Réagir face à la dépendance des Gafam !
Le lobbying forcené, et généreusement financé, des géants américains doit être contré par un front solide constitué par les acteurs de l’écosystème. (*) Par Philippe Latombe, député (Modem) de Vendée.
S’il est une leçon qui doit nous éclairer, c’est celle que nous donnent bien malgré eux les Ukrainiens, depuis maintenant plus d’un mois. Contrairement à toutes les prédictions, ils ont réussi à déjouer les pronostics de leurs agresseurs comme des observateurs, en appliquant contre l’envahisseur une recette aussi efficace que simple, celle de l’union, quels que soient les différends et les antagonismes antérieurs. Ce n’est pas pour eux la garantie d’une victoire au bout des épreuves, mais c’est celle, dans le pire des cas, de pouvoir faire entendre leur voix dans les négociations et de limiter les dégâts qu’aurait engendrés une défaite massive.
Or, il faut oser le parallèle car, ne nous leurrons pas, c’est bien une guerre d’occupation dans laquelle nous nous trouvons face aux Gafam [Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, Ndlr], un conflit multiforme qui progresse à bas bruit et mine peu à peu nos libertés individuelles et collectives, et in fine notre souveraineté.
Qu’on le veuille ou non, le cyberespace a envahi le monde réel et ceux qui y ont établi leur domination écrasent à la façon du rouleau compresseur ceux qui tentent de s’y faire une place. Dans cette lutte d’influence, le Cloud est le lieu par excellence de tous les combats, et nos données en sont le butin. C’est sans aucun doute l’une des leçons essentielles qui ressortent de la mission parlementaire sur la souveraineté numérique dont j’ai été le rapporteur.
Le marché européen du Cloud a beau être en pleine croissance, notamment à la suite des confinements liés à la crise sanitaire, les géants américains dominent largement le secteur sur notre continent et écrasent les acteurs européens. Et c’est justement parce que la crise sanitaire nous a fait prendre conscience de l’ampleur de notre dépendance qu’ils sont tentés d’accentuer leur pression.
Il ne faut plus que l’Europe se contente de dire le droit dans ce domaine. Elle doit l’appliquer dans toute sa rigueur, ne pas se satisfaire de simulacres, de vœux pieux et de semonces non suivies d’effets : les Etats-Unis n’ont aucunement la volonté d’appliquer le RGPD. Si les amendes prises à l’encontre de ceux qui y contreviennent restent ridicules, elles n’auront aucun caractère dissuasif et rien ne changera sous le soleil du cyberespace.
De la même façon, nous pourrons mettre en place tous les projets européens de régulation d’Internet possibles, tous les Digital Services Act (DSA) et Digital Markets Act (DMA) du monde, si là encore les sanctions ne sont pas appliquées avec des pénalités suffisamment dissuasives, ces réglementations resteront sans effet.
Lors d’une déclaration commune consacrée au renforcement du partenariat entre les Etats-Unis et l’Europe, le président américain, Joe Biden, et la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, ont annoncé être parvenus à un accord sur un nouveau cadre pour le transfert des données personnelles entre les deux puissances économiques. Il est regrettable que les deux parties n’en aient pas profité pour parvenir à un accord de non-espionnage donnant des garanties de base entre démocraties censées partager les mêmes idées.
En attendant, alors que la Cour suprême américaine vient de conforter les lois américaines sur le renseignement, dans une décision rendue début mars, on peut avec raison avoir des doutes sur la légalité d’un nouvel accord, en l’absence d’évolution du droit américain. On peut aussi se demander si on ne s’achemine pas vers un inévitable Schrems 3 et, par conséquent, de nouveaux atermoiements dans la recherche d’un nouvel accord.
Les « mauvais esprits » dont j’avoue faire partie, ont la sensation désagréable que nos données ont été échangées contre du gaz. En effet, alors que l’on apprenait le 16 mars la plainte d’OVHCloud et d’autres entreprises contre Microsoft, le lendemain, Brad Smith, président de Microsoft, s’entretenait avec Margrethe Vestager, vice-présidente de la Commission européenne chargée du numérique et de la concurrence. Il est des coïncidences d’agenda qui laissent rêveur.
Dans un tel contexte, ceux qui pensent qu’en laissant d’autres mener seuls le combat, ils pourront tirer leur épingle du jeu, se trompent lourdement ; ceux qui font des concessions aussi, car ils ne font que retarder l’inévitable. Ainsi, quand OVHCloud et Nextcloud lancent auprès de la Commission européenne une procédure pour abus de position dominante contre Microsoft, leurs concurrents nationaux et européens doivent se faire un devoir de la jouer collectif.
Il est donc essentiel qu’ils acceptent de documenter les pratiques exercées contre eux par les opérateurs dominants. Ce sont en effet leurs témoignages qui permettront à la Commission de statuer efficacement. Ils doivent remplir le questionnaire qui leur a été soumis et non botter en touche, dans l’espoir illusoire d’éviter de contrarier les géants américains. Selon la même logique, il est indispensable que les témoignages se multiplient auprès de l’Autorité de la concurrence française qui s’est auto-saisie du sujet. C’est une question de survie.
Le lobbying forcené, et généreusement financé, des géants américains doit être contré par un front solide constitué par les acteurs de l’écosystème, des chercheurs, des juristes, des associations de défense des libertés numériques et, bien sûr, des parlementaires – et je me sens bien seul sur ce coup-là. C’est la seule voie possible à emprunter si nous voulons pouvoir sauver ce qui peut l’être, pendant qu’il en est encore temps. J’en appelle donc à toutes les bonnes volontés. Sinon, nous ne pourrons même pas nous permettre de dire comme François 1er après le désastre de Pavie : « Nous avons tout perdu, fors l’honneur ».