Afghanistan : 20 ans d’intervention occidentale ratée
Reprenant l’interrogation de l’orientaliste britannique Bernard Lewis, « qu’est-ce qui a mal tourné ? », l’historien Gabriel Martinez-Gros livre, dans une tribune au « Monde », un constat très sévère sur vingt ans d’interventions occidentales ratées en Afghanistan.(extrait)
Tribune.
Il y a vingt ans, au lendemain du 11 septembre 2001, l’orientaliste britannique Bernard Lewis (1916-2018) publiait un livre intitulé What Went Wrong ? (Que s’est-il passé ?, Gallimard, 2002), dont la question visait l’islam. Car la certitude qu’avait alors l’Occident d’être le centre et le modèle de l’histoire restait intacte. L’islam djihadiste était une « dissidence », comme nous l’écrivions avec Lucette Valensi deux ans après, en 2003. Aujourd’hui, la question s’inverse. C’est nous qui tournons mal. Pourquoi ? Parmi les enseignements qu’il faut tirer de la chute de Kaboul, je n’en distingue ici que quelques-uns des plus évidents.
La rapide défaite de l’armée afghane rappelle celle de l’armée irakienne à Mossoul, en 2014. Des soldats plus nombreux et infiniment mieux armés que les insurgés, appuyés de plus par l’aviation américaine, ne leur ont pas résisté plus de quelques semaines. Or, la défaite est celle de l’Occident. Par peur de la « guerre tribale » en Afghanistan comme en Irak, nous avons voulu une armée « neutre » qui ne soit d’aucun clan, d’aucune couleur ethnique ou religieuse, ni pachtoune, ni tadjike, ni ouzbeke, ni hazara.
Cette neutralité même l’a privée de ces solidarités au combat, de ces valeurs « bédouines », disait au XIVe siècle l’historien Ibn Khaldûn, qui sont l’âme de la guerre. Au contraire, les talibans, solidement enracinés dans le sunnisme et l’ethnie pachtoune du sud du pays, ont su les mobiliser, puis les dépasser en ralliant des partisans dans le Nord quand leur succès est devenu probable. Cette vérité est désagréable, mais il conviendrait de la regarder en face : en Syrie comme en Irak ou au Tchad, les régimes qui ont résisté à la poussée djihadiste s’appuient sur des minorités fortement solidaires (Alaouites, Kurdes, Zaghawa).
Au contraire, l’Occident a prétendu gagner la guerre par les moyens de la paix, ce qu’Ibn Khaldûn nomme la « sédentarité » : l’excellence technique, l’apprentissage et l’école, l’indifférence aux origines, le choix de l’individu et la restriction de la violence jusque dans la pratique du combat. Mais ces vertus que nous pratiquons avec talent dans nos sociétés pacifiées n’ont pas le pouvoir de solliciter les sentiments extrêmes qui donnent la victoire.
Beaucoup, qui font ce constat, en rejettent la faute sur l’archaïsme de sociétés « tribales » incapables de recevoir les bienfaits de notre civilisation moderne. C’est une erreur. Les sociétés occidentales ne sont aujourd’hui ni plus solidaires, ni mieux armées pour résister à une poussée guerrière hostile que les Afghans « sédentarisés », pacifiés, de Kaboul ou d’Herat, qui sont nos frères. Nous aussi, nous fuirions vers les aéroports. Notre hostilité déclarée au tribalisme et à l’ethnie cache en effet une réticence plus sourde, mais à peine moins sensible, à la nation. Le mot a pratiquement perdu, parmi nous, l’aura révolutionnaire, presque mystique, qui en émanait il y a encore quelques décennies.