Twitter de Elon Musk : un populisme de plate-forme
La communication de l’homme le plus riche du monde autour de son rachat du réseau social présente de troublantes similitudes avec le populisme tel qu’il est pratiqué par certains acteurs politiques. Par Barthélémy Michalon, Sciences Po.
Le feuilleton à rebondissements lancé au début de ce mois a touché à sa fin : le 25 avril, les dirigeants de Twitter et Elon Musk annonçaient être parvenus à un accord pour que le patron de Tesla et SpaceX acquière le réseau social pour une somme de 44 milliards de dollars.
Bien que Twitter compte bien moins d’utilisateurs que ses concurrents comme YouTube, Facebook, Instagram ou encore TikTok, Twitter est considéré comme un véritable outil d’influence, notamment du fait de son usage par de nombreuses figures du milieu politique, artistique et médiatique. En outre, il est fréquent que les médias dits « traditionnels » reprennent et commentent sur leur propre support ce qui a été dans un premier temps publié sur la plate-forme de l’oiseau bleu, ce qui accroît la perception et la réalité de son importance pour le discours public.
L’examen des différentes déclarations de celui qui deviendra bientôt le nouveau propriétaire de Twitter révèle que son approche emprunte les codes du populisme, tel qu’il est usuellement conçu et pratiqué dans l’arène politique.
Le chercheur néerlandais Cas Mudde, un des principaux spécialistes du concept, souligne que, au-delà de la diversité des pratiques observables, le populisme consiste fondamentalement à s’adresser à un « peuple » pour lui promettre la mise en œuvre d’actions qui seraient conformes à ce qui est présenté comme une forme de « volonté générale », en rupture avec les intérêts d’une supposée « élite ».
Bien que Musk n’invoque aucun de ces mots-clés de façon directe, sa communication autour de sa prise de pouvoir épouse donc les contours de ce qui caractérise un discours populiste.
Ainsi, s’il n’invoque pas un « peuple » en tant que tel, Elon Musk a fait usage de l’outil qu’il s’apprêtait à acquérir pour s’adresser directement à la communauté d’utilisateurs de la plate-forme et recueillir son opinion sur différents sujets. Si certaines questions étaient d’ordre secondaire (comme le fameux « bouton d’édition » d’un tweet déjà publié), d’autres touchaient au fonctionnement même de la plate-forme et à son impact sur la démocratie.
Ces consultations, qui ont logiquement mobilisé en premier lieu ses propres « abonnés », ont produit des résultats dans le sens désiré, ce qui lui a permis de se présenter lui-même comme le relais efficace d’attentes censées bénéficier d’un fort soutien. Une telle façon de procéder n’est pas sans rappeler la tendance, relativement marquée chez les formations politiques populistes, à convoquer des référendums ou à en promettre l’organisation dans leurs programmes électoraux.
Ces sondages en ligne, véritables défis lancés sur la place publique au statu quo, visaient également à exercer une pression notable sur ceux qui étaient alors à la tête de Twitter, ce qui est à relier à autre composante du populisme, en l’occurrence le rejet de « l’élite » au pouvoir.
Musk est ensuite allé bien plus loin dans cette direction, en affirmant que la mise à l’écart de l’équipe dirigeante en place était une condition indispensable à la mise en œuvre des transformations d’ampleur promises sur la plate-forme. Selon ses dires, c’est cette intention qui a guidé sa décision de « transformer Twitter en une entreprise privée » (elle était alors une entreprise « publique » au sens anglo-saxon, car cotée en bourse), et donc d’en prendre le contrôle de façon directe. Dans son offre d’achat, il promettait ainsi sans ambages : « je débloquerai le potentiel de Twitter ».
L’élite dirigeante était donc mise sur la touche au profit d’un seul décideur dans une position centrale : la présence d’un leader dont la personne incarne le pouvoir en place constitue justement un autre trait marquant du populisme.
Afin de satisfaire cette supposée « volonté générale », qui comme nous l’avons vu est la troisième composante du populisme tel que défini plus haut, Musk a mis sur la table une série de propositions pour faire évoluer la plate-forme, notamment lors d’une conversation publique, tenue le 14 avril dans le contexte de la conférence annuelle de TED. Tandis que ces mesures sont présentées comme répondant aux attentes de la base, les difficultés pratiques inhérentes à leur application sont passées sous silence, un décalage récurrent dans les discours populistes.
Musk propose ainsi de supprimer les comptes automatisés (bots), faisant l’impasse sur le fait que nombre d’entre eux présentent une réelle utilité, par exemple pour relayer des messages d’alerte de façon immédiate. Il promet également d’éliminer les messages frauduleux (scams), qui visent à tromper leurs destinataires, à des fins économiques et/ou de piratage. Une intention sans nul doute louable, mais qui fait mine d’ignorer que ce problème protéiforme ne se règle pas en quelques lignes de code. Bien au contraire, ceux qui s’adonnent à ces pratiques sont en constante adaptation face aux moyens de lutte qui sont déployés contre eux.
Quant aux algorithmes de classement et de sélection des contenus, il les rendrait accessibles à tous les utilisateurs afin de leur offrir l’opportunité de les comprendre. Bien qu’un large consensus existe sur la nécessité d’une plus grande transparence dans ce domaine, cette façon en particulier de procéder serait difficilement applicable, du fait de l’extrême niveau de complexité des algorithmes en question, qui de plus reposent sur un usage croissant de l’intelligence artificielle. Même en supposant que ce soit du domaine du faisable, un tel degré de transparence serait-il pas avant tout un merveilleux cadeau offert à ceux qui voudraient tirer parti du système pour obtenir une visibilité non méritée ?
Outre ces changements qui passent par des ajustements d’ordre principalement technique, Musk place au centre de son projet pour Twitter un net recul des règles qui encadrent la publication de contenus sur la plate-forme. Pour celui qui s’est ouvertement prévalu du statut d’« absolutiste de la liberté d’expression », cette plus grande latitude serait nécessaire au nom de la défense de la démocratie.
Tout d’abord, la pratique du dirigeant lui-même permet de douter de la réalité de l’absolutisme qu’il revendique : ce principe ne l’a pas empêché de bloquer des utilisateurs qui ont tenu des propos critiques à son encontre ou de prendre des mesures de représailles, en ligne comme hors ligne, contre ceux qui ont exprimé leur désaccord avec lui.
Ensuite, réduire la modération des contenus sur la plate-forme exposerait d’autant plus les groupes considérés comme minoritaires, qui sont déjà les premières victimes des comportements en ligne les plus nocifs. S’il se concrétise, ce détricotage des quelques règles qui, bien que de façon imparfaite, visent aujourd’hui à protéger les minorités face au pouvoir de la majorité constituera une manifestation additionnelle des traits populistes de la démarche de Musk.
Enfin, si la liberté d’expression est sans nul doute un des piliers fondamentaux de la démocratie, il est tout aussi vrai que ne lui reconnaître aucune limite constitue un profond danger pour ce mode de gouvernement, à plus forte raison dans un contexte où la désinformation ou les appels à la violence peuvent circuler avec tant de vitesse et de facilité. Par conséquent, l’affirmation selon laquelle plus la liberté d’expression est étendue, mieux la démocratie est défendue revient à ignorer, délibérément ou pas, les enseignements des dernières années.
Une conception nébuleuse de la liberté d’expression
Malgré cette emphase pour une liberté d’expression plus étendue sur la plate-forme, Musk semblait pris de court lorsque des questions plus précises lui ont été posées sur ce point, dans le contexte de la conférence du 14 avril mentionnée plus haut.
Pressé avec insistance sur ce sujet, il a reconnu que Twitter est et restera soumis aux lois nationales. Il a peu après introduit un autre facteur de limitation en admettant que la parole devrait y être libre « autant que raisonnablement possible », ce qui ouvre la porte à de possibles restrictions, sur la base de critères qui à ce stade demeurent mystérieux. Dans l’hypothèse, dans les faits très réaliste, où un propos se trouverait dans une « zone grise », Musk considère que celui-ci devrait être maintenu en ligne… ce qui coïncide étrangement avec la pratique actuelle des plates-formes existantes, et notamment Facebook comme l’avait souligné son dirigeant Mark Zuckerberg en 2019.
Lors de cette même conversation publique, il a indiqué que la liberté d’expression existe selon lui si « des personnes que l’on n’aime pas sont autorisées à exprimer des idées que l’on n’aime pas ». Le moins que l’on puisse dire est que, sous sa forme actuelle, Twitter satisfait d’ores et déjà très largement à cette attente, étant donné le ton et la teneur de bien des échanges. Même les sympathisants républicains aux États-Unis, dont beaucoup reprochent pourtant à la plate-forme d’être trop restrictive et se réjouissent de sa prise de contrôle par Elon Musk, auraient bien du mal à l’accuser de ne pas permettre l’expression d’idées opposées aux leurs.
Un peu plus tard, cette fois sur son support numérique préféré, il affirmait que « les politiques d’une plate-forme de réseaux sociaux sont bonnes si les 10 % les plus extrêmes à gauche et à droite sont également mécontents ». Là encore, il serait difficile de reprocher à Twitter de ne pas remplir cette condition, compte tenu des critiques contradictoires dont l’entreprise fait l’objet en provenance des deux bords.
Un seul point a fait l’objet d’une prise de position relativement claire de la part d’Elon Musk : celui-ci s’est exprimé contre les suspensions permanentes de comptes, disant préférer celles de caractère temporaire. En cela, il s’écarterait en effet de la pratique actuelle de Twitter, qui applique l’une ou l’autre de ces sanctions en fonction de la gravité des faits. Par conséquent, s’il arrive à ses fins et s’il maintient cette position, une de ses toutes premières décisions pourrait consister à rétablir le compte de l’ancien président américain Donald Trump, suspendu pour « incitation à la violence » après l’assaut lancé contre le Capitole le 6 janvier 2021.
Ce geste envers l’ex-locataire de la Maison blanche, duquel Elon Musk s’est rapproché ces dernières années, serait perçu comme éminemment politique. Mais cela ne représenterait sans doute guère plus qu’un simple avant-goût des difficultés qu’il serait amené à affronter de façon récurrente s’il devait devenir le timonier d’une telle plate-forme. En effet, toute règle ou décision prise par Twitter serait immédiatement interprétée comme relevant de son fait à titre personnel. Dans un environnement aussi politisé que l’actuel, ce réflexe ne pourra que lui porter préjudice.
En somme, une fois ses déclarations générales mises de côté, le chef d’entreprise n’a en réalité que des notions bien vagues et peu novatrices pour développer ce qui est censé être la clé de voûte de son projet révolutionnaire pour Twitter. Ce qui pose, bien sûr, la question des mesures concrètes qu’il mettrait en œuvre au nom de la liberté d’expression, une fois aux commandes : marquerait-il une rupture aussi nette qu’il l’annonce avec force superlatifs ? Ou ces mots grandiloquents ne seraient-ils pas en porte-à-faux avec une pratique en fait peu différente de l’actuelle ? Compte tenu du tempérament du dirigeant, il y a fort à craindre qu’il écarte du revers de la main les politiques existantes de modération et décide de repartir d’une feuille blanche.
Évitons tout malentendu : la plate-forme en question est encore bien loin de gérer de façon satisfaisante les contenus dont elle permet la publication et la diffusion. Bien au contraire, les critiques contre elle et ses congénères restent abondantes. Cependant, la prise de contrôle du groupe par Musk risque de balayer les progrès lentement réalisés en matière de modération des contenus au cours des ans et, bien souvent, sous la pression des événements. Il s’agirait alors de repartir de zéro – ou presque – et évoluer au fur et à mesure que les erreurs commises seraient reconnues comme telles.
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Par Barthélémy Michalon, Professeur au Tec de Monterrey (Mexique) – Doctorant en Sciences Politiques, mention RI, Sciences Po.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.