Prix plancher en agriculture : les effets pervers
Jeudi 4 avril, les députés ont adopté en première lecture, malgré l’opposition du camp présidentiel, une loi en faveur de « prix minimal d’achat des produits agricoles ». Le texte proposé par les élus Europe Écologie les Verts, et qui ne sera probablement pas voté par le Sénat, part d’une intention louable. Nécessaire peut-être au regard de la faiblesse de prix qui parfois ne couvrent pas les coûts des productions agricoles. L’idée d’aligner par la loi les prix de vente des agriculteurs à leurs coûts de revient déterminés par les experts des chambres d’agriculture ou des interprofessions, notamment, est indubitablement séduisante. Elle contient pourtant en germe des conséquences délétères qui pourraient dégrader à terme la santé économique de filières déjà mal en point. La loi semble être proposée sans étude préalable de fond sur ses effets complets sur les marchés. Or, deux problèmes principaux pourraient bien se poser. Le premier est technique. Il concerne la fixation du prix plancher, son niveau. Le second est économique et porte sur l’impact du prix plancher pour le consommateur. Les deux points sont liés. Commençons, dans l’ordre par le niveau de prix à fixer.
par
Jean-Marie Cardebat
Professeur d’économie à l’Université de Bordeaux et Prof. affilié à l’INSEEC Grande Ecole, Université de Bordeaux
Benoît Faye
Full Professor Inseec Business School, Chercheur associé LAREFI Université de Bordeaux Economiste des marchés du vin, de l’art contemporain et Economiste urbain, INSEEC Grande École dans The Conversation
Dans toutes les filières, agricoles comme industrielles, les entreprises sont hétérogènes et diffèrent par leurs niveaux de productivité et de qualité. Les exploitations disparates en productivité ont dès lors des coûts différents pour produire un bien similaire et les plus productives enregistrent des profits supérieurs. Augmenter les prix de vente par la loi risquerait ainsi de faire apparaître des surprofits chez les plus productifs. Le système avantagerait donc des acteurs qui n’en avaient pas besoin. C’est une première source d’inefficience.
La seule réponse à ce problème est d’adapter le prix par catégorie d’exploitation. Cela peut être fait grossièrement en regardant notamment leur taille : plus grande est l’exploitation, plus elle pourra en théorie bénéficier d’économies d’échelle et donc d’une meilleure productivité. Pareille approche resterait toutefois tant approximative que complexe car il faudra un prix par catégorie.
Les choses se complexifient plus encore lorsque l’on considère des biens qui se différencient les uns des autres par leur qualité. Un prix plancher va surtout augmenter le prix de la qualité inférieure. Par réaction, les exploitants des qualités immédiatement supérieures vont augmenter leurs prix pour signaler leurs qualités supérieures justement et ne pas se retrouver dans la situation de vendre moins cher un bien de qualité supérieure. Par effet de report de tranche de qualité en tranche de qualité, c’est l’ensemble de l’échelle des prix le long de la gamme qui va s’élever. Pourtant, là encore, aucune hausse de prix n’était justifiée à la base pour les qualités supérieures. Un effet de rente, de surprofit, apparaît de nouveau.
L’expérience dans d’autres domaines montre que l’échelle des prix devrait en fait se resserrer. Un bon exemple de cette dynamique de propagation vers le haut d’une hausse des prix en bas de l’échelle est donné par le prix du travail avec les hausses régulières du salaire minimum (smic en France). L’effet s’estompe à partir d’un niveau de salaire supérieur ou égal à 1,5 smic. Dès lors, on peut anticiper une contagion de hausse d’un prix plancher s’atténuant à mesure que l’on monte dans l’échelle des qualités et donc des prix.
Plus à perdre qu’à y gagner ?
Toutefois, les conséquences de prix plancher en termes de rentes pour les exploitants les plus productifs et les plus qualitatifs ne paraissent pas être le principal problème pour la filière agricole. Le plus gros écueil pourrait venir du consommateur. Quid de l’évolution de la demande face à une hausse des prix consécutive à la mise en place d’un prix plancher ?
L’effet passe par deux mécanismes que l’on nomme élasticités-prix directes et élasticités-prix croisées de la demande de biens agricoles par le consommateur final. L’élasticité-prix directe de la demande d’un bien mesure en pourcentage la variation de demande consécutive à une variation de prix de ce bien. Concrètement, de combien diminue la demande lorsque le prix augmente de 10 % ?
Dans une étude préliminaire portant sur la filière viticole française, nous avons calculé pour des vins d’entrée de gamme vendus en grande surface des élasticités pouvant dépasser l’unité : c’est-à-dire que la demande varie dans une proportion plus importante que les prix. Ces travaux sont cohérents avec d’autres, déjà publiés qui mesurent ces élasticités-prix à l’export pour la demande étrangère. Le chiffre d’affaires des producteurs va alors baisser : le prix multiplié par la quantité vendue va diminuer sous l’effet de la baisse de la consommation plus importante que la hausse du prix.
Le consommateur y perd encore plus. Finalement, c’est le surplus social qui s’est dégradé avec une perte marquée pour le consommateur dont le transfert vers le producteur, via la hausse du prix de vente, ne suffit pas à améliorer la situation de ce dernier. Les deux perdent et c’est donc une perte sociale nette.
Le consommateur peut aussi réaliser des reports de consommation face à une hausse des prix d’un bien donné : vers des biens de qualité supérieure, vers des biens importés ou vers des substituts proches, qui tous deviennent en termes relatifs moins cher au regard du bien dont le prix a augmenté. C’est là le jeu des élasticités-prix croisées entre différents biens.
L’exemple du vin est là encore riche en enseignements. Nos premiers résultats montrent que ces effets de report semblent bien à l’œuvre. La hausse du prix en entrée de gamme pourrait pousser le consommateur vers un niveau de qualité supérieure, précipitant ainsi la baisse de chiffre d’affaires pour le vin d’entrée de gamme. L’exact opposé de l’effet désiré par la loi.
Pire, l’effet de report peut aller vers les biens importés et donc entrainer une perte nette à l’échelle nationale. Dans certains secteurs l’origine est moins regardée que dans d’autres et une étiquette « UE » suffit parfois à rassurer le consommateur sur un certain niveau de qualité. Enfin, l’effet de report peut même faire sortir le consommateur d’une filière. C’est le cas pour le vin ou un prix plancher peut amener un arbitrage du consommateur favorable à la bière ou autre boisson jugée substituable.
Les conditions de réussite de la loi tiennent ainsi aux filières visées : elles doivent être au maximum homogènes en productivité et en qualité pour minimiser les effets de rentes et de reports. Elle doit en outre porter sur des biens agricoles dont la demande est faiblement élastique au prix, donc des biens dont il est difficile de se passer pour le consommateur. Ainsi, pour le producteur, la perte de vente restera limitée et plus que compensée par la hausse du prix. En outre, les substituts, importés ou non, doivent être peu nombreux pour éviter les reports. Les pouvoirs publics devront trancher cette question délicate des produits éligibles pour lesquels la loi n’aurait pas d’effets adverses. Selon le texte voté à l’Assemblée nationale, c’est une « conférence publique » par filière qui fixerait ces minima, conférence qui ne serait convoquée « qu’à la demande d’une majorité des producteurs » de la filière en question.
Les pouvoirs publics devront également décider du sort des invendus générés par une hausse des prix. Qui va payer leur destruction ? À coup sûr une indemnisation sera demandée par les producteurs qui vont voir leurs stocks gonfler. Toutes ces questions vont apparaître en boomerang de la loi. Est-ce que tout cela a été pesé, évalué, budgété au moment du vote ? N’y aurait-il pas des mesures à prendre en amont pour éviter ces effets en aval ?
Une grande partie du problème venant de la hausse du prix pour le consommateur final, il faudrait que le prix plancher n’affecte pas le consommateur pour éviter les conséquences adverses décrites plus haut. Deux solutions. Soit l’État subventionne le prix plancher en compensant l’écart entre le prix de marché et le prix plancher pour que la chaine des intermédiaires conserve les mêmes prix et que rien ne change pour le consommateur final. Soit les intermédiaires absorbent dans leurs marges la hausse du prix liée à la loi. Si la hausse est mesurée elle pourra être absorbée dans le cadre de négociations associant tous les acteurs et, pourquoi pas, dans le cadre d’une énième discussion sur la loi Egalim.
Dans tous les cas, dans les filières agricoles (comme dans la plupart des filières d’ailleurs), l’essentiel de la création de valeur se fait dans les derniers stades de la chaine de valeur, les stades de la commercialisation. La valeur n’augmente pas de façon linéaire de l’amont à l’aval du processus de production d’un bien, elle augmente de façon exponentielle : peu au début, beaucoup à la fin. Cela a été bien documenté dans le vin par exemple. Une réflexion de fond sur le partage de la valeur entre les acteurs, l’organisation industrielle et les mécanismes de gouvernance des filières agricoles s’impose. Ce travail était certainement préalable à une loi sur les prix planchers.