Psychologie meurtière: Poutine sur le divan
Psychopathologiser la violence du président russe est en réalité une façon d’admettre notre incapacité à y faire face comme il se doit. Par Gilles Riou, fondateur du cabinet EGDIO*, Ancien expert près la cour d’appel d’Aix-en-Provence.
C’est la séquence « psy » sur M. Poutine. On y trouve l’intéressé affublé d’un tableau clinique qui va de la paranoïa à la schizophrénie en passant par une phobie du Covid : tout mène à la folie et à l’irrationalité. Des « clefs » pour comprendre sont alors proposées. On se rassure et on rationalise comme on peut ce qui, en actes, n’est qu’une pure démonstration de violence. La psycho-pathologisation de la violence pose cependant plusieurs problèmes, dont le premier est de nous empêcher de faire face aux réels sujets.
Il convient donc de s’interroger sur le fait de qualifier aujourd’hui de « fou » un interlocuteur dont la dangerosité était pressentie, voire connue depuis longtemps et dont on n’a pas plus tôt dénoncé l’exercice brutal de son pouvoir, de son autorité. Si l’homme est fou, alors il est incompréhensible, imprévisible et nous aura donc trompé. Nous pouvons dès lors et légitimement nous délier de lui et nous défaire d’une forme de culpabilité ténue du fait de nos assentiments précédents. Le mensonge délibéré n’a pourtant rien d’une pathologie.
La mauvaise foi pour préserver ses intérêts bien compris non plus ; sauf à vouloir interner -au moins- la moitié de l’humanité. Quel parent n’a en effet pas fait valoir un argument d’autorité, niant l’évidence face à un enfant futé qui avait mis le doigt sur ses contradictions ?
« Psychopathologiser » le comportement de Vladimir Poutine nous fait donc avant tout courir le risque d’une réassurance à bon compte. Pratique, il permet d’éluder toute la question des bénéfices que nous avons retirés de sa fréquentation et de commencer à réécrire l’histoire : il sera, comme tous les dirigeants qui ne cèdent pas leur place, devenu « paranoïaque ».
D’un point de vue systémique pourtant, si le pouvoir est effectivement corrupteur et tend à produire une certaine forme de paranoïa c’est moins par l’effet de celui qui le détient que par l’effet ceux qui l’entretiennent en espérant en tirer profit. Pour paraphraser Hannah Arendt, le mal (en chacun de nous) ne grandit que parce qu’on ne s’y oppose pas, et donc qu’on y consent que ce soit par lâcheté ou par cupidité.
En accédant aux demandes du détenteur du pouvoir de supprimer un à un les contre-pouvoirs, puis en l’alimentant des seules nouvelles qu’il voudrait entendre, on intoxiquera le plus sage des dirigeants.
La déviance du pouvoir c’est consentir à nier une réalité
Si l’on veut comprendre plus au fond la nature du problème il faut considérer que la déviance du pouvoir est fondée sur une et une seule chose : consentir à nier une réalité. Mais il ne s’agit pas d’une folie, bien au contraire : c’est un consentement délibéré. Le fruit d’un calcul.
Le moment où le Pouvoir se détache de l’Autorité légitime et commence à dévier, trouve son origine dans la conclusion d’un pacte que l’on peut formuler ainsi : « Prouvez-moi votre sujétion en déniant pour moi une évidence. Et je vous récompenserai ».
La loyauté contre la vérité devient un deal acceptable, on ne bascule alors pas dans l’irrationalité. On ouvre la porte à la violence qui devient la conséquence nécessaire de la compromission et de la corruption : faire taire celui ou celle qui vient rappeler ce qui a été nié.
Face à cela il n’est pas nécessaire, et il n’est même pas souhaitable, de tenter un questionnement, de vouloir argumenter ou raisonner, ou pire de proposer un diagnostic de folie pour tenter de comprendre ou faire évoluer son interlocuteur.
« Psychopathologiser » la violence est en réalité une façon d’admettre notre incapacité à y faire face comme il se doit. C’est précisément la fonction première de la violence : soumettre et priver ses cibles de leur capacité à réagir.
Face à la négation des faits, il s’agit donc moins de comprendre que d’oser la confrontation. Et la confrontation a un coût.
Il y a donc mille façons de rationaliser, d’intellectualiser et finalement de fuir la confrontation face à la déviance du pouvoir. Nous fuyons la confrontation car nous calculons nos gains et nos pertes à courts termes, remettant le coût global à plus tard. La théorie des jeux a largement démontré cette tendance spontanée chez l’être humain.
La première chose est de s’attacher aux faits comme les marins d’Ulysse après l’avoir attaché à son mât, et d’oser l’affrontement sans concession ni compromis. Et la tâche sera toujours trop lourde pour l’individu isolé. Il faut donc pouvoir compter sur autrui pour tenir face à la tentation de la compromission.
Les marins sont les contre-pouvoirs. Ils ne remplacent pas le capitaine mais ils tiennent le cap lorsque celui-ci semble perdre la raison. Cire dans les oreilles, leur organisation et leur discipline leur permettent d’ignorer la pression des ordres que leur hurle Ulysse attaché à son mat. Ils ne cherchent pas à lui répondre et encore moins à le raisonner. Au contraire, ils l’ignorent et se contentent de ramer pour sortir au plus vite de l’abîme où les sirènes voudraient les entraîner.
C’est la condition de toute Justice : la sortie de la violence passe d’abord par la capacité à se confronter et par la recherche de la vérité, avec indépendance, méthode et détermination. Cela a un coût. Chaque renoncement, chaque compromission en élève le prix.
Dire de l’autre qu’il est fou -pervers ou paranoïaque- ne fait que nous priver une fois de plus de la détermination qu’il convient d’endosser pour faire face, rationnellement, aux faits qui se présentent et considérer ainsi la manière la plus efficace de mettre un terme à la violence.
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(*) Le cabinet Égidio est spécialiste de la résolution des problématiques conflictuelles internes en entreprise. www.egidio.eu