Proche-Orient : une menace pour l’économie (Sébastien Jean, IFRI)
Trois semaines après l’attaque du Hamas en Israël, le conflit au Proche-Orient alimente la militarisation des affaires internationales.
Par Sébastien Jean, professeur au Conservatoire national des arts et métiers
(CNAM), titulaire de la chaire Jean-Baptiste Say d’économie industrielle.
interview dans La tribune
L’armée israélienne a commencé il y a quelques jours son offensive terrestre. Quelles pourraient être les conséquences économiques d’un embrasement du conflit au Proche-Orient entre Israël et le Hamas ?
SEBASTIEN JEAN – A ce stade, il est difficile de mesurer cet impact. A l’échelle économique mondiale, le Proche-Orient est avant tout important sur les marchés de l’énergie et les flux de transport. Les perturbations éventuelles sont principalement liées à l’offre de pétrole, bien sûr. Ce conflit alimente la tension politique, la diffusion de la violence, et la militarisation des affaires internationales. La guerre accroît l’incertitude réelle et perçue dans l’économie.
Historiquement, la guerre du Kippour dans les années 1970 avait provoqué un choc pétrolier. Pourrait-on s’attendre à une crise d’une même ampleur ?
Le parallèle est naturel et le même type de risque existe, mais l’Europe est quand même moins dépendante du pétrole aujourd’hui. L’effet de surprise serait bien moindre si les marchés du pétrole subissaient un choc important. L’exposition de l’Europe serait plus limitée. Mais le potentiel de diffusion dans l’économie est réel.
Dans votre dernière note vous affirmez que les interdépendances économiques et financières dans le monde restent très étroites, mais elles sont de plus en plus contraintes par les rivalités de puissance. Quels ont été les différents facteurs qui ont contribué à renforcer ces contraintes ?
Les événements récents constituent une rupture par rapport à la mondialisation des 30 dernières années. Les sanctions contre la Russie, l’Inflation Reduction Act ou les restrictions d’exportations des Etats-Unis vis-à-vis de la Chine montrent que les contraintes politiques qui pèsent sur les relations économiques internationales sont de plus en plus fortes.
Dans les années 1990, les Etats ne défendaient pas moins âprement leurs intérêts, mais ils le faisaient pour l’essentiel dans le respect des traités internationaux. C’est moins le cas aujourd’hui. On assiste de plus en plus à des comportements d’instrumentalisation des interdépendances économiques à des fins de coercition, qu’il s’agisse de sanctions, de restrictions d’importations, ou de privations d’accès à des réseaux financiers internationaux. Ces mesures s’articulent autour des domaines de la finance, de l’information ou de la propriété intellectuelle : leurs supports sont le plus souvent immatériels.
Vous évoquez la montée en puissance du thème de la sécurité et de la militarisation dans les relations internationales. Peut-on parler d’une militarisation des économies ?
La séparation entre les domaines politique et sécuritaire d’une part et les domaines économiques d’autre part devient plus poreuse, si bien que l’impératif de sécurité prend une importance croissante dans la définition des politiques économiques. Auparavant, la sécurité était assurée par les règles de coordination dans le cadre multilatéral ; désormais, on ne peut plus prendre la considérer comme un acquis, et les Etats doivent s’interroger sur les risques sécuritaires lorsqu’ils sont dépendants de ces marchés internationaux.
Ce n’est pas une nouveauté pour la Chine, pour qui cette préoccupation est très présente depuis plus d’une décennie, avec la volonté de limiter sa dépendance à l’étranger. Pour les Etats-Unis, la supériorité économique et technologique est de longue date un atout stratégique majeur, qui se trouve aujourd’hui contesté. D’où à la fois une volonté de mieux exploiter leurs positions incontournables dans les réseaux économiques internationaux, notamment dans la finance et les hautes technologies, et leur préoccupation accrue de limiter leurs vulnérabilités. Pour l’Union européenne, ces préoccupations sécuritaires sont beaucoup moins naturelles : ce n’est pas un Etat, mais une construction régionale fondée sur des règles, pour qui la séparation des questions économiques et politiques est conforme à la fois à ses valeurs et à ses intérêts. C’est contrainte et forcée que l’Union vient sur le terrain de la sécurité.
L’Union européenne apparaît plus que jamais isolée sur la scène internationale dans le respect de ces règles…
C’est surtout de la part de la Chine et des Etats-Unis que le respect des engagements internationaux pose problème. C’est particulièrement flagrant dans leurs relations bilatérales. Mais c’est aussi le cas de leur politique industrielle. La Chine a souvent appliqué les siennes dans un cadre discriminatoire de fait, si ce n’est de droit. Les Etats-Unis ont, quant à eux, introduit des clauses de contenu local ouvertement contraires à leurs engagements internationaux.
Comme l’Europe est le troisième acteur commercial mondial, cette situation est très inconfortable. Mais il faut rappeler que la plupart des pays du monde restent attachés au respect des règles, parce qu’ils savent que l’alternative serait une loi du plus fort dont ils pâtiraient. Aujourd’hui, l’essentiel des échanges mondiaux reste réalisé dans le respect des règles de l’OMC. L’Union européenne peut paraître singulière parmi les grandes puissances commerciales, mais ce n’est pas forcément vrai au sein de l’arène internationale.
Lors de la pandémie, la fermeture des ports de commerce et des relations commerciales ont mis en grande difficulté de nombreux pays en Europe, extrêmement dépendants de l’Asie. Pourtant, les Etats européens continuent d’échanger avec beaucoup de pays producteurs. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
La pandémie a été une perturbation extrêmement intense et soudaine. Elle a donné un coup de projecteur sur les dépendances de l’Europe aux importations. Mais je ne crois pas qu’elle ait montré la fragilité des chaînes de valeur internationales. Elle a plutôt montré leur résilience. Le commerce international a été affecté brutalement. Mais il s’est très vite rétabli. Les changements dans la demande mondiale ont été extrêmement soudains. Après une baisse très forte, il y a eu un rebond marqué de la consommation de biens durables. Le choc n’aurait pas été absorbé de la même manière dans un monde très cloisonné.
Il reste que la pandémie a mis en lumière cette dépendance aux approvisionnements étrangers dans un contexte où ils peuvent être instrumentalisés, du fait des tensions politiques.
Les hostilités politiques entre les puissances (Etats-Unis, Chine et Union européenne) peuvent-elles remettre en cause la lutte contre le réchauffement climatique ?
Le changement climatique est un facteur clé de la rupture en cours. C’est à la fois une révolution industrielle, commerciale, et un défi commun. Cette révolution se matérialise brutalement sur le marché de l’automobile quand on voit les exportations chinoises de véhicules électriques ou de batteries vers l’Europe par exemple. Les technologies vertes naissantes vont prendre de l’importance demain. En revanche, les domaines d’excellence de l’Europe, comme les moteurs thermiques auront moins de valeur à l’avenir. Cette révolution bouleverse également les dépendances aux marchés des matières premières.
Le défi commun nécessite des politiques fortes et un interventionnisme important des Etats. Le réchauffement climatique contribue à renforcer la place des Etats dans les économies. Le réchauffement climatique nécessite aussi un besoin de coordination. Le risque tragique auquel les Etats font face est que les divergences perturbent la coordination indispensable pour répondre au changement climatique.
On peut espérer que les pressions de ce défi commun freinent les antagonismes. La communauté internationale des Etats a un rôle à jouer pour éviter un engrenage tragique, en faisant pression sur les grandes puissances comme la Chine ou les Etats-Unis pour éviter un affrontement qui serait suicidaire pour tous.
Les institutions internationales ont pourtant été largement critiquées dernièrement. Ces organisations semblent très difficiles à réformer…
Le principe des institutions de l’ONU, de l’OMC ou des COP est de permettre aux Etats de délibérer sur les questions d’intérêt commun et sur leurs pratiques respectives. Les institutions existantes sont loin d’être parfaites et elles sont extrêmement difficiles à réformer, mais ce sont des enceintes où peut s’exprimer la pression des pairs, cruciale pour se coordonner et s’influencer mutuellement. Mais ce socle institutionnel de coordination ne peut rien face aux tensions politiques entre grandes puissances.
La guerre en Ukraine est-elle un point de bascule dans l’ordre géopolitique mondial ?
Même si la montée des tensions géopolitiques a précédé ce conflit, la guerre en Ukraine est une rupture majeure. Les relations de l’Europe avec la Russie sont profondément transformées pour longtemps. Sur le plan économique, cette guerre est aussi un exemple spectaculaire d’instrumentalisation des relations économiques à travers les sanctions financières contre la Russie ou l’instrumentalisation du gaz par Moscou. A ce titre, elle est emblématique d’une ère nouvelle, dans laquelle les tensions politiques contraignent de façon beaucoup plus étroite les relations économiques et financières internationales.