècle, comme Joseph de Maistre ou Bonald, mais aussi dans le régime de Vichy. Or, en Russie, ce n’est qu’un discours. Poutine a été furieux lorsqu’ont éclaté le scandale des orgies sexuelles et l’étalement du luxe des élites au pouvoir qui en disaient long sur le comportement des oligarques et des mafieux entourant le président russe. Poutine lui-même n’est pas le parangon de la défense de la famille propre au conservatisme classique.

Aujourd’hui, la Syrie est devenue un narco-État

Dans votre livre, vous considérez que la guerre en Syrie, qui a fait 1 million de victimes, a été un « point de rupture » dans les relations internationales. Pourquoi?

D’abord parce que le refus d’intervenir du président Obama en 2013, après l’attaque chimique sur la Ghouta, a laissé les mains libres à Poutine. Il a vu que ses supposées lignes rouges étaient un tigre de papier. Même si nul ne peut en avoir la certitude absolue, je pense que, s’il n’y avait pas eu 2013, il n’y aurait pas eu 2014, autrement dit Poutine n’aurait pas osé attaquer l’Ukraine. La réaction des Occidentaux, notamment des Américains, mis à part François Hollande, devant ces crimes massifs a été l’indifférence. Leur poursuite en 2015 et 2016, avec la culmination dans l’horreur en direct qu’ont été le siège puis la prise d’Alep, a été permise par le refus de toute intervention alors même que des généraux, notamment américains, plaidaient en faveur d’une zone de non-survol. Nous avons laissé massacrer une population sous nos yeux, sans réagir. Je me souviens d’Emmanuel Macron disant qu’Assad était l’ennemi du peuple syrien, non celui de la France. Or, quand quelqu’un commet des crimes contre l’humanité, il devient l’ennemi de toutes les nations, en particulier de tous les États parties au statut de Rome de la Cour pénale internationale, même s’il n’y a pas eu pour l’instant d’inculpation du leader syrien pour des raisons juridiques. La propagande suggérait qu’il valait mieux avoir Assad que Daech.

C’est le mythe de la stabilité que vous critiquez dans votre ouvrage ?

C’était le dilemme dans lequel Assad voulait enfermer les Occidentaux, en posant qu’entre lui et Daech il n’y avait rien. Or, c’est lui qui a libéré les djihadistes ayant rejoint l’État islamique et qui a emprisonné et massacré tous ses opposants modérés qu’ils soient musulmans, chrétiens, communistes, athées… Aujourd’hui, la Syrie est devenue un narco-État, premier producteur du captagon, une drogue de synthèse qui représente une menace sécuritaire pour l’ensemble de la région.

Dans votre livre, vous introduisez la notion de mal pour juger les massacres commis par Poutine, passant de Raymond Aron à Hannah Arendt. Qu’entendez-vous par là, car elle n’est pas utilisée dans l’analyse des relations internationales ?

Il est vrai que le mal a, disons, mauvaise presse, parce que cette notion est employée à tort et à travers, notamment par les dirigeants américains, qui ont parlé d’ « empire du mal » et d’« axe du mal », désignant indistinctement des États sans nécessairement déterminer la raison profonde pour laquelle la notion était appliquée. D’une part, le mal est lié à la violation massive, continue et délibérée des règles de base du droit international et à la perpétuation systématique de crimes de masse. Certes, c’est une notion philosophique et morale, mais elle permet de distinguer concrètement le bien et le mal, au regard du droit international et surtout de comprendre les intentions de ces régimes caractérisés par le mal absolu. Ils visent à détruire l’être humain en tant que telle, dans ce qu’il a d’unique. Il y a un moment où on ne peut plus relativiser. Toute guerre est certes horrible, mais certaines le sont plus que d’autres en raison de la destruction absolue qui en est le cœur et le principe. Celle menée par Hitler avait mis en son centre la Shoah. Poutine a martelé sa volonté de détruire complètement la nation ukrainienne. Assad, aidé par Poutine et l’Iran, a voulu détruire le peuple syrien avec sa politique de torture massive et d’extermination radicale de ses opposants. Or, nos politiques et stratèges éprouvent des difficultés à comprendre ce qui est radical et finalement nihiliste. Ils préfèrent enfermer le mal absolu dans le relatif – d’où la tentation de faire de la guerre russe contre l’Ukraine une guerre comme une autre, comme si elle était d’abord classique et territoriale.

D’où votre justification de refuser toute négociation avec Moscou. La Russie doit perdre cette guerre ?

Oui, sinon elle continuera à exercer son emprise, non seulement sur l’Ukraine, mais aussi sur la Géorgie, la Biélorussie, la Syrie, certains États d’Afrique, etc. Que signifierait l’ouverture de négociations ? D’abord une trahison de la parole des dirigeants occidentaux, Macron compris, qui ont assuré que l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Ukraine n’étaient pas négociables. Négocier signifierait, in fine, admettre la remise en question des frontières par la force. Ce serait un précédent qui encouragerait la Chine à envahir Taïwan. Comment alors obtenir que les criminels de guerre soient jugés et les dommages de guerre payés, comme l’ont exigé nos dirigeants ? En revanche, avec une capitulation, les Occidentaux seront en position de force pour imposer les termes et le contenu d’un accord, comme ce fut le cas avec l’Allemagne et le Japon après la fin de la Seconde Guerre mondiale.

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Nicolas Tenzer « Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée
stratégique », éd. L’Observatoire, 602 pages, 28 euros.

La réalité du régime de Poutine

La réalité du régime de Poutine

Par Nicolas Tenzer, géopolitologue, (enseignant à Sciences Po)

Interview dans « la tribune »
Le 24 février, cela fait  deux ans que la Russie a envahi l’Ukraine. Quel bilan tirez-vous de cette guerre ?

NICOLAS TENZER – En réalité, cela ne fait pas deux ans mais dix ans que dure ce conflit. Dès 2014, la Crimée a été occupée et prétendument annexée – première révision des frontières par la force en Europe, hors Seconde Guerre mondiale, depuis l’annexion des Sudètes par Hitler -, les troupes russes sont entrées dans le Donbass et elles ont fait main basse sur une partie des régions de Donetsk et Louhansk. Déjà, entre 2014 et février 2022, le conflit avait coûté la vie à 14. 000 personnes. Mais la guerre totale lancée par Poutine le 24 février 2022 est un coup de force sans commune mesure, dont le premier bilan – il faut toujours commencer par là – s’établit à partir des quatre catégories de crimes imprescriptibles, massifs et tous documentés commis par les Russes : crimes de guerre, crimes contre l’humanité, crime de génocide et, bien sûr, crime d’agression, qui a permis tous les autres. Toutes les nations civilisées doivent prendre la mesure de ces massacres alors que beaucoup répètent à l’envi, en faisant une moquerie, le « plus jamais ça » entendu après Auschwitz, le Rwanda et Srebrenica… Pour la seule ville de Marioupol, les 50 .000 morts, selon des estimations crédibles, représentent environ 100 fois Oradour-sur-Glane.

Ensuite, nous devons parler sans cesse de l’extraordinaire résistance des Ukrainiens. Leur courage m’a frappé chaque fois que je suis retourné là-bas depuis le 24 février. Ils savent qu’ils ne peuvent pas abandonner, car cela signerait leur arrêt de mort à tous. Cette vaillance et cette conscience historique uniques ne sont pas en contradiction avec un traumatisme profond dont les effets vont perdurer durant des décennies, non seulement pour les combattants, avec les syndromes post-traumatiques classiques, mais aussi pour la population civile qui ne dort plus et dont la possible mort venue du ciel est comme une compagne perpétuelle. Ce qui m’a le plus marqué, ce sont les témoignages d’enfants, parfois d’à peine 6 ans, qui ont vu les horreurs de la guerre, a fortiori ceux qui ont perdu un père ou une mère, un frère ou une sœur, et qui en parlent avec la maturité d’un adulte. C’est un peuple qui n’aura pas eu d’enfance et qui n’aura plus jamais d’innocence. Aujourd’hui, près de 70 % des Ukrainiens comptent parmi leurs très proches un mort ou un mutilé à vie, qui a perdu une partie de son corps ou de son visage. C’est une situation semblable à celle qu’ont vécue en France les familles après la guerre de 14-18.

Enfin, je retiendrai la conviction des Ukrainiens, notamment des autorités, qu’ils devront à l’avenir ne compter que sur eux-mêmes pour assurer leur sécurité. Ils sont reconnaissants envers les États-Unis et les Européens, sans l’aide desquels ils n’auraient pas tenu. Mais outre la situation humiliante de devoir la demander, en particulier pour le président Zelensky, ils ont aussi ressenti une certaine indifférence des Alliés devant ces dizaines de milliers de vies sacrifiées en raison de la lenteur des livraisons d’armes. Je ne pense pas que ce ressentiment, justifié, reste sans conséquence.

Dans votre ouvrage, vous critiquez la cécité des pays européens face aux intentions de Vladimir Poutine en raison de ce que vous appelez « la perte de l’intelligence du monde », et d’un « mauvais réalisme » de notre diplomatie…

Je le dis aussi bien des Européens que des Américains, et ce ne sont pas tous les pays européens. Les pays baltes, la Pologne, la République tchèque avaient compris. Emmanuel Macron a reconnu dans son discours du 31 mai 2023 à Bratislava qu’on aurait dû les écouter. Mais globalement, nos dirigeants et leurs conseillers ont commis une faute intellectuelle dans l’analyse de la politique internationale, en ne percevant pas la signification profonde de la violation par Poutine du droit international et des crimes de guerre massifs qu’il a ordonnés depuis le début de la seconde guerre de Tchétchénie, puis en Géorgie, en Ukraine en 2014 et en Syrie, qui a été un point de bascule. Quand un État commet autant de crimes, cela signifie quelque chose. Le crime était le message et nous n’avons pas voulu l’entendre. Le fait que des dirigeants aient pu s’asseoir à la même table que Poutine, lui sourire, lui donner l’accolade et le tutoyer me paraît inconcevable. Ils ne comprenaient pas qu’ils se trouvaient devant l’un des pires criminels de l’histoire de l’humanité, au même titre qu’Abou Bakr al–Baghdadi, Ben Laden, Omar el-Béchir au Soudan, ou même un criminel de droit commun comme le mafieux Toto Riina. Quand le réel est vu à travers un pseudo-réalisme, pour parler comme Raymond Aron, l’oubli du crime annonce la faute stratégique. L’échelle des crimes commis est indicatrice d’une menace d’une ampleur inédite. Or, ces dirigeants ont fait de la Russie un régime normal, juste un peu plus « autoritaire », et non pas un régime hors norme par sa volonté de destruction radicale et sa nature totalitaire. Ils ont fait de Poutine une sorte de Bismarck alors qu’ils auraient dû y voir Hitler.

Deuxièmement, en ignorant la volonté du président russe de remettre radicalement en cause l’ordre international, les dirigeants occidentaux ont tenté coûte que coûte d’obtenir une paix illusoire sans voir que cela les affaiblissait et préparait une guerre encore plus terrible et plus compliquée à contrer. N’ayant pas perçu la réalité du régime, ils n’ont pas compris que la notion de négociation, d’accord de paix, de compromis perdait son sens. On l’a vu avec le « reset » lancé en 2009 par Barack Obama et Hillary Clinton, secrétaire d’État à l’époque, et avec l’idée fumeuse d’architecture de sécurité et de confiance – l’usage de ce dernier mot synthétise la faute de perception. Emmanuel Macron, victime lors de la campagne présidentielle de 2017 des Macron Leaks, ce qu’il a rappelé à Poutine lorsqu’il l’a reçu à Versailles, a fait preuve jusqu’à récemment d’une tolérance incroyable envers les attaques de la Russie sur le territoire français, sans beaucoup d’attention à l’égard des personnes ciblées par les attaques russes. Comme s’il fallait à tout prix, selon un mot entendu à l’époque, ne pas « endommager la relation franco-russe ». Nous payons ces fautes au prix fort et, aujourd’hui encore, nous ne sommes que moyennement sérieux.

Si Poutine avait été rationnel en valeur, il aurait poursuivi la politique de coopération avec l’Europe, les États-Unis et les institutions internationales

Les dirigeants occidentaux pensent que les régimes dictatoriaux réfléchissent comme nous selon leurs intérêts, avec une rationalité commune. Or, vous expliquez dans votre livre que c’est faux…

C’est un point important, qui suppose de revoir la distinction entre rationalité en valeur et rationalité instrumentale introduite par Max Weber. La rationalité instrumentale de Vladimir Poutine vise avant tout à atteindre ses objectifs. Il saisit avec beaucoup d’intelligence toutes les opportunités et sait profiter de nos faiblesses. Mais cette rationalité instrumentale est orientée vers un but qui n’est pas rationnel en soi. L’intérêt dont il se réclame est purement idéologique – car il y a bien une idéologie poutinienne même s’il n’existe pas de Manifeste du Parti communiste, de Petit Livre rouge ou de Mein Kampf qui l’explicite. Si Poutine avait été rationnel en valeur, il aurait poursuivi la politique de coopération avec l’Europe, les États-Unis et les institutions internationales. L’Otan comme l’UE avaient tendu la main : rappelons-nous l’Acte fondateur en 1997 entre l’Otan et Boris Eltsine, ou la « Russia First policy » de l’UE. Entre 2000 et 2014, on a privilégié la Russie par rapport aux autres pays en matière de coopération. Même l’agression militaire russe contre la Géorgie en 2008 n’a pas interrompu cette coopération. Moscou a pu bénéficier de prêts du FMI et de la Banque mondiale et d’aides de la Banque européenne de reconstruction et de développement (Berd). Si Poutine avait réellement voulu faire le bonheur de son peuple et développer son économie, il aurait saisi ces opportunités, d’autant qu’il bénéficiait à l’époque d’importants revenus dus au cours élevé des matières premières, notamment le pétrole et le gaz. Or, plutôt que d’investir dans l’éducation, la recherche, les infrastructures, la santé, etc., il a préféré consacrer plus de 7 % du PIB au secteur de la défense malgré une économie qui se situe au niveau de celle de l’Espagne. Il a également affecté plus de 3 milliards de dollars par an au développement d’un réseau de propagande pour diffuser sa vision idéologique et légitimer sa politique d’agression hors de Russie, y compris par des actions ciblées de corruption.

Le rôle joué par l’idéologie dans la politique de Poutine vous semble-t-il sous-estimé ?

Beaucoup d’analystes de politique étrangère n’y prêtent pas plus d’attention qu’aux crimes et aux violations du droit international. Pourtant, comme le remarquait Raymond Aron à propos de l’URSS, sans l’idéologie communiste, la politique russe aurait été complètement différente. Faute d’intelligence ou de lectures, ils n’ont pas voulu comprendre les racines idéologiques du poutinisme, mixture assez indigeste d’eurasianisme, de slavophilie, de nationalisme, d’antisémitisme, de paganisme et de culte de la mort. On raisonne encore comme si les intérêts de la Russie s’inscrivaient dans une continuité historique selon laquelle, si les tsars étaient restés à la tête du pays, ils auraient agi de la même manière. Il y a là la persistance d’une forme de romantisme un peu mièvre, comme une image chromo. Considérer ces mythologies d’une grande Russie, comme d’une Perse millénaire ou d’une Chine éternelle, est non seulement une façon d’essentialiser les pays et de fabriquer la légende d’une prétendue âme des peuples, mais revient aussi à dénier à chaque régime une spécificité. Surtout, cela sert les régimes dictatoriaux car cela noie leurs crimes sous un magma historique.

Cette idéologie russe bénéficie également du relais d’acteurs occidentaux influencés par le Kremlin ?

Concrètement, la corruption intellectuelle d’une grande partie des élites de la classe politique, sans parler des milieux entrepreneuriaux, et d’une partie des milieux universitaires a été massive dans de nombreux pays européens, notamment en France. Cette corruption intellectuelle s’accompagne bien sûr de cadeaux matériels, par exemple lorsque des hommes politiques sont rémunérés pour leurs activités de consultant ou de lobbying. Mener un travail de consultant pour la Russie, la Chine, la Turquie, l’Azerbaïdjan ou le Qatar n’est pas nécessairement illégal au regard du droit français. Certes, la rémunération ne viendra pas directement du Kremlin, mais par le biais d’une société russe – aucune grande entreprise n’est vraiment indépendante du pouvoir politique – ou, plus indirectement, par une entité d’un pays tiers par le détour d’une multitude d’intermédiaires. Or, si vous êtes un ancien ministre, un ancien président, un ancien parlementaire ou un ancien haut fonctionnaire civil ou militaire, cela me paraît poser un problème. Je plaide depuis longtemps pour que la loi l’interdise. Je l’avais préconisé lors de mon audition par la commission de l’Assemblée nationale sur les ingérences étrangères. On devrait au moins encadrer ces pratiques en exigeant une totale transparence, car des individus continuent aujourd’hui à diffuser ouvertement la propagande prorusse en France, profitant de l’absence d’un tel cadre juridique. Cette impunité est intolérable en temps de guerre.

Poutine se pose également en défenseur des valeurs conservatrices comme la famille, la patrie, etc., face à ce qu’il nomme la décadence de l’Occident. Cela peut-il trouver un écho auprès d’un public occidental en mal de repères, qui attendrait l’homme ou la femme providentiel qui réglera tous leurs problèmes ?

Des électeurs proches de l’extrême droite ou de la droite conservatrice peuvent être sensibles à un tel discours qui s’oppose à l’idéologie woke ou au mouvement LGBT. En réalité, ce courant s’inscrit dans l’héritage des traditionalistes français du XVIIIe ou du XIXe siècle, comme Joseph de Maistre ou Bonald, mais aussi dans le régime de Vichy. Or, en Russie, ce n’est qu’un discours. Poutine a été furieux lorsqu’ont éclaté le scandale des orgies sexuelles et l’étalement du luxe des élites au pouvoir qui en disaient long sur le comportement des oligarques et des mafieux entourant le président russe. Poutine lui-même n’est pas le parangon de la défense de la famille propre au conservatisme classique.

Aujourd’hui, la Syrie est devenue un narco-État

Dans votre livre, vous considérez que la guerre en Syrie, qui a fait 1 million de victimes, a été un « point de rupture » dans les relations internationales. Pourquoi?

D’abord parce que le refus d’intervenir du président Obama en 2013, après l’attaque chimique sur la Ghouta, a laissé les mains libres à Poutine. Il a vu que ses supposées lignes rouges étaient un tigre de papier. Même si nul ne peut en avoir la certitude absolue, je pense que, s’il n’y avait pas eu 2013, il n’y aurait pas eu 2014, autrement dit Poutine n’aurait pas osé attaquer l’Ukraine. La réaction des Occidentaux, notamment des Américains, mis à part François Hollande, devant ces crimes massifs a été l’indifférence. Leur poursuite en 2015 et 2016, avec la culmination dans l’horreur en direct qu’ont été le siège puis la prise d’Alep, a été permise par le refus de toute intervention alors même que des généraux, notamment américains, plaidaient en faveur d’une zone de non-survol. Nous avons laissé massacrer une population sous nos yeux, sans réagir. Je me souviens d’Emmanuel Macron disant qu’Assad était l’ennemi du peuple syrien, non celui de la France. Or, quand quelqu’un commet des crimes contre l’humanité, il devient l’ennemi de toutes les nations, en particulier de tous les États parties au statut de Rome de la Cour pénale internationale, même s’il n’y a pas eu pour l’instant d’inculpation du leader syrien pour des raisons juridiques. La propagande suggérait qu’il valait mieux avoir Assad que Daech.

C’est le mythe de la stabilité que vous critiquez dans votre ouvrage ?

C’était le dilemme dans lequel Assad voulait enfermer les Occidentaux, en posant qu’entre lui et Daech il n’y avait rien. Or, c’est lui qui a libéré les djihadistes ayant rejoint l’État islamique et qui a emprisonné et massacré tous ses opposants modérés qu’ils soient musulmans, chrétiens, communistes, athées… Aujourd’hui, la Syrie est devenue un narco-État, premier producteur du captagon, une drogue de synthèse qui représente une menace sécuritaire pour l’ensemble de la région.

Dans votre livre, vous introduisez la notion de mal pour juger les massacres commis par Poutine, passant de Raymond Aron à Hannah Arendt. Qu’entendez-vous par là, car elle n’est pas utilisée dans l’analyse des relations internationales ?

Il est vrai que le mal a, disons, mauvaise presse, parce que cette notion est employée à tort et à travers, notamment par les dirigeants américains, qui ont parlé d’ « empire du mal » et d’« axe du mal », désignant indistinctement des États sans nécessairement déterminer la raison profonde pour laquelle la notion était appliquée. D’une part, le mal est lié à la violation massive, continue et délibérée des règles de base du droit international et à la perpétuation systématique de crimes de masse. Certes, c’est une notion philosophique et morale, mais elle permet de distinguer concrètement le bien et le mal, au regard du droit international et surtout de comprendre les intentions de ces régimes caractérisés par le mal absolu. Ils visent à détruire l’être humain en tant que telle, dans ce qu’il a d’unique. Il y a un moment où on ne peut plus relativiser. Toute guerre est certes horrible, mais certaines le sont plus que d’autres en raison de la destruction absolue qui en est le cœur et le principe. Celle menée par Hitler avait mis en son centre la Shoah. Poutine a martelé sa volonté de détruire complètement la nation ukrainienne. Assad, aidé par Poutine et l’Iran, a voulu détruire le peuple syrien avec sa politique de torture massive et d’extermination radicale de ses opposants. Or, nos politiques et stratèges éprouvent des difficultés à comprendre ce qui est radical et finalement nihiliste. Ils préfèrent enfermer le mal absolu dans le relatif – d’où la tentation de faire de la guerre russe contre l’Ukraine une guerre comme une autre, comme si elle était d’abord classique et territoriale.

D’où votre justification de refuser toute négociation avec Moscou. La Russie doit perdre cette guerre ?

Oui, sinon elle continuera à exercer son emprise, non seulement sur l’Ukraine, mais aussi sur la Géorgie, la Biélorussie, la Syrie, certains États d’Afrique, etc. Que signifierait l’ouverture de négociations ? D’abord une trahison de la parole des dirigeants occidentaux, Macron compris, qui ont assuré que l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Ukraine n’étaient pas négociables. Négocier signifierait, in fine, admettre la remise en question des frontières par la force. Ce serait un précédent qui encouragerait la Chine à envahir Taïwan. Comment alors obtenir que les criminels de guerre soient jugés et les dommages de guerre payés, comme l’ont exigé nos dirigeants ? En revanche, avec une capitulation, les Occidentaux seront en position de force pour imposer les termes et le contenu d’un accord, comme ce fut le cas avec l’Allemagne et le Japon après la fin de la Seconde Guerre mondiale.

_____

Nicolas Tenzer « Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée
stratégique », éd. L’Observatoire, 602 pages, 28 euros.

Politique-La réalité du régime de Poutine sous-estimée

Politique-La réalité du régime de Poutine sous-estimée

Par Nicolas Tenzer, géopolitologue, (enseignant à Sciences Po)

Interview dans « la tribune »
Le 24 février, cela fait  deux ans que la Russie a envahi l’Ukraine. Quel bilan tirez-vous de cette guerre ?

NICOLAS TENZER – En réalité, cela ne fait pas deux ans mais dix ans que dure ce conflit. Dès 2014, la Crimée a été occupée et prétendument annexée – première révision des frontières par la force en Europe, hors Seconde Guerre mondiale, depuis l’annexion des Sudètes par Hitler -, les troupes russes sont entrées dans le Donbass et elles ont fait main basse sur une partie des régions de Donetsk et Louhansk. Déjà, entre 2014 et février 2022, le conflit avait coûté la vie à 14. 000 personnes. Mais la guerre totale lancée par Poutine le 24 février 2022 est un coup de force sans commune mesure, dont le premier bilan – il faut toujours commencer par là – s’établit à partir des quatre catégories de crimes imprescriptibles, massifs et tous documentés commis par les Russes : crimes de guerre, crimes contre l’humanité, crime de génocide et, bien sûr, crime d’agression, qui a permis tous les autres. Toutes les nations civilisées doivent prendre la mesure de ces massacres alors que beaucoup répètent à l’envi, en faisant une moquerie, le « plus jamais ça » entendu après Auschwitz, le Rwanda et Srebrenica… Pour la seule ville de Marioupol, les 50 .000 morts, selon des estimations crédibles, représentent environ 100 fois Oradour-sur-Glane.

Ensuite, nous devons parler sans cesse de l’extraordinaire résistance des Ukrainiens. Leur courage m’a frappé chaque fois que je suis retourné là-bas depuis le 24 février. Ils savent qu’ils ne peuvent pas abandonner, car cela signerait leur arrêt de mort à tous. Cette vaillance et cette conscience historique uniques ne sont pas en contradiction avec un traumatisme profond dont les effets vont perdurer durant des décennies, non seulement pour les combattants, avec les syndromes post-traumatiques classiques, mais aussi pour la population civile qui ne dort plus et dont la possible mort venue du ciel est comme une compagne perpétuelle. Ce qui m’a le plus marqué, ce sont les témoignages d’enfants, parfois d’à peine 6 ans, qui ont vu les horreurs de la guerre, a fortiori ceux qui ont perdu un père ou une mère, un frère ou une sœur, et qui en parlent avec la maturité d’un adulte. C’est un peuple qui n’aura pas eu d’enfance et qui n’aura plus jamais d’innocence. Aujourd’hui, près de 70 % des Ukrainiens comptent parmi leurs très proches un mort ou un mutilé à vie, qui a perdu une partie de son corps ou de son visage. C’est une situation semblable à celle qu’ont vécue en France les familles après la guerre de 14-18.

Enfin, je retiendrai la conviction des Ukrainiens, notamment des autorités, qu’ils devront à l’avenir ne compter que sur eux-mêmes pour assurer leur sécurité. Ils sont reconnaissants envers les États-Unis et les Européens, sans l’aide desquels ils n’auraient pas tenu. Mais outre la situation humiliante de devoir la demander, en particulier pour le président Zelensky, ils ont aussi ressenti une certaine indifférence des Alliés devant ces dizaines de milliers de vies sacrifiées en raison de la lenteur des livraisons d’armes. Je ne pense pas que ce ressentiment, justifié, reste sans conséquence.

Dans votre ouvrage, vous critiquez la cécité des pays européens face aux intentions de Vladimir Poutine en raison de ce que vous appelez « la perte de l’intelligence du monde », et d’un « mauvais réalisme » de notre diplomatie…

Je le dis aussi bien des Européens que des Américains, et ce ne sont pas tous les pays européens. Les pays baltes, la Pologne, la République tchèque avaient compris. Emmanuel Macron a reconnu dans son discours du 31 mai 2023 à Bratislava qu’on aurait dû les écouter. Mais globalement, nos dirigeants et leurs conseillers ont commis une faute intellectuelle dans l’analyse de la politique internationale, en ne percevant pas la signification profonde de la violation par Poutine du droit international et des crimes de guerre massifs qu’il a ordonnés depuis le début de la seconde guerre de Tchétchénie, puis en Géorgie, en Ukraine en 2014 et en Syrie, qui a été un point de bascule. Quand un État commet autant de crimes, cela signifie quelque chose. Le crime était le message et nous n’avons pas voulu l’entendre. Le fait que des dirigeants aient pu s’asseoir à la même table que Poutine, lui sourire, lui donner l’accolade et le tutoyer me paraît inconcevable. Ils ne comprenaient pas qu’ils se trouvaient devant l’un des pires criminels de l’histoire de l’humanité, au même titre qu’Abou Bakr al–Baghdadi, Ben Laden, Omar el-Béchir au Soudan, ou même un criminel de droit commun comme le mafieux Toto Riina. Quand le réel est vu à travers un pseudo-réalisme, pour parler comme Raymond Aron, l’oubli du crime annonce la faute stratégique. L’échelle des crimes commis est indicatrice d’une menace d’une ampleur inédite. Or, ces dirigeants ont fait de la Russie un régime normal, juste un peu plus « autoritaire », et non pas un régime hors norme par sa volonté de destruction radicale et sa nature totalitaire. Ils ont fait de Poutine une sorte de Bismarck alors qu’ils auraient dû y voir Hitler.

Deuxièmement, en ignorant la volonté du président russe de remettre radicalement en cause l’ordre international, les dirigeants occidentaux ont tenté coûte que coûte d’obtenir une paix illusoire sans voir que cela les affaiblissait et préparait une guerre encore plus terrible et plus compliquée à contrer. N’ayant pas perçu la réalité du régime, ils n’ont pas compris que la notion de négociation, d’accord de paix, de compromis perdait son sens. On l’a vu avec le « reset » lancé en 2009 par Barack Obama et Hillary Clinton, secrétaire d’État à l’époque, et avec l’idée fumeuse d’architecture de sécurité et de confiance – l’usage de ce dernier mot synthétise la faute de perception. Emmanuel Macron, victime lors de la campagne présidentielle de 2017 des Macron Leaks, ce qu’il a rappelé à Poutine lorsqu’il l’a reçu à Versailles, a fait preuve jusqu’à récemment d’une tolérance incroyable envers les attaques de la Russie sur le territoire français, sans beaucoup d’attention à l’égard des personnes ciblées par les attaques russes. Comme s’il fallait à tout prix, selon un mot entendu à l’époque, ne pas « endommager la relation franco-russe ». Nous payons ces fautes au prix fort et, aujourd’hui encore, nous ne sommes que moyennement sérieux.

Si Poutine avait été rationnel en valeur, il aurait poursuivi la politique de coopération avec l’Europe, les États-Unis et les institutions internationales

Les dirigeants occidentaux pensent que les régimes dictatoriaux réfléchissent comme nous selon leurs intérêts, avec une rationalité commune. Or, vous expliquez dans votre livre que c’est faux…

C’est un point important, qui suppose de revoir la distinction entre rationalité en valeur et rationalité instrumentale introduite par Max Weber. La rationalité instrumentale de Vladimir Poutine vise avant tout à atteindre ses objectifs. Il saisit avec beaucoup d’intelligence toutes les opportunités et sait profiter de nos faiblesses. Mais cette rationalité instrumentale est orientée vers un but qui n’est pas rationnel en soi. L’intérêt dont il se réclame est purement idéologique – car il y a bien une idéologie poutinienne même s’il n’existe pas de Manifeste du Parti communiste, de Petit Livre rouge ou de Mein Kampf qui l’explicite. Si Poutine avait été rationnel en valeur, il aurait poursuivi la politique de coopération avec l’Europe, les États-Unis et les institutions internationales. L’Otan comme l’UE avaient tendu la main : rappelons-nous l’Acte fondateur en 1997 entre l’Otan et Boris Eltsine, ou la « Russia First policy » de l’UE. Entre 2000 et 2014, on a privilégié la Russie par rapport aux autres pays en matière de coopération. Même l’agression militaire russe contre la Géorgie en 2008 n’a pas interrompu cette coopération. Moscou a pu bénéficier de prêts du FMI et de la Banque mondiale et d’aides de la Banque européenne de reconstruction et de développement (Berd). Si Poutine avait réellement voulu faire le bonheur de son peuple et développer son économie, il aurait saisi ces opportunités, d’autant qu’il bénéficiait à l’époque d’importants revenus dus au cours élevé des matières premières, notamment le pétrole et le gaz. Or, plutôt que d’investir dans l’éducation, la recherche, les infrastructures, la santé, etc., il a préféré consacrer plus de 7 % du PIB au secteur de la défense malgré une économie qui se situe au niveau de celle de l’Espagne. Il a également affecté plus de 3 milliards de dollars par an au développement d’un réseau de propagande pour diffuser sa vision idéologique et légitimer sa politique d’agression hors de Russie, y compris par des actions ciblées de corruption.

Le rôle joué par l’idéologie dans la politique de Poutine vous semble-t-il sous-estimé ?

Beaucoup d’analystes de politique étrangère n’y prêtent pas plus d’attention qu’aux crimes et aux violations du droit international. Pourtant, comme le remarquait Raymond Aron à propos de l’URSS, sans l’idéologie communiste, la politique russe aurait été complètement différente. Faute d’intelligence ou de lectures, ils n’ont pas voulu comprendre les racines idéologiques du poutinisme, mixture assez indigeste d’eurasianisme, de slavophilie, de nationalisme, d’antisémitisme, de paganisme et de culte de la mort. On raisonne encore comme si les intérêts de la Russie s’inscrivaient dans une continuité historique selon laquelle, si les tsars étaient restés à la tête du pays, ils auraient agi de la même manière. Il y a là la persistance d’une forme de romantisme un peu mièvre, comme une image chromo. Considérer ces mythologies d’une grande Russie, comme d’une Perse millénaire ou d’une Chine éternelle, est non seulement une façon d’essentialiser les pays et de fabriquer la légende d’une prétendue âme des peuples, mais revient aussi à dénier à chaque régime une spécificité. Surtout, cela sert les régimes dictatoriaux car cela noie leurs crimes sous un magma historique.

Cette idéologie russe bénéficie également du relais d’acteurs occidentaux influencés par le Kremlin ?

Concrètement, la corruption intellectuelle d’une grande partie des élites de la classe politique, sans parler des milieux entrepreneuriaux, et d’une partie des milieux universitaires a été massive dans de nombreux pays européens, notamment en France. Cette corruption intellectuelle s’accompagne bien sûr de cadeaux matériels, par exemple lorsque des hommes politiques sont rémunérés pour leurs activités de consultant ou de lobbying. Mener un travail de consultant pour la Russie, la Chine, la Turquie, l’Azerbaïdjan ou le Qatar n’est pas nécessairement illégal au regard du droit français. Certes, la rémunération ne viendra pas directement du Kremlin, mais par le biais d’une société russe – aucune grande entreprise n’est vraiment indépendante du pouvoir politique – ou, plus indirectement, par une entité d’un pays tiers par le détour d’une multitude d’intermédiaires. Or, si vous êtes un ancien ministre, un ancien président, un ancien parlementaire ou un ancien haut fonctionnaire civil ou militaire, cela me paraît poser un problème. Je plaide depuis longtemps pour que la loi l’interdise. Je l’avais préconisé lors de mon audition par la commission de l’Assemblée nationale sur les ingérences étrangères. On devrait au moins encadrer ces pratiques en exigeant une totale transparence, car des individus continuent aujourd’hui à diffuser ouvertement la propagande prorusse en France, profitant de l’absence d’un tel cadre juridique. Cette impunité est intolérable en temps de guerre.

Poutine se pose également en défenseur des valeurs conservatrices comme la famille, la patrie, etc., face à ce qu’il nomme la décadence de l’Occident. Cela peut-il trouver un écho auprès d’un public occidental en mal de repères, qui attendrait l’homme ou la femme providentiel qui réglera tous leurs problèmes ?

Des électeurs proches de l’extrême droite ou de la droite conservatrice peuvent être sensibles à un tel discours qui s’oppose à l’idéologie woke ou au mouvement LGBT. En réalité, ce courant s’inscrit dans l’héritage des traditionalistes français du XVIIIe ou du XIXe siècle, comme Joseph de Maistre ou Bonald, mais aussi dans le régime de Vichy. Or, en Russie, ce n’est qu’un discours. Poutine a été furieux lorsqu’ont éclaté le scandale des orgies sexuelles et l’étalement du luxe des élites au pouvoir qui en disaient long sur le comportement des oligarques et des mafieux entourant le président russe. Poutine lui-même n’est pas le parangon de la défense de la famille propre au conservatisme classique.

Aujourd’hui, la Syrie est devenue un narco-État

Dans votre livre, vous considérez que la guerre en Syrie, qui a fait 1 million de victimes, a été un « point de rupture » dans les relations internationales. Pourquoi?

D’abord parce que le refus d’intervenir du président Obama en 2013, après l’attaque chimique sur la Ghouta, a laissé les mains libres à Poutine. Il a vu que ses supposées lignes rouges étaient un tigre de papier. Même si nul ne peut en avoir la certitude absolue, je pense que, s’il n’y avait pas eu 2013, il n’y aurait pas eu 2014, autrement dit Poutine n’aurait pas osé attaquer l’Ukraine. La réaction des Occidentaux, notamment des Américains, mis à part François Hollande, devant ces crimes massifs a été l’indifférence. Leur poursuite en 2015 et 2016, avec la culmination dans l’horreur en direct qu’ont été le siège puis la prise d’Alep, a été permise par le refus de toute intervention alors même que des généraux, notamment américains, plaidaient en faveur d’une zone de non-survol. Nous avons laissé massacrer une population sous nos yeux, sans réagir. Je me souviens d’Emmanuel Macron disant qu’Assad était l’ennemi du peuple syrien, non celui de la France. Or, quand quelqu’un commet des crimes contre l’humanité, il devient l’ennemi de toutes les nations, en particulier de tous les États parties au statut de Rome de la Cour pénale internationale, même s’il n’y a pas eu pour l’instant d’inculpation du leader syrien pour des raisons juridiques. La propagande suggérait qu’il valait mieux avoir Assad que Daech.

C’est le mythe de la stabilité que vous critiquez dans votre ouvrage ?

C’était le dilemme dans lequel Assad voulait enfermer les Occidentaux, en posant qu’entre lui et Daech il n’y avait rien. Or, c’est lui qui a libéré les djihadistes ayant rejoint l’État islamique et qui a emprisonné et massacré tous ses opposants modérés qu’ils soient musulmans, chrétiens, communistes, athées… Aujourd’hui, la Syrie est devenue un narco-État, premier producteur du captagon, une drogue de synthèse qui représente une menace sécuritaire pour l’ensemble de la région.

Dans votre livre, vous introduisez la notion de mal pour juger les massacres commis par Poutine, passant de Raymond Aron à Hannah Arendt. Qu’entendez-vous par là, car elle n’est pas utilisée dans l’analyse des relations internationales ?

Il est vrai que le mal a, disons, mauvaise presse, parce que cette notion est employée à tort et à travers, notamment par les dirigeants américains, qui ont parlé d’ « empire du mal » et d’« axe du mal », désignant indistinctement des États sans nécessairement déterminer la raison profonde pour laquelle la notion était appliquée. D’une part, le mal est lié à la violation massive, continue et délibérée des règles de base du droit international et à la perpétuation systématique de crimes de masse. Certes, c’est une notion philosophique et morale, mais elle permet de distinguer concrètement le bien et le mal, au regard du droit international et surtout de comprendre les intentions de ces régimes caractérisés par le mal absolu. Ils visent à détruire l’être humain en tant que telle, dans ce qu’il a d’unique. Il y a un moment où on ne peut plus relativiser. Toute guerre est certes horrible, mais certaines le sont plus que d’autres en raison de la destruction absolue qui en est le cœur et le principe. Celle menée par Hitler avait mis en son centre la Shoah. Poutine a martelé sa volonté de détruire complètement la nation ukrainienne. Assad, aidé par Poutine et l’Iran, a voulu détruire le peuple syrien avec sa politique de torture massive et d’extermination radicale de ses opposants. Or, nos politiques et stratèges éprouvent des difficultés à comprendre ce qui est radical et finalement nihiliste. Ils préfèrent enfermer le mal absolu dans le relatif – d’où la tentation de faire de la guerre russe contre l’Ukraine une guerre comme une autre, comme si elle était d’abord classique et territoriale.

D’où votre justification de refuser toute négociation avec Moscou. La Russie doit perdre cette guerre ?

Oui, sinon elle continuera à exercer son emprise, non seulement sur l’Ukraine, mais aussi sur la Géorgie, la Biélorussie, la Syrie, certains États d’Afrique, etc. Que signifierait l’ouverture de négociations ? D’abord une trahison de la parole des dirigeants occidentaux, Macron compris, qui ont assuré que l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Ukraine n’étaient pas négociables. Négocier signifierait, in fine, admettre la remise en question des frontières par la force. Ce serait un précédent qui encouragerait la Chine à envahir Taïwan. Comment alors obtenir que les criminels de guerre soient jugés et les dommages de guerre payés, comme l’ont exigé nos dirigeants ? En revanche, avec une capitulation, les Occidentaux seront en position de force pour imposer les termes et le contenu d’un accord, comme ce fut le cas avec l’Allemagne et le Japon après la fin de la Seconde Guerre mondiale.

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Nicolas Tenzer « Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée
stratégique », éd. L’Observatoire, 602 pages, 28 euros.

La cécité de l’Europe face à Poutine

La réalité du régime de Poutine sous-estimée

Par Nicolas Tenzer, géopolitologue, enseignant à Sciences Po)

Interview dans « la tribune »
Le 24 février, cela fait  deux ans que la Russie a envahi l’Ukraine. Quel bilan tirez-vous de cette guerre ?

NICOLAS TENZER – En réalité, cela ne fait pas deux ans mais dix ans que dure ce conflit. Dès 2014, la Crimée a été occupée et prétendument annexée – première révision des frontières par la force en Europe, hors Seconde Guerre mondiale, depuis l’annexion des Sudètes par Hitler -, les troupes russes sont entrées dans le Donbass et elles ont fait main basse sur une partie des régions de Donetsk et Louhansk. Déjà, entre 2014 et février 2022, le conflit avait coûté la vie à 14. 000 personnes. Mais la guerre totale lancée par Poutine le 24 février 2022 est un coup de force sans commune mesure, dont le premier bilan – il faut toujours commencer par là – s’établit à partir des quatre catégories de crimes imprescriptibles, massifs et tous documentés commis par les Russes : crimes de guerre, crimes contre l’humanité, crime de génocide et, bien sûr, crime d’agression, qui a permis tous les autres. Toutes les nations civilisées doivent prendre la mesure de ces massacres alors que beaucoup répètent à l’envi, en faisant une moquerie, le « plus jamais ça » entendu après Auschwitz, le Rwanda et Srebrenica… Pour la seule ville de Marioupol, les 50 .000 morts, selon des estimations crédibles, représentent environ 100 fois Oradour-sur-Glane.

Ensuite, nous devons parler sans cesse de l’extraordinaire résistance des Ukrainiens. Leur courage m’a frappé chaque fois que je suis retourné là-bas depuis le 24 février. Ils savent qu’ils ne peuvent pas abandonner, car cela signerait leur arrêt de mort à tous. Cette vaillance et cette conscience historique uniques ne sont pas en contradiction avec un traumatisme profond dont les effets vont perdurer durant des décennies, non seulement pour les combattants, avec les syndromes post-traumatiques classiques, mais aussi pour la population civile qui ne dort plus et dont la possible mort venue du ciel est comme une compagne perpétuelle. Ce qui m’a le plus marqué, ce sont les témoignages d’enfants, parfois d’à peine 6 ans, qui ont vu les horreurs de la guerre, a fortiori ceux qui ont perdu un père ou une mère, un frère ou une sœur, et qui en parlent avec la maturité d’un adulte. C’est un peuple qui n’aura pas eu d’enfance et qui n’aura plus jamais d’innocence. Aujourd’hui, près de 70 % des Ukrainiens comptent parmi leurs très proches un mort ou un mutilé à vie, qui a perdu une partie de son corps ou de son visage. C’est une situation semblable à celle qu’ont vécue en France les familles après la guerre de 14-18.

Enfin, je retiendrai la conviction des Ukrainiens, notamment des autorités, qu’ils devront à l’avenir ne compter que sur eux-mêmes pour assurer leur sécurité. Ils sont reconnaissants envers les États-Unis et les Européens, sans l’aide desquels ils n’auraient pas tenu. Mais outre la situation humiliante de devoir la demander, en particulier pour le président Zelensky, ils ont aussi ressenti une certaine indifférence des Alliés devant ces dizaines de milliers de vies sacrifiées en raison de la lenteur des livraisons d’armes. Je ne pense pas que ce ressentiment, justifié, reste sans conséquence.

Dans votre ouvrage, vous critiquez la cécité des pays européens face aux intentions de Vladimir Poutine en raison de ce que vous appelez « la perte de l’intelligence du monde », et d’un « mauvais réalisme » de notre diplomatie…

Je le dis aussi bien des Européens que des Américains, et ce ne sont pas tous les pays européens. Les pays baltes, la Pologne, la République tchèque avaient compris. Emmanuel Macron a reconnu dans son discours du 31 mai 2023 à Bratislava qu’on aurait dû les écouter. Mais globalement, nos dirigeants et leurs conseillers ont commis une faute intellectuelle dans l’analyse de la politique internationale, en ne percevant pas la signification profonde de la violation par Poutine du droit international et des crimes de guerre massifs qu’il a ordonnés depuis le début de la seconde guerre de Tchétchénie, puis en Géorgie, en Ukraine en 2014 et en Syrie, qui a été un point de bascule. Quand un État commet autant de crimes, cela signifie quelque chose. Le crime était le message et nous n’avons pas voulu l’entendre. Le fait que des dirigeants aient pu s’asseoir à la même table que Poutine, lui sourire, lui donner l’accolade et le tutoyer me paraît inconcevable. Ils ne comprenaient pas qu’ils se trouvaient devant l’un des pires criminels de l’histoire de l’humanité, au même titre qu’Abou Bakr al–Baghdadi, Ben Laden, Omar el-Béchir au Soudan, ou même un criminel de droit commun comme le mafieux Toto Riina. Quand le réel est vu à travers un pseudo-réalisme, pour parler comme Raymond Aron, l’oubli du crime annonce la faute stratégique. L’échelle des crimes commis est indicatrice d’une menace d’une ampleur inédite. Or, ces dirigeants ont fait de la Russie un régime normal, juste un peu plus « autoritaire », et non pas un régime hors norme par sa volonté de destruction radicale et sa nature totalitaire. Ils ont fait de Poutine une sorte de Bismarck alors qu’ils auraient dû y voir Hitler.

Deuxièmement, en ignorant la volonté du président russe de remettre radicalement en cause l’ordre international, les dirigeants occidentaux ont tenté coûte que coûte d’obtenir une paix illusoire sans voir que cela les affaiblissait et préparait une guerre encore plus terrible et plus compliquée à contrer. N’ayant pas perçu la réalité du régime, ils n’ont pas compris que la notion de négociation, d’accord de paix, de compromis perdait son sens. On l’a vu avec le « reset » lancé en 2009 par Barack Obama et Hillary Clinton, secrétaire d’État à l’époque, et avec l’idée fumeuse d’architecture de sécurité et de confiance – l’usage de ce dernier mot synthétise la faute de perception. Emmanuel Macron, victime lors de la campagne présidentielle de 2017 des Macron Leaks, ce qu’il a rappelé à Poutine lorsqu’il l’a reçu à Versailles, a fait preuve jusqu’à récemment d’une tolérance incroyable envers les attaques de la Russie sur le territoire français, sans beaucoup d’attention à l’égard des personnes ciblées par les attaques russes. Comme s’il fallait à tout prix, selon un mot entendu à l’époque, ne pas « endommager la relation franco-russe ». Nous payons ces fautes au prix fort et, aujourd’hui encore, nous ne sommes que moyennement sérieux.

Si Poutine avait été rationnel en valeur, il aurait poursuivi la politique de coopération avec l’Europe, les États-Unis et les institutions internationales

Les dirigeants occidentaux pensent que les régimes dictatoriaux réfléchissent comme nous selon leurs intérêts, avec une rationalité commune. Or, vous expliquez dans votre livre que c’est faux…

C’est un point important, qui suppose de revoir la distinction entre rationalité en valeur et rationalité instrumentale introduite par Max Weber. La rationalité instrumentale de Vladimir Poutine vise avant tout à atteindre ses objectifs. Il saisit avec beaucoup d’intelligence toutes les opportunités et sait profiter de nos faiblesses. Mais cette rationalité instrumentale est orientée vers un but qui n’est pas rationnel en soi. L’intérêt dont il se réclame est purement idéologique – car il y a bien une idéologie poutinienne même s’il n’existe pas de Manifeste du Parti communiste, de Petit Livre rouge ou de Mein Kampf qui l’explicite. Si Poutine avait été rationnel en valeur, il aurait poursuivi la politique de coopération avec l’Europe, les États-Unis et les institutions internationales. L’Otan comme l’UE avaient tendu la main : rappelons-nous l’Acte fondateur en 1997 entre l’Otan et Boris Eltsine, ou la « Russia First policy » de l’UE. Entre 2000 et 2014, on a privilégié la Russie par rapport aux autres pays en matière de coopération. Même l’agression militaire russe contre la Géorgie en 2008 n’a pas interrompu cette coopération. Moscou a pu bénéficier de prêts du FMI et de la Banque mondiale et d’aides de la Banque européenne de reconstruction et de développement (Berd). Si Poutine avait réellement voulu faire le bonheur de son peuple et développer son économie, il aurait saisi ces opportunités, d’autant qu’il bénéficiait à l’époque d’importants revenus dus au cours élevé des matières premières, notamment le pétrole et le gaz. Or, plutôt que d’investir dans l’éducation, la recherche, les infrastructures, la santé, etc., il a préféré consacrer plus de 7 % du PIB au secteur de la défense malgré une économie qui se situe au niveau de celle de l’Espagne. Il a également affecté plus de 3 milliards de dollars par an au développement d’un réseau de propagande pour diffuser sa vision idéologique et légitimer sa politique d’agression hors de Russie, y compris par des actions ciblées de corruption.

Le rôle joué par l’idéologie dans la politique de Poutine vous semble-t-il sous-estimé ?

Beaucoup d’analystes de politique étrangère n’y prêtent pas plus d’attention qu’aux crimes et aux violations du droit international. Pourtant, comme le remarquait Raymond Aron à propos de l’URSS, sans l’idéologie communiste, la politique russe aurait été complètement différente. Faute d’intelligence ou de lectures, ils n’ont pas voulu comprendre les racines idéologiques du poutinisme, mixture assez indigeste d’eurasianisme, de slavophilie, de nationalisme, d’antisémitisme, de paganisme et de culte de la mort. On raisonne encore comme si les intérêts de la Russie s’inscrivaient dans une continuité historique selon laquelle, si les tsars étaient restés à la tête du pays, ils auraient agi de la même manière. Il y a là la persistance d’une forme de romantisme un peu mièvre, comme une image chromo. Considérer ces mythologies d’une grande Russie, comme d’une Perse millénaire ou d’une Chine éternelle, est non seulement une façon d’essentialiser les pays et de fabriquer la légende d’une prétendue âme des peuples, mais revient aussi à dénier à chaque régime une spécificité. Surtout, cela sert les régimes dictatoriaux car cela noie leurs crimes sous un magma historique.

Cette idéologie russe bénéficie également du relais d’acteurs occidentaux influencés par le Kremlin ?

Concrètement, la corruption intellectuelle d’une grande partie des élites de la classe politique, sans parler des milieux entrepreneuriaux, et d’une partie des milieux universitaires a été massive dans de nombreux pays européens, notamment en France. Cette corruption intellectuelle s’accompagne bien sûr de cadeaux matériels, par exemple lorsque des hommes politiques sont rémunérés pour leurs activités de consultant ou de lobbying. Mener un travail de consultant pour la Russie, la Chine, la Turquie, l’Azerbaïdjan ou le Qatar n’est pas nécessairement illégal au regard du droit français. Certes, la rémunération ne viendra pas directement du Kremlin, mais par le biais d’une société russe – aucune grande entreprise n’est vraiment indépendante du pouvoir politique – ou, plus indirectement, par une entité d’un pays tiers par le détour d’une multitude d’intermédiaires. Or, si vous êtes un ancien ministre, un ancien président, un ancien parlementaire ou un ancien haut fonctionnaire civil ou militaire, cela me paraît poser un problème. Je plaide depuis longtemps pour que la loi l’interdise. Je l’avais préconisé lors de mon audition par la commission de l’Assemblée nationale sur les ingérences étrangères. On devrait au moins encadrer ces pratiques en exigeant une totale transparence, car des individus continuent aujourd’hui à diffuser ouvertement la propagande prorusse en France, profitant de l’absence d’un tel cadre juridique. Cette impunité est intolérable en temps de guerre.

Poutine se pose également en défenseur des valeurs conservatrices comme la famille, la patrie, etc., face à ce qu’il nomme la décadence de l’Occident. Cela peut-il trouver un écho auprès d’un public occidental en mal de repères, qui attendrait l’homme ou la femme providentiel qui réglera tous leurs problèmes ?

Des électeurs proches de l’extrême droite ou de la droite conservatrice peuvent être sensibles à un tel discours qui s’oppose à l’idéologie woke ou au mouvement LGBT. En réalité, ce courant s’inscrit dans l’héritage des traditionalistes français du XVIIIe ou du XIXe siècle, comme Joseph de Maistre ou Bonald, mais aussi dans le régime de Vichy. Or, en Russie, ce n’est qu’un discours. Poutine a été furieux lorsqu’ont éclaté le scandale des orgies sexuelles et l’étalement du luxe des élites au pouvoir qui en disaient long sur le comportement des oligarques et des mafieux entourant le président russe. Poutine lui-même n’est pas le parangon de la défense de la famille propre au conservatisme classique.

Aujourd’hui, la Syrie est devenue un narco-État

Dans votre livre, vous considérez que la guerre en Syrie, qui a fait 1 million de victimes, a été un « point de rupture » dans les relations internationales. Pourquoi?

D’abord parce que le refus d’intervenir du président Obama en 2013, après l’attaque chimique sur la Ghouta, a laissé les mains libres à Poutine. Il a vu que ses supposées lignes rouges étaient un tigre de papier. Même si nul ne peut en avoir la certitude absolue, je pense que, s’il n’y avait pas eu 2013, il n’y aurait pas eu 2014, autrement dit Poutine n’aurait pas osé attaquer l’Ukraine. La réaction des Occidentaux, notamment des Américains, mis à part François Hollande, devant ces crimes massifs a été l’indifférence. Leur poursuite en 2015 et 2016, avec la culmination dans l’horreur en direct qu’ont été le siège puis la prise d’Alep, a été permise par le refus de toute intervention alors même que des généraux, notamment américains, plaidaient en faveur d’une zone de non-survol. Nous avons laissé massacrer une population sous nos yeux, sans réagir. Je me souviens d’Emmanuel Macron disant qu’Assad était l’ennemi du peuple syrien, non celui de la France. Or, quand quelqu’un commet des crimes contre l’humanité, il devient l’ennemi de toutes les nations, en particulier de tous les États parties au statut de Rome de la Cour pénale internationale, même s’il n’y a pas eu pour l’instant d’inculpation du leader syrien pour des raisons juridiques. La propagande suggérait qu’il valait mieux avoir Assad que Daech.

C’est le mythe de la stabilité que vous critiquez dans votre ouvrage ?

C’était le dilemme dans lequel Assad voulait enfermer les Occidentaux, en posant qu’entre lui et Daech il n’y avait rien. Or, c’est lui qui a libéré les djihadistes ayant rejoint l’État islamique et qui a emprisonné et massacré tous ses opposants modérés qu’ils soient musulmans, chrétiens, communistes, athées… Aujourd’hui, la Syrie est devenue un narco-État, premier producteur du captagon, une drogue de synthèse qui représente une menace sécuritaire pour l’ensemble de la région.

Dans votre livre, vous introduisez la notion de mal pour juger les massacres commis par Poutine, passant de Raymond Aron à Hannah Arendt. Qu’entendez-vous par là, car elle n’est pas utilisée dans l’analyse des relations internationales ?

Il est vrai que le mal a, disons, mauvaise presse, parce que cette notion est employée à tort et à travers, notamment par les dirigeants américains, qui ont parlé d’ « empire du mal » et d’« axe du mal », désignant indistinctement des États sans nécessairement déterminer la raison profonde pour laquelle la notion était appliquée. D’une part, le mal est lié à la violation massive, continue et délibérée des règles de base du droit international et à la perpétuation systématique de crimes de masse. Certes, c’est une notion philosophique et morale, mais elle permet de distinguer concrètement le bien et le mal, au regard du droit international et surtout de comprendre les intentions de ces régimes caractérisés par le mal absolu. Ils visent à détruire l’être humain en tant que telle, dans ce qu’il a d’unique. Il y a un moment où on ne peut plus relativiser. Toute guerre est certes horrible, mais certaines le sont plus que d’autres en raison de la destruction absolue qui en est le cœur et le principe. Celle menée par Hitler avait mis en son centre la Shoah. Poutine a martelé sa volonté de détruire complètement la nation ukrainienne. Assad, aidé par Poutine et l’Iran, a voulu détruire le peuple syrien avec sa politique de torture massive et d’extermination radicale de ses opposants. Or, nos politiques et stratèges éprouvent des difficultés à comprendre ce qui est radical et finalement nihiliste. Ils préfèrent enfermer le mal absolu dans le relatif – d’où la tentation de faire de la guerre russe contre l’Ukraine une guerre comme une autre, comme si elle était d’abord classique et territoriale.

D’où votre justification de refuser toute négociation avec Moscou. La Russie doit perdre cette guerre ?

Oui, sinon elle continuera à exercer son emprise, non seulement sur l’Ukraine, mais aussi sur la Géorgie, la Biélorussie, la Syrie, certains États d’Afrique, etc. Que signifierait l’ouverture de négociations ? D’abord une trahison de la parole des dirigeants occidentaux, Macron compris, qui ont assuré que l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Ukraine n’étaient pas négociables. Négocier signifierait, in fine, admettre la remise en question des frontières par la force. Ce serait un précédent qui encouragerait la Chine à envahir Taïwan. Comment alors obtenir que les criminels de guerre soient jugés et les dommages de guerre payés, comme l’ont exigé nos dirigeants ? En revanche, avec une capitulation, les Occidentaux seront en position de force pour imposer les termes et le contenu d’un accord, comme ce fut le cas avec l’Allemagne et le Japon après la fin de la Seconde Guerre mondiale.

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Nicolas Tenzer « Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée
stratégique », éd. L’Observatoire, 602 pages, 28 euros.

La réalité du régime de Poutine sous-estimée

La réalité du régime de Poutine sous-estimée

Interview dans « la tribune »
Le 24 février, cela fera deux ans que la Russie a envahi l’Ukraine. Quel bilan tirez-vous de cette guerre ?

NICOLAS TENZER – En réalité, cela ne fait pas deux ans mais dix ans que dure ce conflit. Dès 2014, la Crimée a été occupée et prétendument annexée – première révision des frontières par la force en Europe, hors Seconde Guerre mondiale, depuis l’annexion des Sudètes par Hitler -, les troupes russes sont entrées dans le Donbass et elles ont fait main basse sur une partie des régions de Donetsk et Louhansk. Déjà, entre 2014 et février 2022, le conflit avait coûté la vie à 14. 000 personnes. Mais la guerre totale lancée par Poutine le 24 février 2022 est un coup de force sans commune mesure, dont le premier bilan – il faut toujours commencer par là – s’établit à partir des quatre catégories de crimes imprescriptibles, massifs et tous documentés commis par les Russes : crimes de guerre, crimes contre l’humanité, crime de génocide et, bien sûr, crime d’agression, qui a permis tous les autres. Toutes les nations civilisées doivent prendre la mesure de ces massacres alors que beaucoup répètent à l’envi, en faisant une moquerie, le « plus jamais ça » entendu après Auschwitz, le Rwanda et Srebrenica… Pour la seule ville de Marioupol, les 50 .000 morts, selon des estimations crédibles, représentent environ 100 fois Oradour-sur-Glane.

Ensuite, nous devons parler sans cesse de l’extraordinaire résistance des Ukrainiens. Leur courage m’a frappé chaque fois que je suis retourné là-bas depuis le 24 février. Ils savent qu’ils ne peuvent pas abandonner, car cela signerait leur arrêt de mort à tous. Cette vaillance et cette conscience historique uniques ne sont pas en contradiction avec un traumatisme profond dont les effets vont perdurer durant des décennies, non seulement pour les combattants, avec les syndromes post-traumatiques classiques, mais aussi pour la population civile qui ne dort plus et dont la possible mort venue du ciel est comme une compagne perpétuelle. Ce qui m’a le plus marqué, ce sont les témoignages d’enfants, parfois d’à peine 6 ans, qui ont vu les horreurs de la guerre, a fortiori ceux qui ont perdu un père ou une mère, un frère ou une sœur, et qui en parlent avec la maturité d’un adulte. C’est un peuple qui n’aura pas eu d’enfance et qui n’aura plus jamais d’innocence. Aujourd’hui, près de 70 % des Ukrainiens comptent parmi leurs très proches un mort ou un mutilé à vie, qui a perdu une partie de son corps ou de son visage. C’est une situation semblable à celle qu’ont vécue en France les familles après la guerre de 14-18.

Enfin, je retiendrai la conviction des Ukrainiens, notamment des autorités, qu’ils devront à l’avenir ne compter que sur eux-mêmes pour assurer leur sécurité. Ils sont reconnaissants envers les États-Unis et les Européens, sans l’aide desquels ils n’auraient pas tenu. Mais outre la situation humiliante de devoir la demander, en particulier pour le président Zelensky, ils ont aussi ressenti une certaine indifférence des Alliés devant ces dizaines de milliers de vies sacrifiées en raison de la lenteur des livraisons d’armes. Je ne pense pas que ce ressentiment, justifié, reste sans conséquence.

Dans votre ouvrage, vous critiquez la cécité des pays européens face aux intentions de Vladimir Poutine en raison de ce que vous appelez « la perte de l’intelligence du monde », et d’un « mauvais réalisme » de notre diplomatie…

Je le dis aussi bien des Européens que des Américains, et ce ne sont pas tous les pays européens. Les pays baltes, la Pologne, la République tchèque avaient compris. Emmanuel Macron a reconnu dans son discours du 31 mai 2023 à Bratislava qu’on aurait dû les écouter. Mais globalement, nos dirigeants et leurs conseillers ont commis une faute intellectuelle dans l’analyse de la politique internationale, en ne percevant pas la signification profonde de la violation par Poutine du droit international et des crimes de guerre massifs qu’il a ordonnés depuis le début de la seconde guerre de Tchétchénie, puis en Géorgie, en Ukraine en 2014 et en Syrie, qui a été un point de bascule. Quand un État commet autant de crimes, cela signifie quelque chose. Le crime était le message et nous n’avons pas voulu l’entendre. Le fait que des dirigeants aient pu s’asseoir à la même table que Poutine, lui sourire, lui donner l’accolade et le tutoyer me paraît inconcevable. Ils ne comprenaient pas qu’ils se trouvaient devant l’un des pires criminels de l’histoire de l’humanité, au même titre qu’Abou Bakr al–Baghdadi, Ben Laden, Omar el-Béchir au Soudan, ou même un criminel de droit commun comme le mafieux Toto Riina. Quand le réel est vu à travers un pseudo-réalisme, pour parler comme Raymond Aron, l’oubli du crime annonce la faute stratégique. L’échelle des crimes commis est indicatrice d’une menace d’une ampleur inédite. Or, ces dirigeants ont fait de la Russie un régime normal, juste un peu plus « autoritaire », et non pas un régime hors norme par sa volonté de destruction radicale et sa nature totalitaire. Ils ont fait de Poutine une sorte de Bismarck alors qu’ils auraient dû y voir Hitler.

Deuxièmement, en ignorant la volonté du président russe de remettre radicalement en cause l’ordre international, les dirigeants occidentaux ont tenté coûte que coûte d’obtenir une paix illusoire sans voir que cela les affaiblissait et préparait une guerre encore plus terrible et plus compliquée à contrer. N’ayant pas perçu la réalité du régime, ils n’ont pas compris que la notion de négociation, d’accord de paix, de compromis perdait son sens. On l’a vu avec le « reset » lancé en 2009 par Barack Obama et Hillary Clinton, secrétaire d’État à l’époque, et avec l’idée fumeuse d’architecture de sécurité et de confiance – l’usage de ce dernier mot synthétise la faute de perception. Emmanuel Macron, victime lors de la campagne présidentielle de 2017 des Macron Leaks, ce qu’il a rappelé à Poutine lorsqu’il l’a reçu à Versailles, a fait preuve jusqu’à récemment d’une tolérance incroyable envers les attaques de la Russie sur le territoire français, sans beaucoup d’attention à l’égard des personnes ciblées par les attaques russes. Comme s’il fallait à tout prix, selon un mot entendu à l’époque, ne pas « endommager la relation franco-russe ». Nous payons ces fautes au prix fort et, aujourd’hui encore, nous ne sommes que moyennement sérieux.

Si Poutine avait été rationnel en valeur, il aurait poursuivi la politique de coopération avec l’Europe, les États-Unis et les institutions internationales

Les dirigeants occidentaux pensent que les régimes dictatoriaux réfléchissent comme nous selon leurs intérêts, avec une rationalité commune. Or, vous expliquez dans votre livre que c’est faux…

C’est un point important, qui suppose de revoir la distinction entre rationalité en valeur et rationalité instrumentale introduite par Max Weber. La rationalité instrumentale de Vladimir Poutine vise avant tout à atteindre ses objectifs. Il saisit avec beaucoup d’intelligence toutes les opportunités et sait profiter de nos faiblesses. Mais cette rationalité instrumentale est orientée vers un but qui n’est pas rationnel en soi. L’intérêt dont il se réclame est purement idéologique – car il y a bien une idéologie poutinienne même s’il n’existe pas de Manifeste du Parti communiste, de Petit Livre rouge ou de Mein Kampf qui l’explicite. Si Poutine avait été rationnel en valeur, il aurait poursuivi la politique de coopération avec l’Europe, les États-Unis et les institutions internationales. L’Otan comme l’UE avaient tendu la main : rappelons-nous l’Acte fondateur en 1997 entre l’Otan et Boris Eltsine, ou la « Russia First policy » de l’UE. Entre 2000 et 2014, on a privilégié la Russie par rapport aux autres pays en matière de coopération. Même l’agression militaire russe contre la Géorgie en 2008 n’a pas interrompu cette coopération. Moscou a pu bénéficier de prêts du FMI et de la Banque mondiale et d’aides de la Banque européenne de reconstruction et de développement (Berd). Si Poutine avait réellement voulu faire le bonheur de son peuple et développer son économie, il aurait saisi ces opportunités, d’autant qu’il bénéficiait à l’époque d’importants revenus dus au cours élevé des matières premières, notamment le pétrole et le gaz. Or, plutôt que d’investir dans l’éducation, la recherche, les infrastructures, la santé, etc., il a préféré consacrer plus de 7 % du PIB au secteur de la défense malgré une économie qui se situe au niveau de celle de l’Espagne. Il a également affecté plus de 3 milliards de dollars par an au développement d’un réseau de propagande pour diffuser sa vision idéologique et légitimer sa politique d’agression hors de Russie, y compris par des actions ciblées de corruption.

Le rôle joué par l’idéologie dans la politique de Poutine vous semble-t-il sous-estimé ?

Beaucoup d’analystes de politique étrangère n’y prêtent pas plus d’attention qu’aux crimes et aux violations du droit international. Pourtant, comme le remarquait Raymond Aron à propos de l’URSS, sans l’idéologie communiste, la politique russe aurait été complètement différente. Faute d’intelligence ou de lectures, ils n’ont pas voulu comprendre les racines idéologiques du poutinisme, mixture assez indigeste d’eurasianisme, de slavophilie, de nationalisme, d’antisémitisme, de paganisme et de culte de la mort. On raisonne encore comme si les intérêts de la Russie s’inscrivaient dans une continuité historique selon laquelle, si les tsars étaient restés à la tête du pays, ils auraient agi de la même manière. Il y a là la persistance d’une forme de romantisme un peu mièvre, comme une image chromo. Considérer ces mythologies d’une grande Russie, comme d’une Perse millénaire ou d’une Chine éternelle, est non seulement une façon d’essentialiser les pays et de fabriquer la légende d’une prétendue âme des peuples, mais revient aussi à dénier à chaque régime une spécificité. Surtout, cela sert les régimes dictatoriaux car cela noie leurs crimes sous un magma historique.

Cette idéologie russe bénéficie également du relais d’acteurs occidentaux influencés par le Kremlin ?

Concrètement, la corruption intellectuelle d’une grande partie des élites de la classe politique, sans parler des milieux entrepreneuriaux, et d’une partie des milieux universitaires a été massive dans de nombreux pays européens, notamment en France. Cette corruption intellectuelle s’accompagne bien sûr de cadeaux matériels, par exemple lorsque des hommes politiques sont rémunérés pour leurs activités de consultant ou de lobbying. Mener un travail de consultant pour la Russie, la Chine, la Turquie, l’Azerbaïdjan ou le Qatar n’est pas nécessairement illégal au regard du droit français. Certes, la rémunération ne viendra pas directement du Kremlin, mais par le biais d’une société russe – aucune grande entreprise n’est vraiment indépendante du pouvoir politique – ou, plus indirectement, par une entité d’un pays tiers par le détour d’une multitude d’intermédiaires. Or, si vous êtes un ancien ministre, un ancien président, un ancien parlementaire ou un ancien haut fonctionnaire civil ou militaire, cela me paraît poser un problème. Je plaide depuis longtemps pour que la loi l’interdise. Je l’avais préconisé lors de mon audition par la commission de l’Assemblée nationale sur les ingérences étrangères. On devrait au moins encadrer ces pratiques en exigeant une totale transparence, car des individus continuent aujourd’hui à diffuser ouvertement la propagande prorusse en France, profitant de l’absence d’un tel cadre juridique. Cette impunité est intolérable en temps de guerre.

Poutine se pose également en défenseur des valeurs conservatrices comme la famille, la patrie, etc., face à ce qu’il nomme la décadence de l’Occident. Cela peut-il trouver un écho auprès d’un public occidental en mal de repères, qui attendrait l’homme ou la femme providentiel qui réglera tous leurs problèmes ?

Des électeurs proches de l’extrême droite ou de la droite conservatrice peuvent être sensibles à un tel discours qui s’oppose à l’idéologie woke ou au mouvement LGBT. En réalité, ce courant s’inscrit dans l’héritage des traditionalistes français du XVIIIe ou du XIXe siècle, comme Joseph de Maistre ou Bonald, mais aussi dans le régime de Vichy. Or, en Russie, ce n’est qu’un discours. Poutine a été furieux lorsqu’ont éclaté le scandale des orgies sexuelles et l’étalement du luxe des élites au pouvoir qui en disaient long sur le comportement des oligarques et des mafieux entourant le président russe. Poutine lui-même n’est pas le parangon de la défense de la famille propre au conservatisme classique.

Aujourd’hui, la Syrie est devenue un narco-État

Dans votre livre, vous considérez que la guerre en Syrie, qui a fait 1 million de victimes, a été un « point de rupture » dans les relations internationales. Pourquoi?

D’abord parce que le refus d’intervenir du président Obama en 2013, après l’attaque chimique sur la Ghouta, a laissé les mains libres à Poutine. Il a vu que ses supposées lignes rouges étaient un tigre de papier. Même si nul ne peut en avoir la certitude absolue, je pense que, s’il n’y avait pas eu 2013, il n’y aurait pas eu 2014, autrement dit Poutine n’aurait pas osé attaquer l’Ukraine. La réaction des Occidentaux, notamment des Américains, mis à part François Hollande, devant ces crimes massifs a été l’indifférence. Leur poursuite en 2015 et 2016, avec la culmination dans l’horreur en direct qu’ont été le siège puis la prise d’Alep, a été permise par le refus de toute intervention alors même que des généraux, notamment américains, plaidaient en faveur d’une zone de non-survol. Nous avons laissé massacrer une population sous nos yeux, sans réagir. Je me souviens d’Emmanuel Macron disant qu’Assad était l’ennemi du peuple syrien, non celui de la France. Or, quand quelqu’un commet des crimes contre l’humanité, il devient l’ennemi de toutes les nations, en particulier de tous les États parties au statut de Rome de la Cour pénale internationale, même s’il n’y a pas eu pour l’instant d’inculpation du leader syrien pour des raisons juridiques. La propagande suggérait qu’il valait mieux avoir Assad que Daech.

C’est le mythe de la stabilité que vous critiquez dans votre ouvrage ?

C’était le dilemme dans lequel Assad voulait enfermer les Occidentaux, en posant qu’entre lui et Daech il n’y avait rien. Or, c’est lui qui a libéré les djihadistes ayant rejoint l’État islamique et qui a emprisonné et massacré tous ses opposants modérés qu’ils soient musulmans, chrétiens, communistes, athées… Aujourd’hui, la Syrie est devenue un narco-État, premier producteur du captagon, une drogue de synthèse qui représente une menace sécuritaire pour l’ensemble de la région.

Dans votre livre, vous introduisez la notion de mal pour juger les massacres commis par Poutine, passant de Raymond Aron à Hannah Arendt. Qu’entendez-vous par là, car elle n’est pas utilisée dans l’analyse des relations internationales ?

Il est vrai que le mal a, disons, mauvaise presse, parce que cette notion est employée à tort et à travers, notamment par les dirigeants américains, qui ont parlé d’ « empire du mal » et d’« axe du mal », désignant indistinctement des États sans nécessairement déterminer la raison profonde pour laquelle la notion était appliquée. D’une part, le mal est lié à la violation massive, continue et délibérée des règles de base du droit international et à la perpétuation systématique de crimes de masse. Certes, c’est une notion philosophique et morale, mais elle permet de distinguer concrètement le bien et le mal, au regard du droit international et surtout de comprendre les intentions de ces régimes caractérisés par le mal absolu. Ils visent à détruire l’être humain en tant que telle, dans ce qu’il a d’unique. Il y a un moment où on ne peut plus relativiser. Toute guerre est certes horrible, mais certaines le sont plus que d’autres en raison de la destruction absolue qui en est le cœur et le principe. Celle menée par Hitler avait mis en son centre la Shoah. Poutine a martelé sa volonté de détruire complètement la nation ukrainienne. Assad, aidé par Poutine et l’Iran, a voulu détruire le peuple syrien avec sa politique de torture massive et d’extermination radicale de ses opposants. Or, nos politiques et stratèges éprouvent des difficultés à comprendre ce qui est radical et finalement nihiliste. Ils préfèrent enfermer le mal absolu dans le relatif – d’où la tentation de faire de la guerre russe contre l’Ukraine une guerre comme une autre, comme si elle était d’abord classique et territoriale.

D’où votre justification de refuser toute négociation avec Moscou. La Russie doit perdre cette guerre ?

Oui, sinon elle continuera à exercer son emprise, non seulement sur l’Ukraine, mais aussi sur la Géorgie, la Biélorussie, la Syrie, certains États d’Afrique, etc. Que signifierait l’ouverture de négociations ? D’abord une trahison de la parole des dirigeants occidentaux, Macron compris, qui ont assuré que l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Ukraine n’étaient pas négociables. Négocier signifierait, in fine, admettre la remise en question des frontières par la force. Ce serait un précédent qui encouragerait la Chine à envahir Taïwan. Comment alors obtenir que les criminels de guerre soient jugés et les dommages de guerre payés, comme l’ont exigé nos dirigeants ? En revanche, avec une capitulation, les Occidentaux seront en position de force pour imposer les termes et le contenu d’un accord, comme ce fut le cas avec l’Allemagne et le Japon après la fin de la Seconde Guerre mondiale.

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Nicolas Tenzer « Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée
stratégique », éd. L’Observatoire, 602 pages, 28 euros.

Violences : un déni de réalité qui masque l’impuissance de l’Etat

Violences : un déni de réalité qui masque l’impuissance de l’Etat

Le pouvoir, les médias et les élites se réfugient souvent dans le déni de réalité pour masquer l’impuissance de l’État et l’ampleur du phénomène. Ainsi le plus souvent, on tente de transformer en faits divers des attentats mortels qui pourtant traduisent un phénomène plus général de violence, d’insécurité voire de racisme. Bref on refuse de voir la réalité de cette violence et du risque de décomposition de la société. Les Français qui vivent au quotidien l’insécurité en tout cas l’observent de près sont beaucoup plus pertinents concernant la nature et l’ampleur du phénomène. Ce n’est pas par hasard s’ils estiment notamment à hauteur de 91 % que le recul de l’autorité est un problème majeur dans la société française et que 87 % considèrent que la justice est trop laxiste.

Pour 91% des Français interrogés, le recul de l’autorité est un problème majeur dans la société française. Ils sont très nombreux (87%) à considérer que la justice est trop laxiste et une majorité de Français (58%) à estimer que la violence se répand dans toute la société d’après un sondage d’Elabe pour BFM.

Rien d’étonnant à cela; Il faut parfois des mois et des mois pour rendre un jugement et en attendant les présumés coupables sont pour beaucoup en liberté et reprennent leurs activités délinquantes.

Par ailleurs au moment du jugement, on se satisfait trop souvent de peines symboliques comme du sursis.

Certes les prisons ne sont sans doute pas l’outil le plus s’adapté pour réduire l’agressivité des délinquants violents; n’empêche à la place, on ne peut lui substituer des peines avec sursis et des très symboliques sanctions avec travaux d’intérêt général.

Il y a certains délits qui méritent purement et simplement la prison dans les conditions actuelles. Mais pour beaucoup notamment chez les jeunes, il convient évidemment d’imaginer des établissements spécialisés visant à permettre les bases de la culture française, les valeurs de la société, les connaissances fondamentales, la valeur travail et la discipline.

Crimes et Violences : mettre fin au déni de réalité qui masque l’impuissance de l’Etat

Crimes et Violences : mettre fin au déni de réalité qui masque l’impuissance de l’Etat

Le pouvoir, les médias et les élites se réfugient souvent dans le déni de réalité pour masquer l’impuissance de l’État et l’ampleur du phénomène. Ainsi le plus souvent, on tente de transformer en faits divers des attentats mortels qui pourtant traduisent un phénomène plus général de violence, d’insécurité voire de racisme. Bref on refuse de voir la réalité de cette violence et du risque de décomposition de la société. Les Français qui vivent au quotidien l’insécurité en tout cas l’observent de près sont beaucoup plus pertinents concernant la nature et l’ampleur du phénomène. Ce n’est pas par hasard s’ils estiment notamment à hauteur de 91 % que le recul de l’autorité est un problème majeur dans la société française et que 87 % considèrent que la justice est trop laxiste.

Pour 91% des Français interrogés, le recul de l’autorité est un problème majeur dans la société française. Ils sont très nombreux (87%) à considérer que la justice est trop laxiste et une majorité de Français (58%) à estimer que la violence se répand dans toute la société d’après un sondage d’Elabe pour BFM.

Rien d’étonnant à cela; Il faut parfois des mois et des mois pour rendre un jugement et en attendant les présumés coupables sont pour beaucoup en liberté et reprennent leurs activités délinquantes.

Par ailleurs au moment du jugement, on se satisfait trop souvent de peines symboliques comme du sursis.

Certes les prisons ne sont sans doute pas l’outil le plus s’adapté pour réduire l’agressivité des délinquants violents; n’empêche à la place, on ne peut lui substituer des peines avec sursis et des très symboliques sanctions avec travaux d’intérêt général.

Il y a certains délits qui méritent purement et simplement la prison dans les conditions actuelles. Mais pour beaucoup notamment chez les jeunes, il convient évidemment d’imaginer des établissements spécialisés visant à permettre les bases de la culture française, les valeurs de la société, les connaissances fondamentales, la valeur travail et la discipline.

Mort de Thomas à Crépol: Le déni de réalité de la part des élites

Mort de Thomas à Crépol: Le déni de réalité de la part des élites

La plupart des élites et des grands médias ne cessent de réduire la mort tragique de Thomas à Crépol à un simple fait divers. En même temps ils condamnent évidemment l’analyse faisant le lien avec ce tragique événement et sa dimension sociétale nationale. Un internaute parmi d’autres proteste contre ce déni de réalité de la part des élites.

Il s’appelle André, vit à Romans-sur-Isère et porte un manteau jaune. Son coup de colère a été relayé des milliers de fois sur les réseaux sociaux et diffusé en boucle sur les chaînes d’info. Réagissant à la visite d’Olivier Véran à Crépol, il dénonce « tous ces gouvernements qui défendent la France des cités contre la France de Thomas, la France rurale, la France des gens qui élèvent leurs gosses comme il faut, pas dans la haine de la France et des Français. » Et d’ajouter : « Je fais partie de ce territoire, on n’en peut plus et on comprend tout depuis longtemps : la prochaine fois, ce n’est pas avec des couteaux qu’ils viendront, mais avec des armes automatiques. »

André n’est ni journaliste, ni sociologue et nombre d’« experts » ne manqueront sans doute pas de mettre en garde contre des propos qu’ils jugeront sommaires et dangereux ! Pourtant il s’agit bien d’un fait de société sur fond de radicalisation générale et de trafic de drogue puisque les auteurs du drame sont aussi des délinquants connus et bien identifiés.

Poutine: De la triste réalité au fantasme de la virtualité

Poutine: De la triste réalité au fantasme de la virtualité

Lors de sa très récente apparition, Poutine en apparence s’est montré très en forme plaisantant même avec son auditoire. D’après lui, la situation est satisfaisante à l’intérieur de la Russie et l’influence est grandissante sur des pays du Sud global. Sur le plan interne, pourtant l’économie ne résiste que grâce aux fluctuations en hausse du pétrole et du gaz, la principale ressource. Pour le reste, les Russes doivent encore se serrer la ceinture alors que les oligarques passent leur week-end à Monaco. La vérité c’est que l’ensemble de l’économie s’est transformée en instrument de guerre et que la Russie est contrainte d’importer chaque jour davantage y compris des munitions en provenance de la Corée-du-Nord.

Par contre effectivement, il faut reconnaître l’influence de la Russie à organiser partout le désordre et les conflits. Poutine a évidemment sauté sur l’occasion du conflit en Palestine pour inciter l’Iran à entretenir un climat de guerre à Gaza. Mais des influences aussi ailleurs grâce en particulier à la corruption et à l’exportation de la manière forte pour conforter les pouvoirs autoritaires.

Poutine paraît en pleine forme mais à examiner de près sa démarche on le voit gravir difficilement des escaliers. Ce handicap de mobilité n’expliquera pas son absence du prochain G20. Il y participera cependant de manière virtuelle pour éviter de se faire arrêter menaé qu’il est par le tribunal pénal international pour crimes de guerre et contre l’humanité.

Cette virtualité permet tous les fantasmes et la transformation des personnages les plus horribles en référence morale ou politique. Ainsi en Russie la réhabilitation de Staline ou sur les réseaux sociaux internationaux la réhabilitation de Ben Laden. La virtualité permet tout, même d’oublier l’histoire. Mais avec cette virtualité il sera même possible de voir Poutine monter les marches de la paix… en courant !

« La réalité avant les symboles» Philippe Wahl , PDG du Groupe La Poste.

« La réalité avant les symboles» Philippe Wahl , PDG du Groupe La Poste.

Etre une entreprise historique et patrimoniale vieille de 600 ans fait-elle de La Poste une entreprise figée dans le passé ? Depuis sa création jusqu’à aujourd’hui, La Poste n’a cessé d’entreprendre et de se renouveler. A chaque fois qu’elle a fait évoluer son modèle, l’entreprise a démontré qu’elle était en mesure de concilier innovation et service public. par PDG du Groupe La Poste . Une des rares entreprises du secteur public à conjuguer efficacité et rentabilité. ( dans la Tribune)

Quand l’évolution des usages vient bousculer la mission première de La Poste, la distribution des lettres, la capacité d’entreprendre est plus que jamais une condition essentielle à son développement.

Entreprendre est aussi l’affaire des services publics pour s’adapter, grandir et rester utile à la société
Concrètement, comment s’exerce cette volonté d’entreprendre ? En faisant passer la réalité avant les symboles, lorsque cela est nécessaire. En assumant des choix audacieux, et toujours guidés à la fois par la volonté de pérennité de l’entreprise et de l’avenir de ceux qui la composent, dans un contexte économique contraint.

Entreprendre est donc aussi l’affaire des services publics pour s’adapter, grandir, rester utile à la société, quitte à faire des choix difficiles et parfois même se tromper, puis corriger, avancer.

Fondamentaux. Entreprendre lorsqu’on est à La Poste, c’est aussi respecter les fondamentaux : préserver un modèle français exigeant de service public, assurer, grâce à ses 240 000 postiers, sa présence six jours sur sept, maintenir un lien de proximité dans les territoires, répondre aux attentes des Français.

C’est dans cet esprit que, face à l’attrition du métier historique de La Poste, nous avons pris un tournant stratégique. Quand notre cœur de métier – le courrier – s’est contracté, nous avons pris le tournant de la diversification de nos activités.

Quand le e-commerce a changé nos façons de consommer, quand l’impact écologique s’est imposé à toute la société, quand le numérique a rapproché les hommes tout en excluant certains, quand l’allongement de la vie a posé la question du bien vieillir à domicile, nous avons pris le tournant.

Par ses choix, La Poste veut être un service public qui sait répondre aux besoins actuels de la société : le besoin de lien social, le besoin de confiance numérique, le besoin d’inclusion. Un service public qui s’engage à contribuer aux mouvements du monde.

Aérien: La décarbonation de l’aviation devient une réalité pour la ministre !

Aérien: La décarbonation de l’aviation devient une réalité pour la ministre !

En se fondant sur le propos du président de la république concernant le nouveau carburant pseudo écologique SAF , la ministre de l’écologie s’enflamme jusqu’à déclarer que le secteur aérien peut envisager la dé carbonatation. La première observation c’est que ce fameux carburant dit écologique SAF ne sera utilisé qu’à dose très marginale compte tenu de son coût. Seconde observation il faut le produire et ce n’est pas sans conséquence écologique. Interview dans la Tribune

Est-ce le début d’une création d’une filière de carburants durables en France ?

AGNÈS PANNIER-RUNACHER- C’est l’ambition du Président de la République. Pour nous, la transition énergétique doit rimer avec réindustrialisation du pays et création d’emplois. Les annonces d’Emmanuel Macron portent notamment sur des projets pour fabriquer des carburants de deuxième génération. Après la transformation de la raffinerie de TotalEnergies à Grandpuits, six projets vont permettre de créer de nouveaux sites, avec des dates de lancement de production qui s’étalent entre 2027 et 2028. C’est le cas de BioTjet, près de Lacq, qui combine biocarburant et hydrogène. C’est ce qui fait sa valeur car il maximise le rendement du carbone et de l’énergie contenue dans la biomasse.

Dans ces projets, y a-t-il également des carburants synthétiques ?

Il y a des projets de e-carburant. La décarbonation du secteur de l’aviation et le lancement d’un avion vert très sobre ne sont plus un rêve. C’est en train de se mettre en place à la faveur à la fois de l’amélioration des motorisations, puisque Safran va présenter au salon du Bourget son nouveau moteur, baptisé RISE, qui doit permettre un gain de consommation de carburant de 20 à 30 % par rapport au moteur déjà optimisé LEAP, mais aussi de l’utilisation de biocarburants et d’e-carburants. Une nouvelle ère s’ouvre puisque nous avons la capacité d’incorporer jusqu’à 50 % de ces carburants et que les motoristes travaillent à aller au-delà. Mais aussi parce qu’en parallèle sur les normes, le projet que la France a porté au niveau européen du paquet climat a été voté. Il fixe des objectifs ambitieux d’incorporation de biocarburant et d’e-carburant dans le kérosène.

Vous faites référence Refuel EU Aviation, la situation s’est donc débloquée avec l’Allemagne qui était contre ?

Oui, le texte a été voté vendredi dernier et la France entendue : il respecte une stricte neutralité entre énergies renouvelables et autres énergies bas carbone, comme le nucléaire.

Quel volume de production visez-vous avec ces carburants ?

Nous sommes sur des démarrages de production de sites qui ont des capacités allant de 30.000 à 80.000 tonnes de kérosène ; le projet de Grandpuits porte, pour sa part, sur 285.000 tonnes. Ces projets permettraient, à horizon 2030, de couvrir les besoins de l’aviation au regard des obligations de Refuel EU, soit environ 500.000 tonnes de carburants durables.

L’effet volume peut faire baisser les prix mais il ne permettra pas de combler le gros différentiel entre l’Europe et le reste du monde. Plusieurs compagnies, comme Air France, demandent des aides à l’achat comme aux Etats-Unis où le prix des carburants durables est près de deux à trois fois moins chers. Envisagez-vous une démarche similaire ?

Aujourd’hui notre enjeu, c’est déjà de poser les briques technologiques et industrielles de ces filières pour qu’elles puissent produire en France et à terme exporter en dehors de nos frontières. C’est dans cette optique que nous finançons en amont la recherche-développement et les innovations avec une enveloppe qui a triplé et, en aval, le développement et la structuration de la filière. Je le redis, l’enveloppe de 200 millions d’euros qui a été annoncée par le Président pour le développement et la structuration de la filière va nous permettre de développer ces solutions. Et nous avons fait des choix forts en Europe, notamment l’exclusion des sources de biocarburants en concurrence avec l’alimentation humaine (dits de « première génération »). A la faveur des réglementations qui progressent à l’échelle mondiale, les normes vont progressivement s’aligner, ce qui permettra d’atteindre une taille critique et de faire baisser les coûts de production. Ensuite, nous continuerons d’accompagner les projets d’avenir avec France 2030, comme nous l’avons toujours fait. Depuis 2020, une feuille de route publique-privée de près de 15 milliards d’euros d’investissement a été décidée et 6 milliards d’euros ont déjà été investis ; nous continuons ce partenariat public privé pour investir dans la décarbonation de la filière et conserver notre position de leader mondial. Il faut avoir en tête qu’un avion sur deux est de fabrication française dans le monde et que la part de marché de Safran dans les moteurs d’avions court et moyen-courriers est supérieure à 70 %.


Airbus est un peu allemand et CFM International qui fabrique les moteurs de Safran est à moitié américaine avec GE…

Oui. C’est une filière d’excellence qui peut se prévaloir d’une balance commerciale très favorable. Il faut capitaliser dessus.

Quand vous parlez d’harmonisation des normes, c’est-à-dire que l’on ait les mêmes pouvoirs de décarbonation sur biocarburants aux Etats-Unis, peut-on donc espérer qu’à terme le prix de la tonne de biocarburants soit au même prix en Europe qu’aux Etats-Unis ?

L’objectif est bien que tout le monde utilise à terme les mêmes règles. Ensuite, c’est une question de compétitivité, c’est-à-dire que la recherche et l’innovation peuvent faire la différence. Il faut aussi tenir compte du coût de l’électricité.

Derrière tout ça, il y a aussi tout un enjeu de souveraineté. Peut-on espérer être un jour autonome en bio-kérosène ?

L’objectif, c’est de maîtriser les meilleures technologies de kérosène et de faire en sorte que notre pays soit capable de se fournir en partie. Nous ne prônons pas l’autarcie, mais la souveraineté. Nous prônons le fait d’avoir des entreprises qui sont sur la frontière technologique et qui proposent les meilleures solutions en créant de l’emploi sur notre territoire et en fournissant entre autres notre marché. Et ça n’empêche pas de continuer à importer des solutions dès lors qu’elles ont des empreintes carbones performantes.

L’utilisation de biocarburants peut-elle permettre de revenir un jour sur la suppression des lignes intérieures ?

On assume dans nos feuilles de route de décarbonation sectorielle trois leviers. Celui de la sobriété (réduire les déplacements), celui de l’efficacité énergétique (consommer moins d’énergie par vol) et celui qui consiste à remplacer les carburants fossiles par des énergies décarbonées (biocarburants, carburants de synthèse, électricité, hydrogène, etc.). Autrement dit, nous assumons d’avoir un usage de l’avion pour des déplacements qui ne sont pas remplaçables par le train. Mais dans un marché structurellement en croissance, nous avons aussi intérêt à avoir des moteurs plus efficaces et à produire du biocarburant. Cela réduira notre dépendance énergétique aux fossiles. Ce d’autant que nos travaux montrent que la biomasse est une ressource limitée. Il faut nous poser la question de hiérarchiser les usages des biocarburants en nous concentrant sur ceux où il n’y a pas d’autres alternatives pour décarboner.

Pour le lancement de cette filière, a-t-il fallu convaincre les industriels de s’y mettre ?

La filière a pris conscience de l’importance de l’enjeu de la décarbonation : nous sommes sortis du déni. Certains industriels ont compris qu’il y aurait une difficulté à produire des biocarburants en concurrence avec la souveraineté alimentaire. Et donc qu’ils pouvaient construire un avantage compétitif en se positionnant sur des carburants avancés qui ne sont pas en concurrence avec cette filière alimentaire. En revanche, ces industriels demandent d’avoir de la visibilité sur les normes pour ne pas investir à perte : les taux d’incorporation de biocarburant dans le kérosène donnent une idée de la taille du marché auquel ils peuvent avoir accès. Avec le plan présenté par le Président de la République et le texte européen sur la décarbonation de l’aviation nous donnons cette visibilité.

Peut-on s’attendre à avoir des annonces complémentaires sur cette feuille de décarbonation pendant le salon du Bourget ?

Cela relève du Président de la République. Mais les annonces qui viennent d’être faites montrent comment en trois ans nous sommes passés d’une vision, dans le cadre de France Relance, d’investir dans l’avion à hydrogène et dans un avion qui soit le plus sobre possible à l’horizon 2035 à des projets industriels qui ont pris forme. Il y a aujourd’hui des technologies, des calendriers, des montants investis et la filière avance vite. Nous pouvons nous prévaloir d’une trajectoire crédible. De même, en matière de législation nous avons réalisé un chemin important, tout en prenant des mesures pour faire basculer les passagers de l’aérien vers le train sur le réseau intérieur. C’est le sens de la suppression des lignes aériennes intérieures dès lors qu’il existe sur le même axe une alternative ferroviaire, ainsi que de la compensation carbone obligatoire sur les vols domestiques.

Aujourd’hui on voit que le grand plan de soutien au ferroviaire va passer par des taxes supplémentaires sur l’aérien. Les compagnies aériennes demandent d’affecter le produit de cette taxe dans la décarbonation de l’aérien. Que répondez-vous ?

Nous décarbonons l’aérien et développons le ferroviaire. En annonçant un soutien de 300 millions d’euros par an pour le Conseil pour la Recherche Aéronautique Civile (Corac), le Président triple l’enveloppe qui soutient les projets de décarbonation dans l’aérien. Il a également annoncé une enveloppe de 200 millions d’euros sur les SAF pour structurer cette filière et une enveloppe de 50 millions d’euros de financement public pour les projets de startups innovantes. Nous n’opposons pas les filières mais nous leur donnons à chacune les moyens de se transformer pour créer de l’emploi et à terme exporter. C’est du gagnant-gagnant pour la France et ça réduit notre dépendance à l’extérieur.

Internet: entre réalité et virtualité

Internet: entre réalité et virtualité


Si, aujourd’hui, nous sommes habitués à surfer sur Internet, partie émergée d’un énorme iceberg de données interconnectées, les évolutions technologiques récentes devraient bientôt nous permettre de nous immerger dans cet océan bouillonnant de big data. L’immersion vise à procurer à l’utilisateur un sentiment de présence en utilisant des technologies de captation et restitution sensorielle : l’utilisateur se sent transporté dans l’environnement digital créé par des technologies numériques, à tel point qu’il ressent ces objets numériques virtuels comme faisant partie de sa réalité. De leur côté, les systèmes numériques détectent et interprètent de mieux en mieux les comportements et les émotions de leurs interlocuteurs, à tel point que l’humain a l’impression que ce système est conscient de sa présence et interagit volontairement.

par Ahmed Azough
Professeur de Réalité Virtuelle et Vision par Ordinateur, Pôle Léonard de Vinci dans the Conversation

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Les films Matrix et plus récemment Ready Player One reflètent bien cette idée : s’interposer entre les récepteurs sensoriels de l’homme et la réalité afin de créer un monde nouveau, que l’on appelle parfois le « métaverse ». Ce concept est déjà utilisé depuis de plusieurs années pour les simulateurs d’aviation ou de conduite, ou pour des parcs de loisirs (L’Extraordinaire Voyage au Futuroscope par exemple).

Le web immersif fait suite à trois générations du web : du web 1.0 statique qui ressemble à une « vitrine » d’affichage, au web 2.0 participatif qui intègre les utilisateurs dans la création du contenu, et au web 3.0 dit « sémantique », qui introduit de l’ingénierie de connaissance pour structurer les données.

Cette quatrième génération, le « web 4.0 » ou « web immersif », doit être très accessible grâce aux réseaux haut débit 5G et à l’internet des objets (IoT). Le couplage du web et de la 5G nous fait entrer depuis le début des années 2020 dans l’ère d’un web « ambiant », pervasif et ubiquitaire, où de nombreux objets sont connectés et communiquent de manière autonome.

Les gants à retour haptique captent les sensation tactiles et en fournissent à l’utilisateur. Ils permettent notamment de se former à la manipulation d’équipement dangereux. XR expo, Unplash, CC BY
Les technologies immersives de réalité virtuelle, augmentée ou mixte sont considérées par plusieurs acteurs comme la quatrième révolution du numérique (après les ordinateurs personnels, les ordinateurs portables et les smartphones). Elles devraient permettre une importante métamorphose de la pratique du Web, dont les fonctionnalités risquent d’évoluer plus ou moins rapidement selon le niveau d’adoption de la technologie, du dispositif utilisé, mais aussi selon l’évolution des réglementations relatives à la protection des données.

À quoi ressemblera Internet avec le web immersif ?

Les agents conversationnels virtuels (comme ChatGPT) répondent de manière naturelle et précise aux requêtes des utilisateurs. Dans le cadre d’un moteur de recherche, les requêtes n’ont plus besoin d’être constituées de mots clés, mais deviennent des discussions naturelles.

Ce type de conversations plus naturelles pour les humains pourrait avoir d’autres applications : un prototype de thérapies de groupe dans le milieu scolaire a par exemple été testé par 134 étudiants à l’université National Tsing Hua University à Taiwan en 2021. Des systèmes similaires sont testés pour des entretiens d’embauche ou des assistants industriels.

À lire aussi : Réalité virtuelle et santé mentale : exit le divan, place au casque ?

Les réponses des moteurs de recherche pourraient être des objets 3D virtuels transférés à l’utilisateur, ou des visites d’environnements virtuels. Les technologies immersives sont même considérées comme une technologie de rupture qui révolutionne la gestion et le marketing du tourisme.

Par ailleurs, les réseaux sociaux, les chats et les forums sont en train d’être transformés en métavers (second life, Meta Horizon worlds). Les visioconférence peuvent évoluer en « holoportation » : un système développé en 2016 par Microsoft, qui permet de la reconstructions 3D de haute qualité et en temps réel d’un espace entier, y compris les personnes, les meubles et les objets qu’il contient, à l’aide d’un ensemble de nouvelles caméras de profondeur. Cette technologie a également été testée dans le domaine de l’éducation à travers quelques prototypes, et a permis de mettre en l’évidence le rôle important de la présence (et de la télé-présence) dans l’enseignement supérieur.

À lire aussi : Sur quelles technologies les métavers reposent-ils ?

Des casques de réalité mixte autonomes plus légers et plus puissants pourraient permettre l’adoption de cette technologie à grande échelle, avec par exemple le casque Meta Quest 3 présenté par Mark Zuckerberg le 1 Juin 2023.

Côté santé, la chirurgie a connu de nombreuses avancées technologiques, depuis la première télé-chirurgie en 2001. Les chirurgiens peuvent de travailler à distance avec un écran tridimensionnel, via des jumelles haute définition – mais la latence moyenne, autour de 700 millisecondes, privilégie les usages d’entraînement et de planification. La première opération chirurgicale collaborative de l’épaule au monde à l’aide de la réalité mixte a été réalisée en 2017 à l’hopital Avicenne AP-HP en France. Le retour haptique permet la transmission des informations tactiles aux chirurgiens, ce qui permet de sentir la consistance du tissu et la tension dans les sutures.

Aujourd’hui, plusieurs prototypes de soins médicaux faisant appel à des dispositifs haptiques et de capteurs corporels connectés permettent aussi d’envisager le diagnostic et les soins à distance. Récemment, la NASA a même envoyé virtuellement des médecins sur l’ISS pour aider les astronautes à rester en forme.

une femme medecin avec des lunette de réalité virtuelle
Jusqu’à quel point la médecine de ville peut-elle être réalisée à distance ? Bermix Studio, Shutterstock
L’e-commerce pourrait aussi bénéficier des technologies immersives : des caméras 3D et des capteurs connectés permettraient de transmettre les mensurations exactes des clients et d’essayer (virtuellement) leurs choix dans des chambres d’essayage virtuelles sans se déplacer.

On envisage également que la navigation GPS devienne la navigation « VPS » (pour Visual positioning system) : avec des lunettes de navigation basée sur la réalité augmentée, ainsi que des retours sonores et haptiques, elle deviendrait plus intuitive. Un tel prototype ciblant les personnes âgées a été développé en 2018 à Telecom ParisTech en France.

Enfin, et bien qu’elle soit à ses balbutiements, la recherche dans le domaine de la « saveur augmentée » vise à développer des dispositifs olfactifs pour sentir des parfums ou goûter des plats à distance.

Que peut-on virtualiser ?

Tous les sens font l’objet de récents progrès scientifiques et technologiques : la vision, le toucher, l’ouïe, l’odorat, le goût, mais aussi les sens du mouvement, de l’équilibre, de la chaleur par exemple. Dans ce sens, une interface olfactive souple, miniaturisée et sans fil a été ainsi développée pour la réalité virtuelle à l’université de Hong Kong en 2023.

Dans la modalité visuelle, les dispositifs varient en niveau d’immersion : des écrans de smartphone peu immersifs, à des dispositifs semi-immersifs comme les écran incurvés et casques de réalités mixtes, jusqu’aux dispositifs immersifs comme les casques VR (virtual reality). Plus ces casques deviennent économiquement abordables, légers et autonomes, plus l’adoption de cette technologie augmente. La communauté anticipe que le casque de réalité mixte nouvelle génération Apple Vision Pro annoncé le 5 juin 2023 lors de l’Apple Worldwide Developers Conference constitue un pas majeur vers l’adoption de la technologie immersive par le grand public, comme l’a constitué l’iPhone 2G en 2007 pour l’adoption des smartphones.

La modalité sonore accompagne souvent ses dispositifs d’immersion visuels à travers le son spatialisé 3D (le son stéréo traditionnel est diffusé en deux canaux seulement, gauche et droite). Le son spatialisé ajoute une dimension supplémentaire en introduisant des informations de localisation sonore verticales, horizontales et en profondeur. Cette technologie est aujourd’hui bien maîtrisée et largement utilisée dans le domaine des jeux vidéo.

Pour le toucher, il existe des dispositifs dits « intrusifs » (car encombrants) comme les gants haptiques et les combinaisons corporelles ; et d’autres dispositifs moins invasifs ultra-minces ainsi que des peaux artificielles connectées sont en développement.

D’autres dispositifs plus ludiques comme les bouches artificielles connectées ou des sex-toys connectés laissent présager du développement à venir de l’industrie « adulte » sur l’internet de demain.

Les risques du web immersif

Aujourd’hui, les technologies immersives posent déjà des défis éthiques importants, avec des risques potentiels pour la santé mentale, notamment le trouble de dépersonnalisation/déréalisation. Elles sont aussi sujettes à de sérieuses préoccupations liées à la négligence personnelle du corps (réel) des utilisateurs, et des environnements physiques réels. Elles peuvent également être utilisées pour enregistrer des données personnelles qui pourraient être déployées de manière à menacer la vie privée et à présenter un danger lié à la manipulation des croyances, des émotions et des comportements des utilisateurs.

Ces défis se trouveront accentués avec le web immersif. Même si des initiatives existent pour encadrer éthiquement l’usage de la réalité virtuelle, l’aspect addictif du web et l’aspect intrusif de l’IoT posent de nouveaux défis et exigent plus d’effort pour la protection des usagers.

L’insécurité, l’intrusion à la vie privée, l’isolement social, les crimes pornographiques, les délits virtuels, les maux de têtes, les blessures physiques ou l’addiction, tous ces dangers se verront accentués et devront attirer l’attention à la fois des designers et des représentants des usagers pour une utilisation plus sûre et plus éthique.

IA: Fantasme ou réalité ?

IA: Fantasme ou réalité ? 

 

 Les programmes automatisés et cognitifs sont  omniprésents constate un papier de l’Opinion. Ils améliorent la qualité de services des organisations et facilitent la vie des individus. Peu de pans de nos vies y échappent, qu’il s’agisse de surfer sur des réseaux sociaux dont les algorithmes flattent nos goûts et centres d’intérêts, de se divertir ou de faire du shopping sur des plateformes, comme Netflix ou Amazon, dont les recommandations devancent nos souhaits et nos désirs, de saisir son smartphone qui répond au doigt, à l’œil et à la voix, ou de se déplacer, cartes de navigation à l’appui, VTC à l’approche et voitures de plus en plus autonomes. C’est ainsi, à ce sujet, que le Code de la route a évolué, en cette rentrée, permettant désormais le pilotage automatique.

L’IA s’apparente encore trop souvent à une usine à fantasmes. Il faut là aussi battre en brèche les idées reçues. The Wall Street Journal le soulignait au cœur de l’été : « Si l’intelligence artificielle la plus impressionnante, la plus sophistiquée, celle qui semble la plus “intelligente” est celle qui fait généralement les gros titres, il se trouve que ce sont de bons vieux algorithmes à l’efficacité éprouvée, appliqués à des problèmes extrêmement précis, qui s’avèrent les plus utiles de nos jours ». L’heure n’est plus à la construction de cathédrales numériques mais à la création de programmes maîtrisés, aux effets mesurables.

La majorité des grandes entreprises industrielles ou de services ont su s’engager dans des plans de transformation. Beaucoup trop de petites entreprises se font encore attendre. Le maniement des données dope pourtant la croissance en fluidifiant les processus de décision et d’exécution, et en permettant de mieux répondre à la demande de ses clients, voire de l’anticiper. Si les données constituent le carburant de l’économie, l’IA en devient son moteur. On découvre avec satisfaction que la puissance publique n’est pas en reste.

Le Conseil d’Etat a publié, il y a quelques jours, une étude commandée par Matignon. Celle-ci appelle les pouvoirs publics à « S’engager dans l’intelligence artificielle pour un meilleur service public ». Tout à la volonté de « construire la confiance et servir la performance », le Conseil d’Etat appelle à « un usage équilibré » de l’IA déjà employé dans de nombreux secteurs tels que les armées ou la santé.

Par crainte du rejet, on ne peut que regretter que l’IA apparaisse avant tout comme « une arme pour l’administration (et pas seulement le fisc) ». Incidemment, Bercy a récemment décidé d’élargir son projet du « foncier innovant » à l’ensemble du territoire, promettant de traquer, en plus des piscines, les vérandas, pergolas et terrains de tennis dissimulés, après une année d’expérimentation d’une «baignade surveillée ».

C’est bien un discours incitatif, positif, encourageant et rassurant qu’il faut déployer, d’applications au service des citoyens pour améliorer la qualité de leur vie et des services publics à laquelle ils aspirent. Dans son dernier essai, Homo numericus: La «civilisation» qui vient (Albin Michel), Daniel Cohen pointe à plusieurs reprises l’anomie politique et sociale qui gagne notre société, dont les valeurs communes s’estompent au profit des technologies, sous le coup de leurs algorithmes. Selon lui, « les technologies n’ont pas pris le contrôle de nos vies. Elles prolongent et amplifient les tendances de la société, donnant corps à nos pulsions latentes, mais ne les inventent pas ».

L’économiste regrette « une culture de l’entre-soi qui s’apparente à une forme de néotribalisme ». L’enfermement dans des bulles cognitives sur les réseaux sociaux en est certainement l’exemple le plus éclatant. Trois mots-clés saisis sur TikTok et vous voilà catalogués. On serait tentés de dire « enfermés », mais un geste suffit à stopper l’application, bien qu’elle se montre particulièrement addictive.

C’est un défi majeur pour des dirigeants, politiques comme économiques, de proposer un dessein commun. Sauf à faire le choix d’un grand bond en arrière, le progrès technologique est inexorable. Le meilleur moyen pour l’aborder sereinement reste de s’y former, au risque, sans cela, de décrochages individuels et collectifs. Si le ministre de l’Education nationale et de la Jeunesse n’a pas encore montré de cap en matière numérique, il y a urgence à accentuer son enseignement et la prise en main de ses outils.

Sociétés à mission : Le discours marketing et la réalité

Sociétés à mission : Le discours marketing et la réalité

Pour Alain Schnapper, chercheur à l’Ecole des mines, la société à mission se distingue en ce qu’elle place l’intérêt collectif au cœur de son activité. Mais les engagements demandent à être plus sérieusement contrôlés.( Le Monde)

 

Fondateur du cabinet Gouvernance responsable, Alain Schnapper est chercheur et praticien associé à la chaire Théorie de l’entreprise à l’Ecole des mines Paris-PSL et vice-président de la Communauté des entreprises à mission. En 2020, il a publié le livre Puissante et fragile, l’entreprise en démocratie (Odile Jacob).

L’entreprise moderne portait, à l’origine, une vraie mission sociétale. De quoi s’agissait-il exactement ?

L’entreprise moderne a vu le jour à la fin du XIXe siècle, avec comme moteur l’innovation scientifique et technique. Elle ne se voulait pas seulement un lieu de production de valeur, mais aussi un collectif humain avec de nouveaux modes d’organisation : par exemple, la disparition du paiement à la tâche au profit du salariat. Par la suite, elle s’est inscrite pleinement dans le projet social et politique de la social-démocratie. L’Etat créait toutes les conditions pour permettre à l’entreprise de développer ses activités : la monnaie, la sécurité juridique, l’enseignement et la formation… En contrepartie, l’entreprise créait des innovations et des richesses pour financer l’Etat-providence.

Aujourd’hui, ce contrat social semble rompu. Que s’est-il passé ?

D’abord, à partir des années 1980, la financiarisation de l’économie a abouti à un pouvoir excessif des actionnaires. Dans le même temps, la relation traditionnelle entre les Etats qui édictent les règles et les entreprises qui les respectent s’est totalement délitée sous l’effet de la mondialisation. Enfin, dans un contexte général d’affaiblissement des institutions, les salariés, dans les sociétés démocratiques, aspirent à toujours plus d’égalité et de liberté en entreprise. Mais leurs attentes ne sont pas faciles à satisfaire au sein d’organisations qui ne sont pas démocratiques.

Comment les sociétés à mission peuvent-elles réconcilier l’entreprise avec la société et ses enjeux ?

Depuis les années 1990, une confusion s’est installée entre la société des actionnaires au sens du Code civil et l’entreprise en elle-même qui intègre à la fois les actionnaires, les salariés et leurs savoirs. Or, ce collectif n’ayant pas d’existence juridique, ses intérêts ne sont pas défendus en droit alors qu’ils ne correspondent pas nécessairement aux intérêts des actionnaires. La société à mission place l’intérêt collectif au cœur de ses activités.

Comment être sûr que les engagements des entreprises dépassent la simple communication ?

La qualité de société à mission étant purement déclarative, certaines entreprises peuvent se doter d’une raison d’être juste pour faire joli. Les salariés savent très bien faire la différence entre un discours marketing et une démarche vraiment engagée. Pour être crédible, la raison d’être doit non seulement exposer clairement les enjeux socioenvironnementaux auxquelles l’entreprise entend répondre, mais aussi préciser les moyens alloués pour y parvenir et les objectifs à atteindre.

Réalité virtuelle : pour remplacer la religion

Réalité virtuelle : pour remplacer la religion

Dans un entretien au « Monde », le philosophe et chercheur Pierre Musso estime que le métavers vise à « construire un imaginaire autour de technologies existantes ou en développement », et à les présenter comme une « nouvelle révolution ».

 

Pierre Musso est professeur honoraire des universités, associé à l’école d’ingénieurs Télécom Paris, spécialiste des imaginaires technologiques. Il porte son regard de philosophe sur la réalité virtuelle.

Est-ce que les métavers concrétiseront « la philosophie des réseaux » du penseur de la société industrielle Saint-Simon [1760-1825], dont vous vous inspirez ?

Le métavers illustre une innovation – ou un agrégat de technologies – censée représenter ou annoncer une révolution culturelle. Car, de nos jours, les utopies ou les dystopies se réalisent sous la forme du messianisme ou du catastrophisme technoscientifique. La Silicon Valley, avec l’aide des studios d’Hollywood, ne cesse de mettre en scène des promesses technologiques « révolutionnaires » dans des fictions qui sont souvent des blockbusters mondiaux, comme Matrix ou Minority Report, pour promouvoir le cyberespace et l’intelligence artificielle [IA].
« Métavers » est un nouveau mot-valise dont la Silicon Valley a le secret, comme la « guerre des étoiles » ou les « autoroutes de l’information », destiné à produire un grand récit et à construire un imaginaire autour de technologies existantes, ou en développement, et à les présenter au public comme une nouvelle « révolution ».

 

Vous avez écrit « La Religion du monde industriel » en 2006, puis « La Religion industrielle. Monastère, manufacture, usine. Une généalogie de l’entreprise » en 2017 : se dirige-t-on vers la « religion virtuelle » ?

Dans nos sociétés sécularisées et hyper-technologisées demeure un désir de divinités, car aucune société ne peut se passer de mythes ou de croyances fondatrices qui la font tenir. Une société technicienne va logiquement chercher ses divinités dans la technoscience. Ainsi, les références au sacré et à Dieu sont omniprésentes dans la culture anglo-saxonne, notamment dans les temples de la Silicon Valley, laquelle a adopté une « idéologie technico-mystique », héritière de la cybernétique de Norbert Wiener. Et souvenons-nous : la mort de Steve Jobs [1955-2011] fut saluée en 2011 par les mots : « dieu », « prophète », « messie », « pape », « icône », « apôtre » ou « gourou ». Désormais l’invocation du divin, de l’immortalité et de la transcendance est censée apporter un supplément d’âme à la prolifération des techno-discours entourant l’IA ou le transhumanisme. On est plongé en pleine « techno-religiosité ».

 

L’Europe a-t-elle déjà perdu cette nouvelle bataille de la réalité virtuelle ?

Il n’y a pas aujourd’hui de révolution virtuelle ou digitale, mais des combinaisons d’innovations technologiques issues d’une rupture majeure intervenue au milieu du XXe siècle, qui est l’informatisation créant un nouveau système technique, comme le XIXe siècle fut celui de la mécanisation. L’Europe peut et doit retrouver sa puissance industrielle dans ce secteur, il n’y a aucune fatalité au déclin.

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