Médicaments : pourquoi la pénurie
Au même moment, la mise en vente du fabricant de médicaments génériques Biogaran était justifiée par les difficultés à maintenir la production en France, en raison de prix trop bas des médicaments. C’est loin d’être la première fois que les laboratoires pharmaceutiques « alertent » sur la question, notamment par la voix du LEMM, le syndicat professionnel des industries pharmaceutiques). Mais que dit le « prix » d’un médicament de sa valeur véritable ? Comment est-il déterminé, et quel est son rapport avec les coûts de production, ou son intérêt thérapeutique ? Comment fonctionne l’industrie pharmaceutique de ce point de vue ? Regards croisés d’un pharmacologue et d’une économiste sur ces questions.
par Marie Coris Enseignant-chercheur économie de l’innovation, laboratoire BSE (Bordeaux Sciences Economiques), Université de Bordeaux et Bernard Bégaud Professeur émérite de pharmacologie – Président du conseil scientifique international du groupement d’intérêt scientifique (GIS) EPI-PHARE de l’ANSM et la CNAM , Université de Bordeaux dans The Conversation
L’étape préalable à la commercialisation d’un médicament consiste à obtenir une autorisation de mise sur le marché (AMM), délivrée selon son type soit par la Commission européenne (l’évaluation se faisant par l’Agence européenne des médicaments), soit par des agences nationales, comme l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) en France.
Dans l’Union européenne (UE), quatre procédures d’AMM sont possibles : une procédure centralisée (qui permet de vendre un médicament dans tous les états membres), une procédure décentralisée (pour les médicaments destinés à deux états membres ou plus), une procédure de reconnaissance mutuelle (qui permet d’étendre à d’autres États une AMM déjà obtenue dans un pays européen) et enfin une procédure nationale (pour les médicaments vendus dans un seul état).
Obtenir une AMM est obligatoire pour certaines classes de médicaments : médicaments de thérapie innovante, issus des biotechnologies, contenant une nouvelle substance active ou permettant de traiter certaines affections comme le VIH ou le cancer, médicaments orphelins (destinés au traitement des maladies rares).
Les laboratoires pharmaceutiques doivent présenter un dossier regroupant les données collectées au cours des essais précliniques (tests sur les animaux) et cliniques (chez l’humain), ainsi que celles relatives à la qualité chimique (ou microbiologique) ainsi qu’aux procédés de fabrication du médicament.
Une fois l’AMM obtenue, reste à fixer les modalités de vente.
Les industriels qui ont obtenu l’autorisation de vendre leurs médicaments peuvent opter pour une vente libre (on parle alors de médicament OTC – pour « over the counter » en anglais, autrement dit vendu « au comptoir »). Dans ce cas, ils peuvent en fixer le prix à leur guise, mais les acheteurs ne bénéficient d’aucun remboursement par l’Assurance maladie. L’autre possibilité est de négocier des accords avec l’État pour accéder au remboursement.
Pour qu’un médicament soit éligible au remboursement, il doit être évalué. L’objectif de l’évaluation médico-économique est de faire des choix en matière d’allocation des ressources, afin de garantir la pérennité du système de santé dans un contexte de prise en charge financière collective des soins.
En France, c’est le Comité économique des produits de santé (CEPS) qui fixe les prix des médicaments pris en charge par l’Assurance maladie, après avis de la Haute Autorité de santé (HAS).
À la demande de l’industriel et sur la base des documents fournis, la HAS évalue deux critères : le service médical rendu (SMR : le médicament a-t-il un intérêt suffisant pour être pris en charge par la solidarité nationale ?) et l’amélioration du service médical rendu (ASMR : quelle est sa valeur ajoutée par rapport aux traitements déjà disponibles ?).
Négocié avec l’industriel, le prix est ensuite fixé par le CEPS, notamment sur la base du niveau d’ASMR, du prix des autres médicaments à même visée thérapeutique, des volumes de vente envisagés, de la population cible et des prix pratiqués à l’étranger.
Soulignons que l’Europe est régie par des règles communes en ce qui concerne le médicament. Seuls le choix de rembourser ou non et la fixation du prix sont des privilèges nationaux. La France se distingue surtout par une permissivité nettement plus forte que chez ses voisins.
Celle-ci se traduit non seulement par une mise à disposition précoce sans qu’une vraie évaluation ultérieure ne soit exigée, mais aussi par une liberté quasi totale de prescription aboutissant à un non-respect des indications bien plus fort que dans d’autres pays.
Pour comprendre où se situe le problème, il faut s’intéresser à la façon dont fonctionne l’industrie pharmaceutique.
L’industrie pharmaceutique, telle que nous la connaissons aujourd’hui, est relativement récente. Elle est, en grande part, née après la Seconde guerre mondiale en même temps que la Sécurité sociale.
Auparavant, les formulations des produits pharmaceutiques n’étaient pas protégées (au sens de la propriété industrielle) et les préparations (les médicaments) essentiellement faites dans les officines de pharmacie.
Initialement mise en place à l’échelle nationale, la protection, associée au système de protection sociale, a permis de combiner incitation à innover, financement de la R&D (recherche et développement) et accès aux soins pour le plus grand nombre. Le vingtième siècle voit ainsi l’industrialisation du médicament, notamment sous la pression des firmes pour protéger leurs innovations, moteur essentiel de leurs profits.
En 1994, des accords internationaux ont été mis en place afin d’intégrer les droits de propriété intellectuelle, notamment les brevets, dans le système de l’OMC et d’harmoniser les systèmes nationaux, notamment sur la durée de la protection (minimum de 20 ans).
Baptisés ADPIC, ces accords sur le droit des brevets ont eu un impact très fort sur la structure de l’industrie pharmaceutique. Ils ont en effet conféré aux firmes détentrices des brevets un pouvoir de monopole, lequel pouvait désormais s’exercer au niveau mondial.
Du point de vue des industriels, la nécessité d’une telle protection se justifierait par les contraintes réglementaires liées à l’obtention des AMM, ainsi qu’à la durée et au coût des essais (précliniques puis cliniques) et à la difficulté de trouver des médicaments plus efficaces et plus sûrs que les médicaments déjà présents sur le marché.
Pour mémoire, en moyenne, il faut dix à quinze ans pour aboutir à la mise sur le marché d’un nouveau médicament.
Dans un tel contexte, et dans une logique financière, les firmes se concentrent sur la recherche et la production de princeps.
Un princeps – ou spécialité de référence – est un médicament « de base », dont la formulation originale protégée par le brevet pour une durée de 20 ans après le dépôt) qui pourra servir de référence au développement de médicaments génériques, une fois le brevet tombé dans le domaine public. Un médicament générique est ainsi fabriqué à partir de la même molécule (le même principe actif) que le médicament princeps.
Les firmes pharmaceutiques qui ont les moyens d’innover privilégient donc, chaque fois que possible, la mise au point de « médicaments stars » (ou « blockbusters ») permettant des marges très élevées répondant aux exigences des actionnaires.
Afin de garantir les marges, ce « pari » sur l’innovation est compensé par une réduction des coûts sur les médicaments anciens (on parle de médicaments matures). Concrètement, cela se traduit par des délocalisations ou des approvisionnements dans des pays low cost. Ce qui, nous le verrons, pose problème en augmentant notamment le risque de pénuries (pouvant être liées à une production insuffisante).
Pour les médicaments classiques (par opposition à ceux à forte valeur ajoutée et économique découlant d’innovations récentes, tels que les conjugués anticorps-médicaments ou les médicaments basés sur les acides nucléiques par exemple), les entreprises pharmaceutiques considèrent qu’il existe un double risque : financier (en raison du coût que représente la mise au point d’une nouvelle molécule) et de profitabilité (à cause de la menace que font peser sur la concurrence les génériques).
Pour cette raison, elles préfèrent souvent développer des « me-too drugs » plutôt que de nouveaux médicaments réellement innovants. Un « me-too » (ou médicament similaire) est un médicament appartenant à la même classe thérapeutique que le médicament de référence (protégé par le brevet qui arrive à expiration). La différence par rapport à ce dernier est que le « me-too » bénéficie d’innovations ou de modifications mineures, tout en étant suffisantes pour ne pas être considéré comme un générique.
En ce domaine, si la rentabilité éclaire la stratégie des firmes, elle ne contribue qu’à la marge à l’objectif de santé publique. Rappelons que l’industrie pharmaceutique compte parmi les industries les plus financiarisées, qu’il s’agisse de grands groupes pharmaceutiques cotés sur les marchés financiers ou de petites structures créées sur le mode start-up et souvent soutenues par des investissements à capital-risque. Elle reste également l’une les plus rentables, si ce n’est la plus rentable.
Le problème est que bon nombre des médicaments matures (et donc relativement peu coûteux) restent essentiels et irremplaçables en thérapeutique.
Se pose alors une autre question, celle du rapport entre le prix du médicament et sa valeur thérapeutique.
Le prix des médicaments ne reflète pas leur valeur thérapeutique
En France, les dépenses de santé, et donc de médicaments, sont encadrées par l’Objectif national de dépenses d’assurance maladie (ONDAM, fixé chaque année depuis 1996 par la loi de financement de la Sécurité sociale (PFLSS).
Concernant les médicaments matures, la politique du prix toujours plus bas prévaut. Or, les baisses successives des prix depuis plus de trente ans ont été actées sans tenir compte de l’intérêt thérapeutique qu’ils représentent.
Nous sommes face à un paradoxe : la société paye parfois des fortunes pour des médicaments présentés comme « innovants », sans toujours vérifier qu’ils tiennent leurs promesses thérapeutiques.
Ceci est notamment dû au fait que le positionnement des médicaments nouveaux et présentés comme innovants (notamment, ceux issus de la biotechnologie) se fait de plus en plus vers les maladies graves, pour lesquelles les attentes d’un progrès thérapeutique sont très fortes, notamment par les associations de malades.
Face à ces pressions, les pouvoirs publics ont progressivement accepté de mettre ces médicaments à disposition le plus rapidement possible, avant que les phases d’évaluation de leur efficacité ne soient entièrement terminées (grâce à une procédure dite d’accès précoce en France) ; ceci sous réserve d’une évaluation sur la base des premiers traitements qui n’est en réalité faite que dans un peu plus de la moitié des cas.
En parallèle à cette situation, certains traitements, pourtant d’indication thérapeutique majeure, coûtent, pour un mois de prescription, moins cher qu’un verre au comptoir du bistrot du coin… Ceci s’explique par le fait que le coût investi dans le princeps est considéré avoir été « amorti » au moment où le médicament devient génériquable.
Conjuguée au très fort lobbying de l’industrie (autour de l’idée qu’« il faut payer l’innovation à son juste prix »), ainsi qu’à une absence de raisonnement de santé publique (qui mettrait en balance les coûts consentis et les besoins de santé publique), cette situation aboutit à une déconnexion entre le prix du médicament et sa valeur thérapeutique. Ce qui pose deux problèmes majeurs.
Le premier problème découle des pressions sur les prix des médicaments matures : face aux coûts de l’innovation et aux exigences de rentabilité des actionnaires, les firmes cherchent à réduire les coûts de fabrication des molécules anciennes en délocalisant ou en s’approvisionnant dans les pays low cost. Les acteurs de l’approvisionnement se sont, de leur côté, concentrés, pour profiter des économies d’échelle.
Ce nombre réduit de fournisseurs accentue la dépendance et le risque de pénuries, face auxquelles les plans de relocalisation annoncés, anecdotiques, ne seront probablement pas plus efficaces que l’application d’un pansement sur une hémorragie grave.
Les pénuries constituent justement le second problème : elles concernent en effet souvent des médicaments d’indication thérapeutique majeure, ainsi que des médicaments essentiels. Autrement dit, des médicaments matures, qui ne sont plus des priorités pour les firmes pharmaceutiques.
Cette situation peut s’avérer particulièrement grave quand il n’existe pas de produits de substitution : tout arrêt ou retard de distribution se traduit par une perte de chance pour les patients.
Pour cette raison, il semble clair que la France doit se doter d’une politique du médicament mature. Mais laquelle ?
Une piste pourrait être de tout simplement augmenter le prix des médicaments matures, afin de permettre aux industriels de sécuriser leur approvisionnement (« multi-sourcing ») voire de produire localement ou à proximité. Toutefois, sans contreparties imposées, rien ne garantit que cette augmentation du prix ne sera pas tout simplement pas répercutée dans les marges des laboratoires pharmaceutiques.
Une autre voie pourrait être celle du financement, par les industriels eux-mêmes, des médicaments matures, en prélevant une part des profits générés par les médicaments innovants. Mais cette approche ne semble pas du tout dans l’air du temps.
Peut-être faudrait-il aussi, dans ce contexte, questionner les rouages de notre politique de santé. Car les sources d’économies, et donc de financement du système de santé et de sécurisation de l’approvisionnement ou de la production des médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (MITM), sont peut-être à portée de main du décideur. S’il accepte d’être éclairé…
Bernard Bégaud, co-auteur de cet article a, en 2020, dressé le constat suivant La France malade du Médicament :
« 10 milliards d’euros par an sont gaspillés en pure perte par des médicaments qui ne servent à rien (et qui peuvent produire des effets indésirables) »_
10 milliards d’euros par an… La dys-médication mérite, du point de vue du pharmacologue comme de celui de l’économiste, d’être interrogée en profondeur. Le temps n’est-il pas venu d’assujettir la politique industrielle aux objectifs sanitaires et non l’inverse ? Autrement dit, d’inverser la logique qui gouverne notre économie.
De ce point de vue, le plan d’action gouvernemental présenté le 21 février 2024 pose question sur plusieurs points, non seulement en matière de lutte contre le mésusage, mais aussi de relocalisation de la production : Biogaran,filiale du laboratoire Servier et premier fabricant de génériques français, pourrait être racheté par un groupe pharmaceutique indien…