Prendre en compte la santé humaine mais aussi animale et environnementale
Dans un entretien au « Bilan du Monde », la primatologue Sabrina Krief, qui travaille depuis plus de vingt ans auprès des grands singes en Ouganda, regrette que la crise sanitaire mondiale n’a pas permis, jusqu’à présent, de faire progresser la prise de conscience de l’urgence de préserver la nature.
Ils doivent se demander pourquoi elle a disparu : cela fait des mois que Sabrina Krief n’a pas pu aller à la rencontre des chimpanzés de la région de Sebitoli, en Ouganda, en raison de la pandémie de Covid-19. La primatologue « survit » grâce aux images envoyées par son équipe, qui lui permettent d’évaluer l’état de santé des grands singes ou d’observer l’arrivée d’un nouvel individu. Depuis 2008, elle dirige des travaux sur les effets des activités humaines sur le comportement et l’écologie des chimpanzés, au nord du parc national de Kibale.
Sabrina Krief est l’une des grandes voix du combat pour sauver de l’extinction les derniers grands singes. Les quelques milliers d’entre eux qui vivent encore à l’état sauvage, en Afrique et en Asie, pourraient avoir disparu d’ici une trentaine d’années. Et la crise sanitaire mondiale n’a pas permis, jusqu’à présent, de faire progresser la prise de conscience de l’urgence de préserver la nature, s’alarme la chercheuse.
Comment avez-vous vécu l’irruption de la pandémie qui frappe la planète ?
Sabrina Krief.- J’ai bien sûr été surprise par son ampleur, je n’aurais jamais imaginé ça. Mais la survenue d’une telle pandémie était une de mes craintes. Je suis vétérinaire de formation et mon travail de recherche porte sur les interactions humains-pathogènes-faune sauvage. Il s’agit de voir comment humains et grands singes peuvent utiliser leur environnement, de façon relativement similaire, pour prévenir les maladies ou améliorer leur santé. Je savais donc que la proximité entre les humains et les grands singes était un facteur important de passage de pathogènes et que cette proximité était accrue par l’anthropisation du milieu.
Là où je travaille avec mon équipe, en Ouganda, les zones agricoles sont très proches de l’aire protégée où vivent les grands singes. En période de maturité du maïs en particulier, qui attire les chimpanzés, ceux-ci se retrouvent dans une grande promiscuité avec les populations locales, qui vivent dans des conditions de pauvreté extrême et d’hygiène réduite. Le passage d’agents pathogènes est alors vraiment important. Mon modèle d’étude porte sur les grands singes, mais tout cela est vrai pour d’autres espèces.
Chez les grands singes, la plus forte cause de mortalité connue, en dehors des menaces directes telles que le braconnage, ce sont les maladies respiratoires. Nous mettons donc en place des moyens pour prévenir à tout prix la transmission de ces maladies. Nous avons des mécanismes de surveillance dans les villages et en cas d’épidémie respiratoire, on augmente encore les précautions. Les masques, la distanciation entre nous et les animaux, ou entre humains quand il y a la moindre crainte de maladie, c’était déjà notre quotidien au travail avant la pandémie !
Il y avait aussi déjà eu toutes ces alertes qui nous avaient fait prendre conscience de la rapidité de la propagation de maladies infectieuses émergentes et de leur amplification sous l’effet de certaines menaces. La déforestation, le maintien à un niveau élevé du commerce d’animaux sauvages vivants, on l’observe au quotidien sur le terrain.
Dès le début de cette crise, nous nous sommes dit qu’il fallait que ce soit le facteur qui permette d’enclencher un mouvement beaucoup plus général en faveur de la protection de l’environnement. Elle a peut-être permis de poser de façon encore plus claire le constat global sur les liens entre pandémies et érosion de la biodiversité.
Dans notre microcosme, chez les vétérinaires, on sent une motivation beaucoup plus importante pour mettre en œuvre l’approche « One Health » (« une seule santé »), qui permet d’intégrer les santés animale, environnementale et humaine.
Mais, à une échelle plus large, j’ai l’impression que l’économie a pris le dessus et que l’origine de la pandémie est déjà oubliée. Je ne suis pas certaine que le fait qu’il faille anticiper et prévenir d’autres crises sanitaires soit vraiment intégré par les responsables politiques et les citoyens. La notion d’urgence n’a pas été ressentie par tous.
On revient donc à l’opposition entre urgence environnementale et urgence économique…
Mais la solution aux problèmes économiques ne passe-t-elle pas aussi par une transformation de cette économie ? L’idée du « monde d’après », c’était de se dire que, pour que l’économie reparte sur des bases plus saines, il fallait accélérer la transition écologique.
« Ce qui fait défaut, c’est la volonté de renforcer l’application des lois qui existent déjà »
Ce qui fait défaut, c’est la volonté de renforcer l’application des lois qui existent déjà. Nous avons une stratégie de lutte contre la déforestation importée, un plan pour la protection de la biodiversité, des réglementations contre le trafic d’animaux sauvages, le traité international de l’accord de Paris sur le climat. Il manque une mise en œuvre efficace.
La stratégie de lutte contre la déforestation importée a été signée il y a deux ans. Est-ce qu’on arrive à faire un premier bilan ? On sait pourtant que la déforestation accroît le risque de transmission de pathogènes.
Comment observez-vous l’érosion de la biodiversité sur le terrain ?
Il y a vingt ans, il y avait encore des fragments forestiers autour du parc de Kibale, qui est une aire protégée. Ils ont depuis été grignotés par les populations locales parce que celles-ci n’ont plus accès au cœur de la forêt. En la mettant sous cloche, on a créé une rupture entre l’aire protégée et ces communautés qui ont reporté leur activité, parfois destructrice, sur les petits fragments forestiers. On se retrouve avec un îlot de forêt entouré de zones agricoles, marquées par une augmentation de la densité de population et des infrastructures. Cette promiscuité entre la population pauvre et la faune sauvage, amenée à sortir du parc parce qu’il y a des cultures attractives, est de plus en plus criante.
En parallèle, on a analysé l’eau des rivières. Au cœur des territoires des chimpanzés, on retrouve quinze pesticides en cocktail. On décèle aussi du bisphénol dans leurs poils, qui provient a priori des bouteilles en plastique jetées autour du parc. La pollution atteint le cœur de la forêt tropicale.
Comment faut-il orienter les politiques de conservation de la nature ?
L’idée de réensauvager en gardant un cloisonnement entre des aires pour les humains et des aires pour la faune sauvage, je pense que ce n’est pas la solution. En tout cas pour les zones que je connais. L’aire protégée où je travaille n’a aujourd’hui que des inconvénients pour les populations locales. Elles en ont été expulsées, la faune vient détruire en une nuit les cultures qu’elles ont mis des mois à faire pousser, on leur interdit l’accès à des ressources médicinales et à des lieux sacrés… On ne peut pas imaginer qu’elles puissent protéger ces aires dans ces conditions. Il n’y a aucune gouvernance collective, chacun défend son petit lopin de terre.
Ce sont des questions qui font débat au niveau mondial. Faut-il rester sur le modèle des parcs nationaux comme celui de Yellowstone, aux Etats-Unis, ou faut-il autoriser des activités traditionnelles qui ne soient pas destructrices ?
Plusieurs rendez-vous internationaux (la COP15 sur la biodiversité, la COP26 sur le climat, le congrès de l’Union internationale de conservation de la nature…) prévus en 2020 ont été reportés. Ces reports auront-ils des conséquences ?
L’urgence était évidemment de se poser et de réfléchir à la pandémie. On espère revenir avec des constats plus solides et des ambitions encore plus fortes en 2021. En même temps, on sent vraiment aujourd’hui le décalage entre les beaux discours et la difficulté de la mise en application, entre la réalité du terrain et ce qui se passe au niveau économique.
Des changements en profondeur du système économique, tels que le recommandent les Nations unies ou les ONG pour protéger la biodiversité, sont-ils possibles ?
La question est surtout : est-ce faisable dans les temps ? Cette question de la temporalité se pose aussi pour nous, à propos du temps de la recherche et du temps de l’action. En Ouganda, nous menons un projet visant à avoir une ceinture d’agriculture biologique autour du territoire des chimpanzés, en travaillant avec les communautés locales à une conversion vers une agriculture plus raisonnée et plus équitable.
Si on a engagé ce projet maintenant, c’est parce que l’on n’a pas le temps d’attendre le résultat des études scientifiques pour savoir si les malformations faciales que l’on observe chez les chimpanzés ont bien une même cause et quel est le pesticide précis qui en est responsable.
De toute façon, ce que l’on voit dans les rivières et autour du parc avec ces plantations mono-spécifiques et ces mélanges détonants d’intrants, ces champs de thé à perte de vue dont les consommateurs sont des Occidentaux ou des Pakistanais ou des Japonais, ça ne peut pas marcher. Il faut un changement le plus rapide possible.
Qu’est-ce qui vous donne de l’espoir aujourd’hui ?
C’est la force de vie de la forêt tropicale. Si on lui laisse une toute petite chance, elle peut se régénérer ! C’est aussi, malgré cette ambiance pesante, l’engagement de beaucoup de citoyens. Une envie d’agir aussi collectivement : on se rend peut-être encore plus compte, en étant isolé et confiné, que cette solidarité est essentielle.
Sabrina Krief est spécialiste de l’écologie comportementale des chimpanzés, rattachée au Muséum national d’histoire naturelle de Paris. Elle dirige une équipe de recherche sur les primates dans le parc national de Kibale, en Ouganda, depuis 2008. Elle a notamment publié Chimpanzés, mes frères de la forêt (Actes Sud, 2019).
Cet article est tiré du « Bilan du Monde » 2021. La nouvelle édition est en vente dans les kiosques à partir du lundi 18 janvier ou par Internet en se rendant sur le site Boutique.lemonde.fr
L’intelligence artificielle : comment prendre en compte l’intelligence humaine ?
L’intelligence artificielle : comment prendre en compte l’intelligence humaine ?
Arnaud Martin, Université Rennes 1 pose la question de l’intégration de l’incertitude humaine dans l’intelligence artificielle. (La Tribune)
« L’intelligence artificielle est devenue aujourd’hui un enjeu économique et se retrouve au cœur de nombreuses actualités. En effet les applications d’un grand nombre d’algorithmes regroupés sous le terme d’intelligence artificielle se retrouvent dans plusieurs domaines. Citons par exemple l’utilisation de l’intelligence artificielle dans les processus de recrutement ou encore pour le développement de voitures autonomes. Dans ce contexte, la France veut jouer un rôle dans lequel le rapport Villani pose les bases d’une réflexion. Ces méthodes et algorithmes d’intelligence artificielle soulèvent cependant des craintes et des critiques liées à la perte du sens commun issu des relations humaines.
Il faut toutefois avoir conscience que l’ensemble de ces approches ne font qu’intégrer des connaissances humaines qui ont été au préalable modélisées bien souvent à partir de processus d’extraction de connaissances.
C’est dans ce cadre que nous menons des recherches dans l’équipe DRUID (Declarative and Reliable Management of Uncertain, User-generated Interlinked Data) de l’IRISA (Institut de recherche en informatique et systèmes aléatoires). Il est en effet important de pouvoir modéliser de façon la plus exacte possible les connaissances des hommes aussi imparfaites qu’elles soient. Par exemple, lorsqu’on s’exprime sur les réseaux sociaux, on peut émettre des avis entachés d’incertitude ou encore d’imprécision. Il ne serait pas raisonnable de croire tout ce qui peut se dire sur les réseaux sociaux. Mais comment modéliser ces doutes que l’on a tous ?
Nous développons ainsi des approches dans le cadre de la théorie des fonctions de croyance. Cette théorie permet de modéliser à la fois le caractère incertain d’une information mais également son caractère imprécis. Par exemple, si l’on me dit qu’il pleuvra peut-être beaucoup demain, d’une part je ne suis pas certain qu’il pleuve demain et d’autre part je ne sais pas interpréter le terme « beaucoup » qui peut correspondre à la quantité d’eau qu’il va tomber ou à la durée de la pluie. Alors dois-je prendre un parapluie ?
Cette modélisation de l’information produite par les hommes, l’intelligence naturelle, doit être particulièrement fine lorsque l’on veut combiner ces informations issues de différentes personnes. En effet, si beaucoup de personnes pensent qu’il va peut-être pleuvoir demain, sur la base de leurs connaissances diverses et indépendantes, on peut penser qu’il y a plus de chance qu’il pleuve demain, même si les personnes initialement étaient incertaines.
Ainsi, plusieurs stratégies de combinaison de ces informations dans le cadre de la théorie des fonctions de croyance ont été proposées. Au cœur de ces approches, réside la notion de conflit car lorsqu’on laisse la possibilité à plusieurs personnes indépendantes de s’exprimer, inévitablement certaines opinions seront contradictoires. Le conflit peut donc être vu comme une conséquence inhérente à la diversité de l’intelligence naturelle. Atteindre un consensus devient donc un des principaux défis de l’intelligence artificielle.
C’est en effet à partir d’un consensus qu’une décision peut être prise que ce soit lors d’une assemblée de personnes ou par un algorithme. Si le consensus est mou, la décision sera moins fiable et parfois peu pertinente. Il serait illusoire de penser que les décisions prises par un algorithme d’intelligence artificielle sont indiscutables et sont prises de façon certaine. Toute décision doit donc être accompagnée d’un niveau de confiance que l’on peut lui porter. Ainsi, dans le cadre de la théorie des fonctions de croyance, plusieurs stratégies de décision sont développées pour m’aider notamment à prendre ou non un parapluie.
Bien sûr le développement de ces approches sous-entend qu’on laisse suffisamment d’expressivité aux personnes afin de préciser leur incertitude et imprécision. C’est malheureusement peu souvent le cas. Aujourd’hui on nous demande notre avis sur tout : on doit noter l’hôtel dans lequel on vient de séjourner, le chauffeur qui nous a conduits, le vendeur d’électroménager ou encore le livreur. Il est cependant bien souvent difficile d’attribuer une note ou un avis, qui reste très subjectif, alors que par exemple on ne s’est même pas encore servi de l’électroménager. Les questionnaires ne permettent pas de préciser nos incertitudes et imprécisions alors qu’il est des plus naturels de les exprimer dans le langage courant. Pire, les algorithmes d’apprentissage qui sont le fondement d’un grand nombre de méthodes d’intelligence artificielle ne permettent pas d’intégrer ces connaissances naturelles puisqu’elles n’ont pas été recueillies dans les bases de données. En particulier, des plates-formes de productions participatives (crowdsourcing en anglais) permettent, entre autres, d’acquérir des bases de connaissances nécessaires à l’apprentissage d’algorithmes de plus en plus gourmands avec la résurgence des réseaux de neurones.
Ainsi dans le cadre d’un projet de recherche qui porte sur le développement de ces plates-formes, nous cherchons à proposer des questionnaires permettant des réponses incertaines et imprécises.
Ces recherches nous paraissent essentielles pour l’intégration de l’intelligence naturelle dans les algorithmes d’intelligence artificielle. »
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Par Arnaud Martin, Intelligence Artificielle, Fouille de données, Université Rennes 1