Plaidoyer pour la »Real Politik »
Au commencement était Héraclite. Grand philosophe pré-socratique, il se distingue de ses contemporains, notamment Parménide, plutôt convaincus du caractère immuable de l’ordre du monde, par sa conception d’un processus de transformation permanente qui affecterait tous les êtres et toutes les choses. S’agissant des relations entre individus comme entre nations, elles sont soumises à la même loi universelle, à ceci près que le ferment actif de cette perpétuelle mutation, c’est la guerre qui modifie constamment les rapports humains, individuels et collectifs : « la guerre engendre toute chose ». De son point de vue, la contradiction, la confrontation sont des forces créatrices : « Tout se fait et se détruit par discorde ». Par André Yché, Président du conseil de surveillance chez CDC Habitat.( (la Tribune)
Encore un article brillant d’André Yché est toujours bien documenté. Reste qu’une politique étrangère ne pourrait être complètement soumise aux contraintes de la realpolitik et qu’elle doit aussi s’alimenter d’une visions stratégique et d’universalisme, surtout à un moment où les régimes autoritaire gagnent du terrain dans le monde. NDLR
Dans un univers en changement permanent, aucune circonstance n’est immuable et aucune situation ne peut se reproduire identiquement : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». C’est pour cette raison que les notions contraires ne s’opposent pas, mais se complètent et finissent par se confondre : le Bien, le Mal ; le Juste, l’Injuste ; l’Ami, l’Ennemi. L’adversaire d’un jour sera l’allié de demain. La modernité d’Héraclite est saisissante.
Le Moyen-Age chrétien est passé par là, pour rétablir une conception bipolaire et stable du monde. Encore qu’en pratique, à l’époque des croisades, durant la majeure partie des deux siècles de présence des croisés en Orient, la « Real Politik » entre chrétiens et musulmans a prévalu et lorsque des Princes occidentaux s’en sont départis, par brutalité, inculture et sottise, ce fut toujours à leur propre détriment.
C’est notamment la lignée très politique des rois de Jérusalem, de Baudouin 1er à Baudouin IV, « le jeune roi lépreux », mais aussi Foulques d’Anjou, Amaury 1er et Baudouin V qui négocient des alliances avec les Fatimides du Caire, mais aussi avec les dynasties dissidentes de Damas et d’Alep, contre le Califat de Bagdad.
Mais à cette culture de colonisation, fondée sur la construction d’alliances locales, à l’encontre de tout préjugé idéologique et religieux, s’oppose une forme d’intégrisme chrétien qui, dès lors que Saladin aura réunifié les musulmans d’Egypte et de Syrie, conduira à l’éviction définitive des Croisés et à la chute des royaumes chrétiens d’Orient.
L’exemple illustratif du réalisme politique est fourni par Frédéric II Hohenstaufen, en bons termes avec les musulmans qu’il a combattus et soumis en Sicile ; après maintes démêlées avec Rome, il finit par s’embarquer pour la Terre Sainte à la tête de la sixième croisade en 1228, qui consiste à négocier la libération de Jérusalem avec son ami, le Sultan Kamel-El-Malek, sans véritable combat, ce qui lui vaut une deuxième excommunication par son ennemi intime, le Pape Grégoire IX.
On peut dire que Frédéric II Hohenstaufen pousse la « Real Politik » au comble du machiavélisme en rédigeant un ouvrage qui s’arroge le titre d’ « Anti-Machiavel » ; l’auteur du Prince se bornait à distinguer morale et politique ; le dernier empereur de la lignée des Hohenstaufen fait du cynisme une des facettes utiles de l’art politique.
En toute hypothèse, il est juste et équitable de reconnaître au penseur florentin un rôle éminent dans l’énonciation de la « Real Politik » ; non pas d’ailleurs contre toute éthique, puisqu’il considère qu’un Prince, par son mépris pour la morale commune, risque fort de perdre l’estime de ses sujets (enseignement dont s’inspirera Frédéric II Hohenstaufen), de la même manière qu’il n’approuve guère le recours à des alliés stipendiés, qui changeront de camp en fonction des circonstances, tout comme des mercenaires ; le seul véritable partisan digne de confiance est le citoyen : « Il est nécessaire qu’un Prince se fasse aimer de son peuple ; encore est estimé le Prince quand il est vrai ami ou ennemi ; la meilleure citadelle qui soit, c’est de n’être point haï du peuple. » Les palais des Médicis à Florence, la forteresse d’Andrea Doria à Gênes soulignent l’originalité de la pensée du diplomate florentin.
Il est presque paradoxal de constater que c’est à un Junker Prussien, Otto von Bismarck, qu’est associé le terme de « Real Politik » dans le dernier quart du XIX° siècle, alors que bien d’autres avant lui, à commencer par les hommes d’Etat britanniques du siècle de Victoria, auraient pu revendiquer leur expérience du réalisme politique sur tous les continents. La véritable maîtrise de Bismarck s’illustre après la défaite française de 1870, lorsqu’il parvient, jusqu’à son éviction en 1890, à éviter le cauchemar stratégique qui le hante, à juste titre : la guerre sur deux fronts, à l’Ouest contre la France revancharde, à l’Est contre la Russie insatisfaite. Il réussira pendant ces deux décennies à éviter la pire menace qui soit pour les Empires Centraux, en construisant des alliances contre nature, réunissant la Russie et l’Autriche-Hongrie et celle-ci et l’Italie, dans le cadre de la « Triplice ».
Son système volera en éclats avec l’accès au trône de Guillaume II que son défaut de réalisme politique éloignera de ses alliés russes et italiens, mais aussi de la bienveillance britannique. Sur le constat affligeant de la Première Guerre Mondiale, exilé aux Pays-Bas, il confessera :
« Je n’ai pas voulu cela ! »
Sans doute Bismarck eût-il su trouver les accommodements qui auraient permis d’éviter les vingt millions de morts du premier conflit mondial
A l’issue de ces quatre années de traumatisme inconcevable, le leadership a traversé l’Atlantique et l’Amérique Wilsonienne affirme, en quatorze points, ses hautes convictions morales, qui ne l’engageront guère : la SDN, de ce fait, demeurera un vœu pieux qui n’empêchera pas l’Histoire de se reproduire, les mêmes causes produisant les mêmes effets. Mais les Etats-Unis sont devenus, en 1945, la puissance dominante largement reconnue comme telle, par ses amis et alliés, comme par ses ennemis.
Le premier qui assume le choix du retour à la « Real Politik », dans le contexte de la Guerre Froide, est le seul dirigeant américain francophile de l’Après-Guerre et jusqu’à nos jours, Richard Nixon, ainsi que le Secrétaire d’Etat emblématique d’une époque chahutée, Henry Kissinger, « Dear Henry ».
Le coup de maître de ce tandem, c’est le rapprochement avec la Chine qui permet de « positiver » l’abandon du Viêt-Nam et d’isoler la Russie.
Kissinger, spécialiste du Congrès de Vienne, admirateur de Richelieu qui avait financé la Guerre de Trente Ans en soutenant les Suédois protestants contre les principautés catholiques d’Allemagne tout en missionnant le Père Joseph auprès de celles-ci pour les convaincre que la France était leur meilleur soutien. Du Grand Cardinal qui avait convaincu la flotte hollandaise de bloquer les accès à La Rochelle contre les tentatives de ravitailler les protestants insurgés, Kissinger connaissait bien la politique, ainsi que celles de Metternich, de Castlereagh et de Bismarck, et savait s’en inspirer avec mesure. S’agissait-il pour autant d’un revirement complet vis-à-vis des traditions politiques américaines ?
Le Nouveau Monde s’est construit sur le rejet de principe de l’Ancien et sur l’affirmation de droits qui reposent sur des valeurs fondamentales de liberté, de propriété et de démocratie républicaine, en rupture manifeste avec la Raison d’Etat, le pouvoir régalien de fixer l’impôt (une revendication fondamentale, empruntée aux révolutions anglaises, était : « No taxation without representation »), le régime monarchique.
Au surplus, la pratique européenne de la diplomatie secrète, des guerres de reconquête et de colonisation et de séparation de la politique et de la morale, héritée de Machiavel était nécessairement récusée car à l’origine du malheur des peuples.
Qu’en fut-il en réalité ? C’est une étrange et peu convaincante combinaison d’idéologie, de pragmatisme et d’universalisme qui s’imposa, produisant des effets pour le moins discutables qui prévalent encore aujourd’hui.
L’histoire des relations entre les Etats-Unis et la France, la plus ancienne alliance du peuple américain, puisque c’est grâce à elle qu’il obtint l’indépendance, illustre parfaitement la manière de celer des choix cyniques et nationalistes (legs du « jingoïsme » britannique), souvent teintés d’idéologie, sous la proclamation théâtrale de bons sentiments.
C’est en 1783 que fut conclu le traité de Versailles par lequel le Royaume-Uni reconnaissait, sous les auspices de la France (au prix d’une grave crise des finances publiques de celle-ci, qui conduira à la Révolution six ans plus tard) l’indépendance des Etats-Unis.
Dès l’origine, un fort courant fédéraliste, animé notamment par Alexander Hamilton et John Adams, foncièrement anglophile, s’opposa à la conception « agrarienne » et décentralisatrice de Thomas Jefferson, fidèle à l’alliance française.
Au cours des années 1798/1800, une « quasi-guerre » navale opposait la jeune marine américaine (moins d’une dizaine de bâtiments) aux navires de commerce et corsaires français, opérant notamment à partir des Antilles pour la plus grande gloire du héros emblématique de l’US Navy, John Paul Jones. Napoléon trouva un arrangement en cédant la Louisiane.
Son petit-neveu, Napoléon III, rêve de reconstituer les bases d’un rayonnement impérial hors d’Europe : en Afrique du Nord, avec la création d’un royaume arabe dont il confierait les destinées à son ami Abd-El-Kader ; en Amérique latine, à partir du Mexique où la Légion Etrangère, au nom de plusieurs états européens agissant pour le compte de créanciers (dont les frères Pereire) s’efforce de soutenir un régime impérial « ami » et allié, sous l’autorité de l’archiduc Maximilien de Habsbourg.
Cette politique contrevient à la doctrine énoncée par le Président James Monroe en 1823 qui écarte toute perspective d’immixtion européenne sur le continent américain, mais les Etats-Unis sont en pleine guerre de Sécession, le Nord fédéraliste contre le Sud séparatiste, soutenu par la plupart des états européens au premier rang desquels la France.
La reddition de la Confédération, dont les troupes commandées par Robert E. Lee capitulent à Appomattox en avril 1865, modifie le rapport des forces. Les Américains apportent dès lors un soutien massif aux révolutionnaires de Benito Juarez ; les troupes françaises quittent le pays et Maximilien est fusillé en Juin 1867. Le régime républicain est instauré.
Lorsqu’éclate la Première Guerre Mondiale, les Etats-Unis qui comptent une importante minorité d’origine germanique affichent leur neutralité. Le torpillage, en avril 1915, du paquebot britannique Lusitania suscite un mouvement d’opinion contre l’Allemagne et lorsque celle-ci annonce la reprise de la guerre sous-marine en 1917, les Etats-Unis entrent en guerre. La victoire des Alliés se conclut par un traité de paix conforme aux 14 points énoncés par le Président Wilson, en dépit de la participation modique de l’armée américaine aux combats : elle perd un peu moins de 120 000 hommes, à comparer à 1,4 million pour la France, 2 millions pour l’Allemagne, 1,1 million pour l’Autriche-Hongrie, 900 000 pour le Royaume-Uni, 65 000 pour l’Italie, 1,8 million pour la Russie, 800 000 pour l’Empire Ottoman, 450 000 pour la Serbie… Par la suite, après le refus du Congrès d’autoriser l’adhésion des USA à la Société des Nations, créée à leur instigation, les Américains exigent le règlement par leurs alliés de leurs dettes de guerre, tout en exerçant une pression constante sur la France épuisée en faveur de l’allègement des réparations dues par l’Allemagne.
A l’issue de la Seconde Guerre Mondiale, qui voit Roosevelt s’allier à Staline pour abattre Hitler au moindre coût humain, le premier mouvement du gouvernement américain est de traiter la France en pays vaincu, soumis à une administration américaine, l’ « AMGOT » (American Government of occupied territory).
Le projet est finalement abandonné par Truman, mais les Etats-Unis favorisent le démantèlement de l’empire colonial français, l’OSS (Office of Strategie Services, ancêtre de la CIA) apportant un soutien massif au Viet-Minh de Ho-Chi-Minh (CF. « Un américain bien tranquille » de Graham Greene) jusqu’à ce que la guerre de Corée alimentant un courant anti-communiste dans tout le pays, conduise à l’internationalisation du conflit indochinois à partir de la mission du Général De Lattre aux Etats-Unis, en septembre 1951, qui parvient à graver dans les esprits la « théorie des dominos ». Lorsque la France se retire dans le cadre des accords de Genève de Juillet 1954, les Etats-Unis prennent la relève, semant les germes de la Guerre du Viêt-Nam.
A l’automne 1956, à la suite de la nationalisation par Nasser du canal de Suez détenu majoritairement par des capitaux franco-britanniques (à la suite du rachat par le gouvernement de Disraeli de la participation du Khédive en novembre 1875, profitant de l’affaiblissement de la France postérieur à la défaite de 1870), dans le cadre d’un accord secret conclu à Sèvres quelques semaines auparavant, Israéliens, Français et Britanniques interviennent et écrasent l’armée égyptienne.
Au même moment, les Soviétiques répriment durement une révolte hongroise qui a éclaté à Budapest, ce qui n’empêche pas Américains et Soviétiques de faire front commun pour stopper l’offensive des puissances coalisées.
Eisenhower déclenche une offensive massive contre la Livre Anglaise, interdisant le soutien du FMI, et les approvisionnements pétroliers de la France et du Royaume-Uni sont bloqués, alors que les principaux membres de l’OTAN s’alignent sur la position américaine. Les alliés franco-britanniques n’ont d’autres solutions que de se retirer en laissant les positions acquises aux troupes de l’ONU qui demeureront en place jusqu’à la Guerre des Six Jours.
Pendant longtemps, les conséquences de la crise pèseront sur les doctrines respectives de la France et du Royaume-Uni, l’une décidant de ne plus jamais dépendre des Etats-Unis (d’où la création d’une force nationale de dissuasion autonome), l’autre de ne plus jamais intervenir sans les Etats-Unis (jusqu’à la guerre des Malouines).
Le dossier est suffisamment fourni sans qu’il soit nécessaire de l’alimenter davantage : l’extension démesurée de l’extraterritorialité du droit américain et les amendes pénales qui en découlent illustrent abondamment l’actualité.
Du comportement diplomatique des Etats-Unis depuis bientôt deux siècles et demi, une observation générale s’impose : au-delà des affirmations morales qui émaillent le discours officiel, le gouvernement américain est un adepte constant de la « Real Politik » et la gestion des dossiers Syrien, Irakien et Afghan le démontre clairement.
Toutefois, le caractère nocif de certains choix et d’une posture générale combinant, selon les époques, interventionnisme universaliste et repli nationaliste n’est pas intrinsèquement lié au réalisme de fond qui dicte les choix déterminants, mais aux atermoiements, aux revirements et aux arbitrages contradictoires qui décrédibilisent le discours des Etats-Unis et de l’Occident dans son ensemble, aligné sur la puissance dominante.
Le Monde étant ce qu’il est, depuis toujours, c’est le réalisme politique, au service d’objectifs clairs et accessibles, qui demeure la seule voie de salut. Toute autre ligne est porteuse de risques inutiles et, au stade ultime, de potentielles catastrophes.
« La politique, quand elle est un art et un service, non point une exploitation, c’est une action pour un idéal à travers des réalités. » – Charles de Gaulle