Le Rap bientôt discipline philosophique ?
Bac de philo 2022 : « L’art de se poser des questions » se retrouve dans le rap
Intervenante en philosophie, spécialiste du rap français, Benjamine Weill explique dans le Monde que les textes de certains rappeurs et le bac de philosophie n’ont rien d’antinomique.
Certes certains textes de rappeurs constituent, indiscutablement une activité artistique de l’ordre de la poésie voire de la philosophie. Pour autant cela ne concerne qu’une extrême minorité des textes. Les autres relevant tout simplement non pas de la philosophie mais de la vulgarité et de la violence verbale NDLR
Déjà lorsqu’elle étudiait la philosophie à l’université Paris-I, Benjamine Weill citait des rappeurs dans ses dissertations « et ça passait », ajoute-t-elle. Dans son livre Au mic citoyen.nes (Puits 23, 2021), l’autrice cherche à analyser comment la culture hip-hop francophone s’est emparée des questions de société. Au cours de ses interventions, Benjamine Weill affirme que les textes de rap sont une matière philosophique, au sens de « l’art de se poser des questions ». En ce premier jour de l’épreuve du baccalauréat, l’autrice revient sur ses deux passions que sont le rap et la philosophie.
Qu’est-ce qui vous a passionnée dans le rap français ?
Au départ, je trouvais attrayant l’aspect archaïque et presque viscéral du rap. Les textes sont intéressants, mais ça ne suffit pas. Il y a aussi le rythme, le BPM [battements par minute], ce quelque chose qui produit un écho dans le corps, qui touche au sens et même presque à une dimension érotique que je ne retrouvais pas dans le rock, par exemple. Le rap, et le mouvement hip-hop en général, fait office de mouvement qui dit « j’existe, je n’ai pas envie de rester à la place que l’on m’a assignée ». Les rappeurs revendiquent, sans être forcément « engagés » au sens politique.
Quels sont les rappeurs qui développent pour vous des pensées philosophiques intéressantes ?
Il faut faire attention de ne pas rendre les rappeurs philosophes, car ils ne développent pas de thèse. On retrouve néanmoins certains passages philosophiques – au sens de l’art de se poser des questions – chez beaucoup de rappeurs. Lefa, par exemple, notamment dans sa chanson Mise à jour, développe l’idée du questionnement personnel. Il évoque la pensée stoïcienne : ne pas chercher à agir sur ce qui ne dépend pas de soi.
La seule chose qu’on peut changer, c’est soi-même. La rappeuse Casey pose la question de la perception : de quelle façon les gens sont-ils perçus ? Elle s’interroge également sur la manière dont l’environnement influe sur les comportements. Damso, quant à lui, m’intéresse notamment pour sa vulnérabilité. On souligne parfois sa vulgarité mais, en réalité, si on l’écoute bien, il décrit des situations où il se déteste.
Quelles évolutions avez-vous observées entre le rap français des années 1990 et celui d’aujourd’hui ?
La grande différence aujourd’hui est que le rap a tout envahi dans la société. Il est devenu une forme de variété et sert un peu à endormir les masses. Le fait que l’industrie musicale se soit totalement réapproprié le rap l’a rendu plus capitaliste. Dans les propos des rappeurs, on peut observer une droitisation. Mais le rap n’est qu’un épiphénomène, qu’un symptôme du système qui tend vers de plus en plus de sensationnalisme. On est dans l’idée que tout se vaut, que du moment qu’on génère de l’argent on a réussi.
Le rappeur n’est plus la figure du jeune intello qui s’en est sorti. On ne pratique plus le rap pour les mêmes raisons. L’émancipation n’est plus pensée en dehors de l’aspect financier, ce qui m’interroge sur le plan intellectuel et philosophique. Dans son essence, le hip-hop, n’est pas la lutte de tous contre tous. Il s’agit, au contraire, de monter tous ensemble. Il reste encore bon nombre de rappeurs qui l’évoquent. Dans le fond, le rap est un modèle de culture qui va à l’encontre de l’individualisme.
Citer un rappeur pour étayer une argumentation dans sa copie pour le bac de philosophie, comment cela peut être perçu par les professeurs qui corrigent ?
Il est toujours possible de tomber sur un professeur réfractaire, mais ils sont quand même de moins en moins nombreux. Aujourd’hui, citer dans sa copie un morceau de rap n’est plus un problème. Mais, attention, à la manière dont on cite. La citation ne peut venir qu’en appui d’une argumentation, pas devenir l’argument lui-même.