Amazon revend les produits volés
D’après un article du Wall Street Journal, le vol de produits (souvent revendus sur Amazon) coûte chaque année 45 milliards de dollars aux géants américains de la distribution, qui dépensent sans compter pour lutter ce fléau.
Que faisait Ben Dugan, homme dont le nom vous est (logiquement) inconnu, fin septembre 2020 ? Il attendait, dans une voiture banalisée, le braquage d’un CVS dans le quartier de Tenderloin, à San Francisco.
Il avait suivi l’homme qui était entré dans la pharmacie et avait discrètement jeté pour plus de 1 000 dollars de médicaments contre les allergies dans un sac poubelle, avant de sortir et répéter l’opération dans deux autres magasins. Une fois le tour du quartier terminé, il avait chargé ses emplettes dans une camionnette, se souvient Ben Dugan.
Mais cet homme n’était pas un voleur ordinaire : il faisait partie d’un réseau de professionnels parfaitement organisés, des « boosters », que CVS faisait suivre depuis plusieurs semaines. Pour le groupe, ces as de la fauche sévissant dans des dizaines de magasins du nord de la Californie sont responsables de la disparation de près de 50 millions de dollars de produits sur cinq ans. La mission de Ben Dugan, enquêteur en chef de CVS Health : les arrêter.
Chaque année, les distributeurs dépensent des millions de dollars pour lutter contre les bandes organisées qui volent des produits dans les magasins avant de les écouler en ligne, souvent sur Amazon, ont révélé des entretiens avec des enquêteurs privés et des policiers ainsi que des documents judiciaires. Le phénomène a explosé avec la pandémie et l’essor du commerce en ligne qui l’a accompagnée.
« On essaie de le maîtriser comme on peut, mais ça augmente tous les jours », soupire Ben Dugan.
La Coalition of Law Enforcement and Retail, une organisation dirigée par Ben Dugan, estime que le vol organisé ciblant les distributeurs entraîne chaque année 45 milliards de dollars de pertes, contre 30 milliards il y a dix ans. Chez CVS, les vols ont bondi de 30% depuis le début de la pandémie.
« Le monde numérique est un espace plutôt pratique pour écouler les marchandises, déclarait en décembre 2019 Craig Menear, PDG de Home Depot, lors d’une conférence investisseurs, devenant le premier grand patron à évoquer la situation dans la distribution. On parle de millions et de millions de dollars de produits de différents distributeurs. »
L’équipe de Ben Dugan, qui travaille avec les forces de l’ordre, espère cette année boucler 73 dossiers de biens volés à différents distributeurs et revendus sur Amazon, pour un total de 104 millions de dollars. A titre de comparaison, en 2020, elle avait traité 27 dossiers pour un montant moitié moins élevé. Ces deux dernières années, CVS a doublé ses effectifs (la chaîne de pharmacies et magasins de proximité compte désormais 17 enquêteurs) et fait l’acquisition d’une camionnette de surveillance avec caméra 360° et télescope.
Chez Home Depot, le nombre d’enquêtes liées à ce type de méfait a augmenté de 86% depuis 2016 et dépassé les 400 cas l’an passé, la majorité concernant le e-commerce. L’équipe d’enquêteurs du géant du bricolage a été multipliée par deux en quatre ans, indique une porte-parole, et travaille avec des milliers de « spécialistes de la protection des biens » présents en magasin pour repérer les voleurs potentiels.
« Le monde numérique est un espace plutôt pratique pour écouler les marchandises, déclarait en décembre 2019 Craig Menear, PDG de Home Depot, lors d’une conférence investisseurs, devenant le premier grand patron à évoquer la situation dans la distribution. On parle de millions et de millions de dollars de produits de différents distributeurs. »
Target, Ulta Beauty et TJX (qui possède TJ Maxx et Marshalls) ont eux aussi renforcé leurs effectifs.
Ce qui complique la tâche des distributeurs, c’est Amazon : enquêteurs et policiers estiment qu’il s’agit de l’une des plateformes favorites des réseaux criminels, qui profitent d’un nombre colossal de clients potentiels et du fait que le site ne contrôle pas vraiment les marchandises qui sont mises en ligne.
Ils se plaignent aussi d’avoir du mal à obtenir des informations sur les malfaiteurs potentiels de la part du géant de la vente en ligne, qui refuse de fournir des éléments sans mandat ou document judiciaire. D’autres plateformes, dont eBay, acceptent plus facilement de coopérer sans intervention de la justice, soulignent les enquêteurs.
Amazon « est peut-être le plus gros prêteur sur gages non réglementé de la planète, s’agace Ian Ranshaw, policier à Thornton, dans le Colorado. On a beaucoup de mal à travailler avec eux. »
Alex Haurek, porte-parole d’Amazon, affirme que le groupe ne tolère pas que des objets volés soient revendus sur son site et travaille avec la police et les distributeurs pour empêcher les malfaiteurs d’agir en retenant des fonds, en fermant des comptes ou faisant des signalements à la police. En outre, Amazon a investi 700 millions de dollars l’an passé pour lutter contre les fraudes sur son site.
De fait, les trafiquants de biens volés dans les supermarchés ont depuis bien longtemps délaissé les marchés aux puces et les petites boutiques de quartier au profit d’Internet, plus rapide et plus anonyme. Les « boosters », souvent des consommateurs de drogue recrutés par des réseaux criminels, vendent les biens volés pour 5% à 10% de leur valeur marchande à un intermédiaire, qui les revend ensuite à un réseau plus important
Selon lui, si le groupe refuse de transmettre les informations personnelles des vendeurs et des clients sans mandat, c’est par respect de la confidentialité des données.
De fait, les trafiquants de biens volés dans les supermarchés ont depuis bien longtemps délaissé les marchés aux puces et les petites boutiques de quartier au profit d’Internet, plus rapide et plus anonyme. Les « boosters », souvent des consommateurs de drogue recrutés par des réseaux criminels, vendent les biens volés pour 5% à 10% de leur valeur marchande à un intermédiaire, qui les revend ensuite à un réseau plus important.
Pour les enquêteurs, l’augmentation des vols s’explique en partie par une évolution de la loi dans certains Etats. En Californie, par exemple, en vertu d’un texte voté en 2014, le fait de voler un objet valant moins de 950 dollars n’est plus un délit, mais une contravention. La chaîne de supermarchés Target a d’ailleurs récemment réduit les horaires d’ouverture de cinq magasins de San Francisco en raison de l’amplification du phénomène.
Beaucoup d’enquêteurs salariés des distributeurs sont d’anciens policiers. Ils suivent les voleurs, épluchent les rapports, examinent les vitrines à la recherche de biens volés, décortiquent les poubelles des suspects, scrutent les vidéos des braquages et passent au peigne fin les profils des vendeurs sur les sites de commerce en ligne.
Et depuis que des voleurs ont affirmé que tous les gens qui portent des chapeaux étaient des flics, Ben Dugan sort tête nue (sauf à Boston, précise-t-il, parce que tout monde a un couvre-chef).
Dans les magasins, consigne a été donnée au personnel de ne pas arrêter les voleurs pour des raisons de sécurité, mais aussi parfois parce que les enquêteurs les laissent délibérément filer pour essayer d’identifier leur intermédiaire.
En début d’année, un membre de l’équipe de Ben Dugan qui suit les vendeurs de produits à risque (les médicaments contre les allergies ou les lames de rasoir par exemple) a repéré un compte Amazon proposant pour plus d’un million de dollars d’articles aux origines douteuses. Le compte était lié à un vidéo club de Leominster, dans le Massachusetts. Epaulée par CVS et d’autres distributeurs, la police locale a arrêté le propriétaire de la boutique au mois de mai. La boutique Amazon a fonctionné pendant au moins six semaines après l’interpellation.
Alex Haurek, porte-parole du groupe, a expliqué que la décision avait été prise « dans les plus brefs délais après réalisation de l’inventaire et traitement des documents nécessaires ».
Fin 2017, les enquêteurs de CVS ont interrogé trois braqueurs. Tous ont déclaré travailler pour un certain « Monsieur Bob » : Robert Whitley, propriétaire d’une entreprise à Atlanta. Ben Dugan avait alors transmis les photos des voleurs à ses homologues chez Target, Publix et Walgreens, qui avaient reconnu la bande, ont révélé des enquêteurs et des documents judiciaires.
En collaboration avec le FBI et la Poste américaine, les équipes des quatre distributeurs ont mis deux années complètes à démanteler le réseau de voleurs qui avaient dérobé des médicaments sans ordonnance dans des centaines de magasins d’une dizaine d’États.
Le fameux Robert Whitley, lui, a géré une boutique Amazon baptisée Closeout Express pendant sept ans et revendu pour 3,5 millions de dollars de biens volés, selon des documents judiciaires. En avril, il a plaidé coupable de transport inter-Etat de biens volés et sa fille a plaidé coupable de complicité. Le duo attend désormais sa condamnation. Amazon, lui, affirme avoir coopéré avec les enquêteurs.
Donald Beskin, l’avocat des Whitley, conteste la qualification des faits, mais n’a pas souhaité en dire davantage.
Depuis quelques années, la police américaine s’intéresse de plus près au crime organisé dans la distribution, certains Etats ayant même créé des équipes régionales dédiées à ce problème.
Pour soutenir ces efforts, Walmart offre parfois des bons d’achat aux enquêteurs pour qu’ils puissent venir incognito en magasin. Pour l’enquête d’Atlanta, Ben Dugan raconte qu’il a fourni des têtes de brosse à dents électriques et des lames de rasoir Fusion à des agents du FBI pour que ces derniers puissent les revendre à Robert Whitley.
L’an passé, Home Depot a financé de nombreux équipements (dont un traceur GPS) pour aider la police du Colorado à suivre un membre d’un réseau criminel transportant de l’outillage électroportatif volé jusqu’à une maison de Katy, au Texas, à quelque 1 500 km du lieu du larcin.
La maison avait été transformée en entrepôt et équipée d’un monte-charge pour déplacer les articles d’un étage à l’autre. Steven Skarritt, ancien peintre en bâtiment, aurait géré une boutique Amazon qui aurait vendu pour près de 5 millions de dollars de produits volés entre 2018 et 2020, selon le mandat transmis par la police à Amazon en janvier dernier.
Les distributeurs militent depuis des années pour que le Congrès oblige les sites de commerce en ligne à vérifier les coordonnées des revendeurs et à rendre certaines informations publiques, ce qui compliquerait selon eux la vente de produits volés
Le monte-charge, « je n’en avais jamais vu de ma carrière », se souvient Jamie Bourne, enquêteur chez Home Depot qui était présent le jour où la police a perquisitionné la maison de Steven Skarritt en octobre dernier. Ce sont pas moins de 55 palettes de marchandise volée chez Home Depot, dont des perceuses, des niveaux et des aspirateurs, qui ont été saisies.
Mi-juillet, Steven Skarritt a été mis en examen pour blanchiment d’argent et participation à une activité criminelle en bande organisée. Amazon a fermé son compte fin juillet, après avoir laissé la boutique ouverte pour les besoins de l’enquête, en accord avec la police texane, a précisé le porte-parole du groupe.
Tate Williams, l’avocat de Steven Skarritt, a indiqué à la justice qu’il n’existait aucune preuve directe montrant que son client savait que les biens étaient volés ni que les produits volés dans le Colorado faisaient effectivement partie du stock découvert chez lui. « Il dément et entend contester formellement ces accusations », a-t-il déclaré.
Les distributeurs militent depuis des années pour que le Congrès oblige les sites de commerce en ligne à vérifier les coordonnées des revendeurs et à rendre certaines informations publiques, ce qui compliquerait selon eux la vente de produits volés.
Amazon (et d’autres plateformes dont eBay) fait pression contre le projet, affirmant que ces mesures seraient contraires au droit à la protection des données des vendeurs. Pour Alex Haurek, le texte favoriserait les géants de la distribution au détriment des petites entreprises qui vendent sur le Net.
« Nous en sommes convaincus : la meilleure façon de lutter contre la fraude et les escroqueries, c’est de durcir les peines encourues et de donner davantage de moyens aux forces de l’ordre », indique-t-il.
Depuis l’an passé, Amazon s’entretient avec les vendeurs pour vérifier leur identité ; à l’heure actuelle, « l’immense majorité » des vendeurs potentiels sont appelés, souligne Alex Haurek. Le groupe leur demande aussi de fournir une identification officielle, une adresse, des numéros de carte et de compte bancaires, ainsi que des informations fiscales, et rend certains éléments publics. L’an passé, ce processus de vérification a permis d’empêcher plus de six millions de malfaiteurs potentiels d’ouvrir des comptes, souligne-t-il.
Dans l’affaire de San Francisco, les enquêteurs de CVS ont espionné pendant plusieurs semaines un groupe d’une vingtaine de « boosters » qui dérobaient jusqu’à 39 000 dollars de marchandise par jour dans les magasins du groupe.
Et suivi les produits volés jusqu’à un entrepôt de Concord, en Californie. Quand les enquêteurs, qui ont travaillé avec la police locale, ont entré l’adresse dans une base de données en ligne, une entreprise est apparue : D-Luxe.
Elle était gérée par Danny Drago, surnommé « Daniel Les Médocs » par les voleurs parce que ce sont des médicaments qu’il achetait, et sa femme, Michelle Fowler. Selon le site web de leur petite entreprise, ils faisaient partie des vendeurs les mieux notés d’Amazon.
Le 10 septembre, Ben Dugan a demandé des précisions sur D-Luxe à Amazon, qui a refusé de lui en fournir, expliquant qu’il lui fallait d’abord un mandat.
Quand le shérif du comté de San Mateo a transmis un mandat de recherche des comptes bancaires associés à Danny Drago et Michelle Fowler le 28 septembre, les enquêteurs ont découvert que l’entreprise était beaucoup plus grosse qu’ils ne l’imaginaient, ont révélé des sources proches du dossier. La justice locale a ordonné le gel des comptes.
Toujours selon les sources, les enquêteurs pensent que le couple a vendu pour près de 30 millions de dollars de marchandise. Entre 2017 et 2019, le duo possédait au moins deux boutiques sur Amazon, ont précisé les sources, l’une d’elles ajoutant qu’il vendait aussi des biens à trois revendeurs présents sur Amazon. CVS estime que ce sont 5 millions de dollars de produits volés qu’ils ont écoulés chaque année sur Amazon, par eux-mêmes ou par le biais d’autres vendeurs.
Amazon a suspendu au moins d’un des comptes en 2019 ; les deux sont désormais fermés. « Le compte a été bloqué quand nous avons soupçonné le vendeur de proposer des produits obtenus de façon illégale et qu’il n’a pas pu produire de factures d’achat valables », a expliqué Alex Haurek.
Il n’a pas souhaité commenter les estimations de CVS au sujet du chiffre d’affaires de Daniel Les Médocs.
Le porte-parole a précisé qu’Amazon avait travaillé en étroite coopération avec la police pour retrouver d’autres revendeurs qui se seraient servis auprès de Danny Drago et que quatre comptes avaient été fermés. Lorsqu’Amazon craint qu’un vendeur cherche à écouler des produits achetés à un réseau criminel, le groupe lui demande de produire des factures, des bons de commande ou tout autre élément justifiant de la provenance des biens, explique-t-il.
Les comptes bancaires de Danny Drago et Michelle Fowler montrent que le couple possédait aussi un compte eBay, de taille plus modeste, ont indiqué les sources. La porte-parole d’eBay a déclaré que le site ne tolérait pas la vente de biens volés et mettait tout en œuvre pour collaborer avec la police et les distributeurs.
Dans l’affaire Drago, la police a transmis des mandats de recherche à Amazon et eBay.
Le premier a fourni ses échanges avec Danny Drago au sujet de la suspension du compte, mais pas les informations financières relatives aux transactions ni ses notes internes concernant les activités suspectes, alors que la police a demandé ces éléments à plusieurs reprises, a indiqué une source proche de l’enquête.
Amazon a communiqué « des informations exhaustives », affirme Alex Haurek, mais pas de données sur les ventes puisque le mandat et les demandes ultérieures ne les mentionnaient pas explicitement.
EBay s’est montré plus diligent et a transmis le détail des transactions financières du compte de Danny Drago, a précisé la source. Avant même d’avoir reçu le mandat, l’entreprise avait laissé un enquêteur de CVS étudier plus de 15 000 transactions financières réalisées depuis le compte lié à la boutique en ligne de Danny Drago, et avait ensuite fermé le compte.
Quelques jours avant son arrestation le 30 septembre 2020, le couple avait tenté de vendre pour 1 million de dollars de marchandise volée à un revendeur Amazon, a indiqué une source proche de l’enquête. Les enquêteurs de CVS postés à l’extérieur de l’entrepôt de Concord avaient alors vu des centaines de cartons partir de l’entrepôt et alerté la police et United Parcel Service, qui avait stoppé l’expédition. Le vendeur ne semble plus avoir de boutique sur Amazon.
Quand la police a perquisitionné l’entrepôt et d’autres sites liés à Danny Drago et Michelle Fowler, en septembre de l’an passé, elle a trouvé pour plus de 8 millions de dollars de médicaments sans ordonnance et d’autres produits, ainsi que 85 000 dollars en liquide, selon le bureau du procureur général de Californie.
Danny Drago, Michelle Fowler et trois autres personnes ont été mis en examen pour enrichissement frauduleux, blanchiment d’argent, association de malfaiteurs, recel et vol en bande organisée. Danny Drago et Michelle Fowler ont plaidé non coupables, ils attendent leur procès. Leurs avocats n’ont pas répondu aux demandes de commentaire ou pas souhaité commenter.
Ben Dugan, lui, est passé au prochain dossier. Cette semaine, il a recruté deux enquêteurs de plus.
Alexandra Berzon a contribué à cet article
(Traduit à partir de la version originale en anglais par Marion Issard)