Près de la moitié de la population mondiale en âge de voter est appelée aux urnes d’ici la fin 2024. Ce chiffre illustre une certaine vigueur de la démocratie. Mais une vague populiste semble déferler en Europe (récemment aux Pays-Bas, en Suède, en Italie) ou encore aux États-Unis avec le retour de Donald Trump dans la course à la Maison Blanche. Comment expliquer ce paradoxe ?
Ces élections sont à démocratie variable ! Parfois, il s’agit d’une caricature sans contenu – les dictatures et les régimes totalitaires aiment arborer les attributs de la démocratie, souvenez-vous du contenu réel des « démocraties populaires » à l’époque soviétique. Parfois, la démocratie est illibérale. Le populisme propose au peuple de rester lui-même tout en se transformant. Il peut être de droite, de gauche, ou encore ambivalent, comme le Mouvement 5 étoiles italien. Quand il se rapproche du pouvoir, ou qu’il y accède, il se transforme : les uns tendent au rapprochement avec des logiques politiques de gauche ou de droite, d’autres se durcissent – extrémisme, nationalisme pur et dur, autoritarisme, éventuellement lestés de religion.
Effectivement, elle est mondiale, globale, mais chaque pays présente ses spécificités - y compris au sein de l’Union européenne (UE). Parler d’un paradoxe en termes politiques, c’est y voir une crise de la démocratie. Mais le populisme existe aussi dans des situations non démocratiques. Acceptons néanmoins l’image d’une impuissance croissante des partis classiques à assurer le traitement non violent de diverses demandes sociales et culturelles, et celle de difficultés à inventer ou renouveler d’autres formules que représentatives – citoyennes (participatives, délibératives) ou directes (referendum notamment).
Quelles sont les causes de cette montée en puissance des populismes ? Peut-on la lier à la construction de l’UE qui peut donner le sentiment d’éloigner les citoyens du pouvoir ?
Ses sources politiques sont plurielles. La construction européenne joue, notamment à travers ce sentiment qu’elle affaiblit la capacité d’action des sociétés nationales. Les institutions européennes seraient lointaines, technocratiques, coupées des attentes populaires, au service, disent certains, d’un capitalisme brutal, ou de telle ou telle nation seulement. En France, les élites politiques ont renforcé ce sentiment en enjambant un résultat démocratique – le « non » au référendum constitutionnel européen de 2005 - pour ratifier en 2008 le traité de Lisbonne. Pour les oppositions, nationalistes, ou à gauche de la gauche, il y aurait un diktat de l’Europe, et les élites trahiraient en s’y soumettant.
Oui, les évolutions technologiques façonnent globalement un univers numérique favorable à toute sorte de dérives, à commencer par le complotisme et les « fake news » qui alimentent cette poussée, et s’en nourrissent. Ce populisme s’est développé avec la fin du communisme réel, et une poussée de l’individualisme comme légitimée par le néo-libéralisme et les idéologies chantant le marché : la « mondialisation heureuse » chère au conseiller politique et essayiste Alain Minc, la synthèse du marché et de la démocratie que vantait le politologue américain Francis Fukuyama parlant en 1989, lors de la chute du mur de Berlin, de « fin de l’Histoire ».
L’effondrement des partis dits hier « de gouvernement » (Parti socialiste et Les Républicains en France) est-il une cause ou une conséquence du populisme ?
Les deux ! Mais ne réduisons pas le populisme à cet effondrement, qui n’est pas vrai partout - l’Espagne y résiste, la Pologne aussi. Les partis sont souvent le produit d’une modernité qui valorise deux thématiques : celle des valeurs universelles (le droit, la raison), et celle du conflit social qui a structuré les sociétés industrielles avec l’opposition du mouvement ouvrier et des maîtres du travail. En France, notre système politique résulte de la construction de la République – pour les valeurs universelles – et de celle de partis et de syndicats parlant au nom du prolétariat ouvrier. Jean Jaurès, à gauche, en a incarné la synthèse. Or, la République est aujourd’hui en crise. Voyez l’école publique, la santé publique, etc. Et nous sortons de la société industrielle. Dès lors, les partis fondés sur ces registres sont en difficulté, et les extrêmes prolifèrent.
En 2011, une note du think tank Terra Nova recommandait à la gauche de délaisser les catégories populaires, et notamment la classe ouvrière, pour cibler un électorat plus jeune, plus urbain ou encore issu des minorités. Peut-on acter l’échec de cette stratégie ?
L’échec est intellectuel avant d’être stratégique, s’il s’agit de la France : on ne peut pas dire que la gauche y ait joué à fond une telle carte. Mais aux États-Unis, la défaite de Hilary Clinton face à Donald Trump en 2016 y renvoie : elle avait tablé sur les femmes et les minorités, là où son adversaire séduisait un électorat blanc inquiet pour son revenu, l’emploi, son statut social. En France, la question sociale a été insuffisamment prise en charge par la gauche, et le débat s’est construit autrement, dans la radicalité des « gilets jaunes » ou en visant l’islam. Et avec un Rassemblement national (RN) s’adressant aux « invisibles » et aux « oubliés ». Hier, on aurait dit : « aux prolétaires ».
En France, peut-on dire que le RN a réussi son pari de la « dédiabolisation » ? La droite dite de « gouvernement » est-elle condamnée à disparaître ?
Quand une force populiste se rapproche du pouvoir de façon démocratique, en jouant le jeu des élections et de la respectabilité, diverses évolutions peuvent se produire. Une partie de l’électorat est prête à voter pour le RN qui donne des gages de supposée « dédiabolisation » – références appuyées à la République et à ses valeurs, amour effréné de la laïcité, abandon proclamé de tout antisémitisme, appel à l’égalité des hommes et des femmes, etc., sans oublier le comportement dans l’espace public : cravate pour les parlementaires hommes du RN ! Même si ceci est de l’ordre de l’affichage et de la communication, et ne dit rien de la réalité des orientations de l’électeur de base, ou des militants et cadres du parti. À droite de cette extrême droite, ou en dessous, ceux qui s’écartent de cette « dédiabolisation » trouvent un espace dans ce qu’elle rejette : violences, actes antisémites, menaces anonymes, expressions de haine raciste sur les réseaux sociaux, etc. Et, à sa gauche, l’espace se rétrécit puisqu’elle l’occupe en partie. Son message, c’est : la droite de gouvernement, désormais, en France, c’est le RN ! Aux Pays-Bas, peut-être en Scandinavie, on observe des phénomènes comparables.
Faut-il anticiper le prolongement d’une configuration politique avec un espace central occupé aujourd’hui par le macronisme en France, avec des oppositions à droite et à gauche ?
Mieux vaut être prudent dans les anticipations. Il est possible qu’une gauche se reconstruise, en tension avec la France Insoumise et non pas en s’y associant comme dans la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes). Que le « macronisme », avec l’abandon du « en même temps » et une droitisation accélérée, disparaisse à l’approche de 2027, et qu’une nouvelle droite s’installe dans ses débris. Mais d’autres scénarios sont également possibles.
Le discours populiste sur l’Europe a évolué ces dernières années : la sortie de l’Union européenne a par exemple disparu des programmes et l’euro n’est quasiment plus remis en cause. Comment l’expliquer ?
J’ai publié en 2016 une fiction, « Le séisme. Marine Le Pen présidente » (éditions Robert Laffont) où je montre qu’une fois élue, il lui faudrait mettre de l’eau dans son vin anti-européen et anti-euro, tant un « Frexit » et un abandon de l’euro devenaient une absurdité. Les discours populistes ne s’embarrassent pas du réel. Mais lorsque l’acteur populiste se rapproche du pouvoir, il lui faut bien l’affronter, ce réel. Il y a là une explication à l’effondrement de Marine Le Pen dans son face-à-face avec Emmanuel Macron en 2017 lors de l’entre-deux-tours : il lui aurait fallu indiquer sérieusement comment piloter l’économie dans les mois à venir, et non pas produire une protestation idéologique.
Que nous apprend l’action, depuis septembre 2022, de la présidente du Conseil italien Giorgia Meloni, cheffe de l’organisation d’extrême droite Fratelli d’Italia (« frères d’Italie »), sur ce à quoi pourrait ressembler l’exercice du pouvoir de la droite populiste en France ?
Que cet exercice lui impose des contorsions pour rester elle-même – l’expression extrémiste à l’immigration, les promesses d’un programme économique et d’une vision de l’Europe peu réalistes -, tout en tenant son rang dans un environnement international, pas seulement européen, qu’elle découvre, et en œuvrant de façon réaliste. Mais nos institutions donnent plus de pouvoir au chef de l’État qu’en Italie, ce qui est très préoccupant.
Que risque-t-il de se passer en cas d’un parlement européen composé à majorité de députés eurosceptiques ?
L’horreur ! Un mélange de paralysie, de destruction, et d’innovations dangereuses moralement et économiquement. L’encouragement à l’abandon relativiste des valeurs universelles et aux égoïsmes nationaux. Et la violence des déçus de cette institutionnalisation des extrêmes droites.
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Par Michel Wieviorka, Sociologue, membre Centre d’analyse et d’intervention sociologiques (CADIS, EHSS-CNRS), Auteurs historiques The Conversation France