Titans technologiques ……et politiques
Charles-Edouard Bouée, ancien PDG du cabinet de conseil en stratégie Roland Berger, aujourd’hui associé cogérant du fonds de capital-risque Alpha Intelligence Capital (AIC), met en perspective dans l’Opinion l’émergence de titans contemporains, technologiques et politiques, qui sont le produit d’un capitalisme financier à outrance et qui bouleversent les rapports de force.
Dernier livre L’ère des nouveaux Titans : le capitalisme en apesanteur (Editions Grasset), 2020)
Pourquoi parlez-vous de capitalisme en apesanteur ?
Les deux éléments qui contribuent à la pesanteur du capitalisme sont aujourd’hui remis en cause. La baisse continue des taux d’intérêt depuis la crise de 2008 a modifié notre rapport au temps. Les durées de remboursement se sont allongées, les entreprises technologiques ont pu accélérer leur développement à un rythme défiant toute logique, grâce à un volume d’argent disponible quasi illimité. D’autre part, le capitalisme est basé sur des faits, des principes physiques, des lois et des règles. Or depuis une dizaine d’années, avec le développement des réseaux sociaux notamment, les fake news ont été rendues possibles, contribuant à déstabiliser notre perception de la réalité. Ce qui était anecdotique dans la prise de décision et d’investissement ne l’est plus aujourd’hui. Ces deux paramètres ont mis le capitalisme en apesanteur. Ils ont réduit la valeur du temps à zéro et brouillé les lignes entre ce qui est possible ou pas. On voit apparaître un monde où il n’y a plus de limites. On est capable de financer des gens pour aller sur Mars, alors qu’on ne sait pas si concrètement l’Homme peut survivre sur cette planète. La crise de 2008 et l’activation de la planche à billets ont donné naissance à des titans technologiques qui portent aujourd’hui le monde sur leurs épaules.
Ces titans auraient, selon vous, donné naissance à d’autre titans, politiques ceux-là…
La crise des subprimes a créé les conditions d’émergence d’une ère technologique aujourd’hui incarnée par les GAFAM, les BAT chinois, et aussi par toutes ces licornes : Uber, Airbnb, TikTok… Des créatures fantastiques qui existent alors même qu’elles ne font pas de profit. Ces titans technologiques se sont saisis de parties de nos vies pour les rendre plus simples, pour nous aider. Un bel âge d’or en perspective. L’illusion a été de courte durée. A la place, ils ont attaqué les modèles économiques existants et remplacé des métiers plus traditionnels. Une peur insidieuse s’est répandue chez les citoyens. Consciemment ou inconsciemment, par incantation ou par vote, ils ont appelé des personnages hors normes au pouvoir, dans l’espoir qu’ils règlent une situation que personne n’est capable de maîtriser. Il y a eu un besoin de protection, une recherche de sécurité, qui s’est exprimée par le Brexit, l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis ou de leaders populistes en Europe de l’Est… Les titans géopolitiques ont répondu à cette peur primaire générée par les titans technologiques. Aujourd’hui, ils se battent entre eux. On l’a vu cet été avec la lutte sino-américaine autour de TikTok.
Il est dommage que les titans technologiques, alors qu’ils ont des compétences analytiques extraordinaires, ne s’en soient pas servi pour parler d’humanité. L’épidémie nous a permis de prendre conscience de notre mortalité et de l’importance de la vie sociale
Dans la mythologie, les humains restent les jouets des titans jusqu’au déluge qui les refaçonne et leur redonne du pouvoir. Ce récit peut-il s’appliquer à la période que nous vivons ?
L’âge d’or promis par les titans n’est pas arrivé. Les risques liés à la violence, aux opiacés, aux réseaux sociaux se sont multipliés. Le mythe des titans relate qu’un déluge est censé refaçonner l’humanité pour qu’elle reprenne ses droits. Quel sera-t-il ? Une catastrophe climatique ? Une guerre ? Un virus informatique ? J’ai, au début de la crise sanitaire, pensé que le coronavirus jouerait ce rôle. Tout le monde s’est mis à rêver des merveilles du « monde d’après ». On constate aujourd’hui que rien n’a changé. La Covid-19 n’est pas le déluge, mais la « révélation », au sens biblique du terme, du monde dans lequel nous vivons. Elle a mis en lumière un système financier déréglé et la toute-puissance de quelques titans technologiques. Sans eux, notre confinement aurait été à la fois physique et psychologique : un enfer. Il aurait été impossible d’échanger avec ses proches, de travailler, de se divertir… Mais ils se sont aussi révélés tels qu’ils sont : des organisations robotisées, peu capables de compassion ou d’empathie, démontrant du même coup leur incapacité à s’investir émotionnellement auprès des humains, qu’elles prétendent pourtant connaître si bien.
Considérez-vous que l’économie est un sujet éthique ?
On a tendance à séparer l’Etat de l’entrepreneuriat et de l’esprit. Quand on observe la manière dont travaillent les Chinois, ce qui a fait l’objet d’un précédent livre en 2013 (Comment la Chine change le monde, Editions Dialogues), on constate que ces trois éléments sont interconnectés. L’humain est présent dans ces trois dimensions de la société. Il est à la fois citoyen, salarié ou entrepreneur, et philosophe. La technologie et le politique sont partis dans une direction : les titans. La partie culturelle, liée aux valeurs, est, elle, restée sur le côté. L’économie ne peut pas être éthique, mais l’économie et l’éthique ne peuvent pas être dissociées. Il est dommage que les titans technologiques, alors qu’ils ont des compétences analytiques extraordinaires, ne s’en soient pas servi pour parler d’humanité. L’épidémie nous a permis de prendre conscience de notre mortalité et de l’importance de la vie sociale. S’il va y avoir une accélération de la prise de conscience et d’action sur le climat, la RSE, les ESG, le partage des richesses et les sujets de gouvernance, je pense qu’il reste du chemin à parcourir avant que les entreprises à mission deviennent une réalité, même si elles sont une belle initiative.
Vous estimez que la pandémie va contribuer à l’explosion de la robotisation. N’a-t-on pourtant pas vu, pendant le confinement du printemps, que l’Homme était indispensable pour faire tourner l’économie ?
C’est un paradoxe. Pendant la première vague, on a vu que les humains étaient indispensables pour administrer des soins, nettoyer nos rues, gérer la logistique… Et en même temps, avec des taux d’intérêt aussi bas, il est moins cher d’investir dans des machines que dans la formation d’une personne. Les métiers les plus empathiques ne sont pas les plus valorisés dans la société. Je pousse pour ce qu’on appelle l’intelligence humaine augmentée. Utiliser la technologie pour rendre l’Homme plus efficace. La technologie doit entrer dans le mode de fonctionnement humain comme l’eau élèverait un bateau, sans pour autant séparer ceux qui réussissent avec les machines et ceux qui n’auraient plus d’utilité sociale. J’ai une conviction : on n’a jamais pu arrêter l’évolution des technologies, même si elles étaient létales pour l’humanité. On doit bien diriger le paquebot pour que cette dimension humaniste et bienveillante, soit mise en place. La vraie question, c’est : est-ce que les titans technologiques et géopolitiques sont capables d’opter pour cette matrice, alors qu’ils sont nés de la peur et de l’efficacité technologique ?
Le revenu universel serait la seule solution pour encaisser les chocs sociaux futurs. Pourquoi ? N’y a-t-il pas de solutions intermédiaires ?
De toutes les solutions qui ont été proposées, y compris par Milton Friedman, le revenu universel apparaît comme la moins mauvaise. On l’a finalement vécu concrètement avec la pandémie. Lors du premier confinement, les Américains gagnaient plus grâce aux aides qu’en travaillant. La Covid-19 va avoir les mêmes conséquences que la crise de 2008. Elle va créer plus de titans, de peurs et de repli sur soi-même. Il s’agit donc de réfléchir à comment amortir le choc en évitant que les inégalités, entre ceux qui peuvent et ne peuvent pas, ceux qui savent et ne savent pas, deviennent des déchirures génératrices de violences et de révoltes. Une des solutions pourrait être d’utiliser l’argent bon marché pour lancer une transformation réelle de la société. Les idées qui paraissent les plus folles, comme celle d’Elon Musk d’envoyer un million de personnes pour peupler Mars d’ici 2050, sont mises en œuvre. Pourquoi les idées citoyennes qui voudraient renouveler l’équilibre entre économie et climat, entre technologies et humains ou qui voudraient rendre l’Etat plus efficace, ne bénéficient-elles pas du même investissement ? Plutôt que d’emprunter plus d’argent pour le redistribuer comme le voudrait la logique du revenu universel, pourquoi ne pas l’investir dans des projets, et rendre nos pays plus verts, notre Etat plus moderne… ? C’est faisable. Quand un homme a faim, mieux vaut lui apprendre à pêcher que de lui donner un poisson, disait Confucius.