Santé-Le rapport de l’OMS sur l’origine de la Covid-19 contesté par les scientifiques
Drew Hinshaw et Jeremy Page (Wall Street Journal)
Dans un contexte de tensions croissantes entre Pékin et Washington, la délégation de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) partie enquêter en Chine sur les origines de la Covid-19 envisage d’abandonner la publication de son rapport provisoire tandis qu’un groupe de scientifiques internationaux appelle à organiser une nouvelle investigation.
Dans une lettre ouverte publiée le jeudi 4 mars, un collectif composé d’un peu moins d’une trentaine de scientifiques exhorte à l’ouverture d’une nouvelle enquête internationale. Selon ses membres, la délégation de l’OMS revenue le mois dernier de sa mission à Wuhan (la ville chinoise où les premiers cas ont été signalés) n’a pas disposé des moyens nécessaires pour enquêter sur les sources possibles du coronavirus, notamment pour déterminer s’il s’était échappé d’un laboratoire.
Leur appel intervient alors que les Etats-Unis, récemment revenus sur leur décision de quitter l’OMS, appellent à plus de transparence dans le cadre de cette enquête et affirment avoir l’intention d’examiner de près le rapport sur la mission à Wuhan. Ils pressent la Chine de communiquer toutes les données utiles, notamment sur les premières infections confirmées en décembre 2019 et d’autres potentiellement survenues avant cette date.
Pendant ce temps, Pékin demande que soient organisées le même type de missions dirigées par l’OMS dans d’autres pays, y compris les Etats-Unis, afin de déterminer si le virus aurait pu naître ailleurs qu’en Chine et s’être propagé à Wuhan par le biais d’emballages d’aliments surgelés.
Cet ajournement de la publication des découvertes et des recommandations de la délégation envoyée à Wuhan, à laquelle ont participé des scientifiques et des responsables chinois qui devront approuver tout futur rapport, s’inscrit dans un contexte de controverse politique et scientifique incessante autour de la recherche de l’origine de la pandémie
Le 12 février, Tedros Adhanom Ghebreyesus, directeur général de l’OMS, a déclaré que la délégation publierait possiblement la semaine suivante un rapport intermédiaire résumant brièvement la mission à Wuhan, et que le rapport complet serait diffusé plusieurs semaines plus tard. Mais ce résumé n’a toujours pas été publié et l’équipe de l’OMS est en train d’en abandonner l’idée, explique Peter Ben Embarek, spécialiste de la sécurité alimentaire à la tête de la délégation. L’équipe de l’OMS envisage de publier un résumé en même temps que le rapport final complet, affirme-t-il. Ce rapport final « sera publié dans les prochaines semaines et comprendra des découvertes majeures », a annoncé un porte-parole de l’OMS.
« Par définition, un rapport résumé ne contient pas tous les détails, a justifié le Dr Ben Embarek. Donc étant donné l’immense intérêt que suscite ce rapport, un simple résumé ne satisferait pas la curiosité des lecteurs. »
Cet ajournement de la publication des découvertes et des recommandations de la délégation envoyée à Wuhan, à laquelle ont participé des scientifiques et des responsables chinois qui devront approuver tout futur rapport, s’inscrit dans un contexte de controverse politique et scientifique incessante autour de la recherche de l’origine de la pandémie.
Le ministère chinois des Affaires étrangères a accusé la lettre ouverte de vouloir faire « du neuf avec du vieux », de désigner des coupables et de manquer de crédibilité scientifique. Il a également déclaré que la délégation de Wuhan avait conclu qu’il était « extrêmement improbable » que le virus soit sorti d’un laboratoire, hypothèse qu’il ne valait donc plus la peine d’approfondir. Ni le ministère des Affaires étrangères, ni la Commission nationale de la santé chinoise n’ont répondu aux demandes de commentaires sur le rapport de la délégation à Wuhan.
Selon un exemplaire de prépublication de la lettre ouverte, le collectif de 26 scientifiques et autres experts dans des domaines comme la virologie, la zoologie et la microbiologie ont déclaré qu’il avait été « quasiment impossible » à l’équipe de l’OMS de conduire une investigation complète, et que tout rapport était probablement voué à des compromis politiques puisqu’il devait être approuvé par le volet chinois de la délégation.
Une enquête crédible nécessiterait, entre autres choses, des entretiens confidentiels et un accès plus complet aux dossiers médicaux des cas de coronavirus confirmés ou potentiels en Chine datant de fin 2019, lorsque l’épidémie a été identifiée pour la première fois à Wuhan, affirme la lettre signée par des experts de France, des Etats-Unis, d’Inde, d’Australie et d’autres pays.
Les enquêteurs devraient aussi se voir accorder l’accès à des registres concernant l’entretien, le personnel, les élevages d’animaux ainsi que les cahiers de laboratoire de tous les laboratoires travaillant sur le coronavirus, peut-on y lire.
« Nous ne pouvons nous permettre de conduire une enquête sur les origines de la pandémie qui ne soit pas absolument rigoureuse et crédible, poursuit la lettre. A ce jour, les démarches effectuées ne constituent pas une investigation rigoureuse, crédible et transparente. »
Cet appel a peu de chance d’être entendu, puisque toute future enquête nécessiterait la coopération de Pékin. En outre, de nombreux grands spécialistes des maladies infectieuses sont sceptiques face à l’hypothèse d’un accident de laboratoire à l’origine de la pandémie.
« Il est impératif que ce rapport soit indépendant, et que les découvertes des experts soient libres de toute intervention ou modification par les autorités gouvernementales chinoises afin de mieux comprendre cette pandémie et de se préparer pour la prochaine »
Quoi qu’il en soit, il exprime un mécontentement de plus en plus partagé, exprimé par les gouvernements britanniques et américains ainsi que par de nombreux scientifiques du monde entier, face à la pénurie d’informations et de données fournies par la Chine à l’OMS pour aider les chercheurs à déterminer l’origine du virus et la manière dont il a pu contaminer les humains.
« La manière dont les premières découvertes de l’enquête sur la Covid-19 ont été communiquées nous inquiète tout particulièrement et nous nous interrogeons sur les processus sous-jacents utilisés pour les obtenir », a déclaré le porte-parole du département d’Etat américain, Ned Price. « Il est impératif que ce rapport soit indépendant, et que les découvertes des experts soient libres de toute intervention ou modification par les autorités gouvernementales chinoises afin de mieux comprendre cette pandémie et de se préparer pour la prochaine. »
La Chine a assuré à plusieurs reprises de sa totale coopération avec l’OMS et nié les assertions, notamment des responsables de l’administration Trump, que le virus aurait pu provenir d’un centre de recherches de Wuhan, dont au moins un est spécialisé dans les coronavirus des chauves-souris.
Lors de sa mission le mois dernier, la délégation de l’OMS a déclaré que ses membres et leurs homologues chinois analysaient les principales hypothèses afin de déterminer l’orientation des futures recherches. A la fin de la mission, les chefs de la délégation ont annoncé qu’ils prôneraient la conduite d’études sur les manières dont le virus aurait pu se répandre à partir de différents petits mammifères, et ne recommanderaient pas de poursuivre les recherches sur un éventuel accident de laboratoire, théorie qu’ils estimaient « extrêmement improbable. »
Cette conclusion a été saluée par Pékin ainsi que par les scientifiques de plusieurs pays qui considèrent que le virus s’est répandu de façon naturelle — très probablement par le biais de chauves-souris, ensuite possiblement via d’autres animaux jusqu’aux humains — et écarte l’hypothèse du laboratoire, considérée comme une calomnie aux motivations politiques.
Pourtant, depuis leur retour de Chine, certains des enquêteurs de l’OMS ont nuancé leurs conclusions et expliqué ne pas avoir eu le mandat, l’expertise ou les données suffisantes pour avoir pu réaliser un audit de laboratoire exhaustif. Il manquait également à la délégation d’importantes données sur les premiers cas confirmés, ou sur les patients qui avaient été hospitalisés avec le même genre de symptômes auparavant.
La possibilité d’un l’accident de laboratoire « n’est définitivement pas écartée », a affirmé le docteur Ben Embarek au cours d’un séminaire la semaine dernière. Le docteur Tedros avait quant à lui affirmé en février, après le retour de la mission, que « toutes les hypothèses [demeuraient] ouvertes et [demandaient] des analyses plus poussées. »
Les signataires de la lettre ouverte sont principalement des membres d’un groupe plus large, conduit par des scientifiques français, qui partage des articles de recherche et d’autres informations sur la Covid-19 depuis décembre. Aucun n’est associé à l’enquête de l’OMS.
Parmi eux figurent Etienne Decroly et Bruno Canard, virologues moléculaires à l’AFMB, laboratoire sous tutelle d’Aix-Marseille Université (AMU) et du CNRS.
Le docteur Decroly explique s’être impliqué après avoir conclu qu’à partir des données disponibles, il n’était pas possible de déterminer si le SARS-CoV-2 « résultait d’une zoonose issue d’une souche virale sauvage ou une sortie accidentelle de souches expérimentales ».
La lettre a notamment été coordonnée par Gilles Demaneuf, data scientist français basé en Nouvelle-Zélande, et Jamie Metzl, membre du groupe de réflexion Atlantic Council et conseiller de l’OMS sur l’édition du génome humain.
D’éminents détracteurs de l’hypothèse de la fuite de laboratoire ont publié ces dernières semaines de nouvelles recherches sur des coronavirus de chauves-souris découverts en Asie du Sud-est et au Japon, qui selon eux montrent que le SARS-CoV-2 a très probablement évolué de façon naturelle pour infecter les humains.
Robert Garry, virologue à la Tulane University School of Medicine impliqué dans cette recherche, explique que lui et d’autres collègues avaient au départ envisagé la possibilité d’une fuite ou d’un accident de laboratoire, mais qu’ils avaient fini par conclure que c’était « pratiquement impossible. »
L’administration Biden n’a pas répété publiquement les assertions spécifiques de son prédécesseur au sujet des laboratoires de Wuhan.
Les signataires de la lettre ouverte disent ne soutenir aucune hypothèse en particulier mais affirment qu’il est prématuré d’exclure la possibilité d’une fuite ou d’un accident en relation avec un centre de recherches comme le Wuhan Institute of Virology, ou WIV, qui gère des laboratoires de haute sécurité et conduit des recherches approfondies sur les coronavirus des chauves-souris.
Les chercheurs du WIV nient que le virus vienne de chez eux et affirment n’avoir ni stocké de SARS-CoV-2, ni travaillé dessus avant la pandémie. Ils soulignent qu’aucun membre de leur personnel n’a été testé positif au virus.
Les signataires de la lettre ouverte indiquent que les enquêteurs devraient envisager plusieurs scénarios possibles, y compris l’éventuelle contamination d’un employé de laboratoire par un virus évoluant naturellement pendant des prélèvements de chauves-souris dans la nature, au cours du transport d’animaux infectés ou de l’élimination de déchets de laboratoire.
Ils signalent également que les enquêteurs devraient explorer la possibilité que le SARS-CoV-2 puisse être né d’expériences « à gain de fonction », lors desquelles des virus trouvés dans la nature sont manipulés génétiquement pour voir s’ils sont susceptibles de devenir plus contagieux ou mortels pour les humains.
(Traduit à partir de la version originale en anglais par Bérangère Viennot)