Réforme ENA: Risque de politisation de l’administration ?
La chronique de Gilles Savary dans l’Opinion
« On est fondé à se demander si la réforme de la haute fonction publique ne constitue pas prosaïquement une évolution vers un spoil system à l’américaine, susceptible de politiser notre haute administration »
La suppression de l’ENA et la disparition annoncée du corps préfectoral témoignent de l’ardeur intacte du réformisme macronien à un an de l’élection présidentielle. En tout cas, si la bougonnerie française contre sa haute administration constitue un bruit de fond chronique amplement véhiculé par la classe politique, nul avant Emmanuel Macron, qui en constitue pourtant un brillant prototype, n’avait osé s’attaquer aux grands corps de l’Etat de façon aussi audacieuse et spectaculaire.
Il est vrai que cette petite et remarquable élite, qui trouve sa source dans le régime monarchique pour certains corps techniques, puis dans le bonapartisme pour ce qui concerne les préfets, et le gaullisme pour ce qui concerne l’ENA, connote d’anciens « vieux mondes » et ne dispose pas des mêmes rapports de force que de vénérables corporations publiques capables de bloquer le pays et ses services publics essentiels.
Sa réforme radicale peut en effet présenter l’intérêt politique d’un sacrifice sans frais à un air du temps de plus en plus critique des élites, du centralisme et de la verticalité du pouvoir en France. Accessoirement, elle présente le mérite d’en soustraire les politiques.
Mais elle dessine aussi, au motif d’horizontaliser la formation des hauts fonctionnaires et de faire prévaloir sur leur formatage élitiste et académique une ouverture des recrutements basée sur la diversité des parcours, un projet de revitalisation de l’Etat et d’évaluation de ses résultats en profonde rupture avec nos traditions administratives.
Sans doute ce projet de dépoussiérage de notre haute fonction publique répond-il à des nécessités qui ne manquent pas de pertinence, mais il peine à dessiner quel Etat et quelle France nouveaux il porte en germe
Elle intervient néanmoins à un moment un peu paradoxal où, quoique l’on en dise et que les tâtonnements des pouvoirs publics peuvent laisser penser face à une crise sanitaire hors normes, les administrations de notre pays ont fait preuve d’une capacité d’adaptation et de souplesses procédurales qui n’ont rien à envier à l’hôpital et qu’on ne leur soupçonnait pas.
Sans doute ce projet de dépoussiérage de notre haute fonction publique répond-il à des nécessités qui ne manquent pas de pertinence, mais il peine à dessiner quel Etat et quelle France nouveaux il porte en germe.
« L’Etat profond », réputé résistant à l’autorité politique des élus, s’inscrit dans une tradition de continuité de l’Etat républicain, par-delà les alternances politiques, les velléités démagogiques ou les déficits de préparation des politiques aux rudes contingences du pouvoir.
C’est précisément la raison pour laquelle le gouvernement de la Libération avait pris soin, sous l’égide de Maurice Thorez, de promulguer un statut du fonctionnaire basé sur les principes de neutralité et d’irrévocabilité.
Ce n’est pas tant l’indépendance des fonctionnaires que la colonisation par les énarques spécialement, des partis et de tous les postes de pouvoir et d’influence politique de la République, qui a dévoyé le système.
Il devenait en effet urgent d’y mettre de l’ordre en redonnant au peuple la conduite des affaires politiques, mais des dispositions d’incompatibilité du même ordre que celle qui s’impose aux militaires ou que celle qu’Emmanuel Macron s’est volontairement appliquée en démissionnant de la fonction publique avant de présenter sa candidature à l’élection présidentielle y auraient peut-être suffi.
Ce n’est pourtant pas cette voie qui a été choisie.
Du coup, on est fondé à se demander si cette réforme ne constitue pas prosaïquement une évolution vers un spoil system à l’américaine, susceptible de politiser notre haute administration.
Gilles Savary est ancien député PS de Gironde et délégué général de Territoires de progrès