France: les ravages de la désindustrialisation
Déjà auteur du remarquable « Archipel français », paru en 2019, où il décrivait la lente atomisation d’un pays à l’unité vacillante, le politologue Jérôme Fourquet signe donc, avec, cette fois, le journaliste et essayiste Jean-Laurent Cassely, « La France sous nos yeux », un instantané exceptionnel de lucidité et de clarté réalisé à l’aide d’une compilation inédite de statistiques, celles de l’Insee ou des grands organismes afférents, naturellement, mais aussi avec le secours d’une batterie de données qu’il a fallu chercher dans les tréfonds des multiples banques de data disponibles.
On en ressort avec le nombre de piscines construites sur le sol français, le nombre de visiteurs du zoo de Beauval, le profil des amateurs de Kebab ou celui des néoruraux de la Drôme – nouveau département hype du moment – sans oublier l’incroyable décryptage de la France périphérique, aussi appelée « France Plaza » par les auteurs, du nom du célèbre agent immobilier devenu star de la télé.
Que trouve-t-on au fil de ces indicateurs souvent originaux mais jamais loufoques mis bout à bout ? Une vision à la fois macro et micro de notre territoire, presque à hauteur d’homme et loin de la seule froideur et du funeste penchant des statisticiens pour la moyennisation.
Dire que les auteurs révèlent, à l’occasion, une grande tendance qui nous aurait échappé serait exagéré. Comme nous tous, ils constatent les ravages au long cours de la désindustrialisation, la transformation de notre pays en vaste zone de chalandise prise d’assaut d’abord par la grande distribution puis par les entrepôts du type de ceux d’Amazon, ou encore les bouleversements de la métropolisation conjugués à la lassitude urbaine qui, considérablement dopée par le télétravail de masse né du Covid-19, conduit aujourd’hui à un exode important des citadins vers les campagnes.
Ce qu’ils montrent, en revanche, c’est l’incroyable brutalité et rapidité avec lesquelles ces évolutions se sont produites, pour le meilleur et pour le pire. Pour le pire, voici l’exemple maintes fois raconté de l’Alcatel « sans usines », ce « fabless » devenu une folie française dans les années 2000, une folie dont s’empara le patron de l’époque Serge Tchuruk. Dans un tableau édifiant reproduit dans le livre, on se rend compte qu’entre 1995 et 2013 le groupe fermera ou cédera pas moins de 17 usines sur le territoire. Autant de plaies béantes ouvertes dans la plupart des zones concernées, autant de décisions qui, au nom d’une vision quasi suicidaire, précipiteront la chute du groupe.
Voici aussi la France d’Intermarché et consorts, lequel Intermarché se déploiera au rythme hallucinant de deux ouvertures par semaine entre 1980 et 1990, redessinant, comme tous ses rivaux distributeurs, les abords des villes, transformant les flux de transports, améliorant le pouvoir d’achat des classes modestes, modifiant radicalement les codes de l’alimentation.
La France d’Amazon
Voici enfin, en 2020, la France d’Amazon, symbole de la victoire absolue du secteur tertiaire mais dont les élus locaux sont loin de se plaindre, bien au contraire. Car cette France des entrepôts, qui offrent au regard leur rectangle grisâtre dans les campagnes, est à nouveau synonyme d’emplois, singulièrement dans des régions sinistrées par la disparition de l’industrie. Les chiffres, retrouvés par nos auteurs, sont édifiants : en quinze ans, l’emploi dans le secteur de l’entreposage et de la manutention aura augmenté de plus de 50 %.
Pour serrer au plus près l’impact de ces multiples ruptures sur l’attractivité de telle ou telle portion de notre territoire, Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely ont eu l’idée d’analyser le trafic généré sur Wikipédia par toutes les communes qui y sont répertoriées. Bilan, une transformation profonde des hiérarchies où la France triple A d’autrefois n’est plus forcément celle d’aujourd’hui. La perte d’influence du Lubéron au profit de Biarritz, l’incroyable réveil de Bordeaux, l’engouement pour La Rochelle ou Avignon contrastent avec cette France « gris foncé » allant de la Haute-Normandie à la Picardie en passant par la Franche-Comté ou le sud de l’Alsace.
La « démoyennisation »
La France d’aujourd’hui est celle de la « démoyennisation », affirment les auteurs. La polarisation est partout, y compris dans la même famille de consommation. Le burger peut-être premium comme il peut être « popu ». Le camping, mode de tourisme populaire par excellence, a désormais ses fans bobos. Et la France d’en haut a plus souvent qu’autrefois l’occasion de rencontrer celle d’en bas sur Leboncoin. Impossible, ici, de rendre compte en détail d’un livre foisonnant. En creux, ce sont évidemment les transformations sociales à l’oeuvre, pas toujours bien comprises, qui sont décortiquées. « L’écart entre le pays tel qu’il se présente désormais à nos yeux et les représentations que nous en avons est abyssal », écrivent les auteurs. C’est pourquoi ce livre est indispensable.
Par Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely. Editions du Seuil, 483 pages, 23 euros