Trois priorités: Industrie, école, défense
L’économiste Christian Saint-Etienne propose des mesures détaillées, qui pourraient servir de base à un contrat de coalition entre différentes formations politiques ( dans l’Opinion)
A la suite des élections législatives, la classe politique est désorientée et l’on nous annonce un gouvernement de la France « au cas par cas » sans vision d’ensemble. Or il est parfaitement possible de conclure un contrat de gouvernement dans lequel il faut inclure les trois priorités suivantes : accélérer la réindustrialisation par la multiplication des ETI dans une économie durable et selon une trajectoire de finances publiques soutenable, développer les compétences de la population active et mettre en place une nouvelle politique stratégique alors que la guerre est de retour en Europe.
La désindustrialisation massive est notre principale faiblesse géostratégique. La France est le pays développé qui s’est le plus désindustrialisé depuis vingt ans. La part de l’industrie manufacturière dans le PIB a baissé de 14% à moins de 10% de 2000 à 2019, niveau à peine maintenu en 2021. A cette dernière date, cette part était de 20% en Allemagne. En euros, la valeur ajoutée manufacturière de la France est tombée à 37% de la valeur ajoutée manufacturière allemande en 2021.
La part de l’industrie manufacturière française a baissé de 26% dans les exportations de la zone euro, de 30% dans le PIB de la France. Et, en lien avec la chute de notre industrie manufacturière, notre part dans les exportations mondiales de biens et services a chuté de 48% de 2000 à 2021. C’est un effondrement historique.
Or les entreprises de taille intermédiaire sont le principal levier de réindustrialisation. Il est essentiel de favoriser le développement des ETI industrielles, dans le cadre d’une politique d’ensemble notamment fiscale et énergétique.
1/ ll convient de créer un grand ministère de l’Industrie, de l’Energie, de l’Innovation et de la Formation professionnelle. En effet, on ne peut plus séparer les questions industrielles et énergétiques de l’innovation de produits et services industriels. De plus, en lien avec le rebond de l’apprentissage, les lycées techniques et la formation professionnelle doivent être des filières d’excellence financées par le ministère de l’Industrie.
2/ Afin de conduire cette réindustrialisation dans la croissance durable, la puissance électrique du pays doit être portée à 600 TWh en 2035 et 1000 TWh en 2050.
3/ Il faut supprimer rapidement la contribution sociale de solidarité des sociétés [C3S, taxe sur le chiffre d’affaires finançant l’assurance-vieillesse] et la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises [CVAE, destinée aux collectivités locales].
4/ Il faut attirer les investissements internationaux, tout en favorisant l’essor des ETI et des grosses PME par une baisse de l’impôt sur les sociétés prenant en compte les accords fiscaux internationaux conclus en 2021-2022. Le taux d’IS doit passer dès 2023 à 15% jusqu’à 100 000 euros de résultat des entreprises, 18% de 100 000 euros à 100 millions d’euros de résultat et 21% au-delà.
5/ Il faut pouvoir accueillir les usines robotisées, numérisées et électrifiées qui sont au cœur de la transformation de notre système productif. Il faut mettre en place une agence publique mettant en œuvre, avec les régions et les intercommunalités, la politique de réindustrialisation par une politique foncière stratégique permettant de créer rapidement un millier de zones industrielles électrifiées de 300 à 500 hectares bénéficiant de toutes les autorisations techniques et environnementales préalables.
Afin de financer ce programme tout en augmentant la taille de la population active, il faut porter l’âge de départ à la retraite à 64 ans et la durée de cotisation à 44 ans, avec deux mécanismes d’ajustement : a/ Les métiers pénibles peuvent obtenir une réduction simultanée de l’âge de départ et de la durée de cotisation qui peut atteindre au maximum dix-huit mois pour les emplois les plus durs, et de trois à dix-huit mois selon la nature des emplois, en fonction d’une grille nationale dérivée des grilles existantes, b/ la charge de famille permet de réduire de quatre mois l’âge et la durée par enfant, avec un plafond de 16 mois, le cumul des deux mesures étant plafonné à deux ans.
Il faut également limiter la hausse réelle des dépenses de fonctionnement des collectivités locales à 0,25% par an et réduire de 10 milliards d’euros en trois ans les concours de l’Etat à ces collectivités. Et, face à la crise des finances publiques qui arrive, il faut rétablir une taxe d’habitation fondée sur la valeur réactualisée des biens, appelée impôt citoyen, avec des recettes nationales limitées à 10 milliards d’euros, soit le tiers de l’ancienne taxe d’habitation.
L’affaiblissement des compétences de la population active française est tout aussi impressionnant que le rythme de sa désindustrialisation. Or l’échec scolaire commence très tôt. Il est donc essentiel de repérer ces difficultés dès le CE1 par un examen national d’évaluation des compétences des enfants à la fin de chaque trimestre, afin de ne pas envoyer en CE2 des enfants ne maîtrisant pas ces compétences. Ces enfants doivent être pris en charge dans un programme massif de détection des origines de leurs difficultés afin d’y remédier.
De même, une évaluation doit être faite à la fin de chaque trimestre de CM2 pour déterminer si l’enfant peut aller au collège ou dans des classes primaires supérieures, qui doivent être rétablies, afin de s’assurer que les compétences défaillantes sont corrigées avant de revenir au collège ou d’intégrer des centres de formation technique d’excellence.
Le niveau d’exigence des diplômes de fin de 3e et de terminale doit être relevé, notamment en français et en mathématiques. En lien avec le rebond de l’apprentissage, les lycées techniques et la formation professionnelle doivent être des filières d’excellence financées par le nouveau ministère de l’Industrie.
L’année de terminale permet d’orienter les élèves vers une formation technique d’excellence en un ou deux ans ou vers l’université et les grandes écoles, après vérification de leur capacité à faire un commentaire composé et de faire un nombre réduit de fautes dans le cadre d’une dictée.
Il n’y aura pas de progression des compétences de la jeunesse sans une évaluation permanente des acquis et une orientation mise en œuvre avec exigence et bienveillance pour permettre à tous les élèves d’exprimer leur potentiel.
La France est une nation politique dont l’unité dépend de l’affirmation d’un projet stratégique qui doit s’appuyer sur une armée crédible.
La loi de programmation militaire (LPM) 2019-2025 a prévu un premier renforcement de nos capacités militaires après vingt ans de réduction de ces capacités, mais le format 2025 envisagé en 2018 n’est plus en phase avec le monde d’une compétition militaire accrue entre la Chine et les Etats-Unis, de la guerre en Ukraine et de la montée en puissance de nombreux pays comme la Turquie, l’Algérie ou l’Allemagne.
Le budget des armées est fixé à 41 milliards d’euros en 2022 et devait atteindre 44 milliards d’euros en 2023, ce que beaucoup d’experts mettaient en doute compte tenu du gel répété de crédits militaires depuis le vote de la LPM. Or nos armées sont démunies de drones ou de missiles, de capacités anti-missiles, de moyens de transport et de munitions. De plus, le format capacitaire envisagé pour 2025 est totalement décalé par rapport au souhaitable.
Le budget militaire de recherche-innovation-développement (BRID) doit passer d’un milliard d’euros en 2022 à 3 milliards d’euros en quatre ans, par incrémentation annuelle de 500 millions par an qui doit continuer jusqu’en 2030 (5 milliards d’euros), tandis qu’un fonds stratégique d’investissement défense dans la base industrielle et technologique de défense (BITD) doit être doté de 2 milliards d’euros par an, au cours des dix prochaines années, afin de contribuer à la réindustrialisation duale civile-militaire.
Cet effort de reconstruction peut être mis en œuvre avec un budget militaire, hors fonds stratégique et hors pensions et fonds de concours et attributions de produit rattachés, progressant, par incrémentation annuelle de 3 milliards d’euros, de 41 milliards d’euros en 2022 à 56 milliards d’euros en 2027 et 71 milliards d’euros en 2032. Si ce projet est voté à l’automne 2022, le budget, fonds inclus, passerait de 46 milliards d’euros en 2023 à 73 milliards d’euros en 2032.
En supposant que le PIB en volume progresse de 1,5% par an et les prix de 2% par an de 2023 à 2032, le budget militaire passerait ainsi au total de 1,54% du PIB en 2022 à 1,94% du PIB en 2032. Toute hausse supplémentaire de l’inflation serait reportée sur le budget militaire pour conserver ces proportions.
L’effort de reconstruction de notre puissance militaire, ici proposé, est à la fois stratégiquement nécessaire, budgétairement très raisonnable, et industriellement souhaitable, en pleine cohérence avec les deux autres objectifs assignés au prochain quinquennat.
Christian Saint-Etienne est professeur émérite au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), spécialiste des questions industrielles.