JO dopage : «Arrêtez de prendre les gens pour des cons» (Philippe Lucas)
Panem et circenses, la devise est toujours d’actualité surtout en période de crise. Les jeux notamment olympiques font oublier le reste, au moins pendant un temps. Mais Philippe Lucas l’entraîneur en natation, met les pieds dans le plat à propos du dopage et affirme que nombres de nations sont concernés par le phénomène. Estimant qu’il n’y a pas seulement la Russie, éclaboussée par le récent scandale du dopage d’Etat, ou même la Chine, qu’il faut pointer du doigt, Lucas rappelle que le fléau du dopage touche de nombreuses nations. Mais, selon lui, certains pays bénéficient d’une indulgence incompréhensible. Il est clair que le dopage concerne de nombreuses disciplines en particulier celles qui exigent des performances physiques très éprouvantes. Le phénomène ne gangrène pas seulement le sport professionnel mais aussi le sport amateur. Dans un article du Nouvel Observateur un économiste du sport considère que la lutte actuelle contre le dopage est une illusion. Dans le livre La Société dopée, qu’il publiera au Seuil dans quelques mois avec son collègue Jean-Jacques Gouguet, Jean-François Bourg Chercheur au Centre de droit et d’économie du sport, à Limoges, montre à quel point il est illusoire de vouloir lutter contre le dopage dans un monde sportif empreint des principes de l’économie de marché – concurrence, dépassement de soi, course à la performance et à la rentabilité. Les scandales liés au dopage semblent se multiplier – dans l’athlétisme, le tennis, le foot, le cyclisme… Jusqu’à quel point la triche a-t-elle envahi le sport professionnel? Le dopage est inhérent à la compétition de haut niveau. Aujourd’hui, à quelques exceptions près, le sport professionnel est totalement gangrené, quelle que soit la discipline. La très faible proportion de sportifs contrôlés positif est un leurre. Les quelques rares compétiteurs à se faire prendre sont ceux qui ont commis une erreur dans les délais d’élimination des produits, ou qui ne sont pas accompagnés par un staff médical performant. Tous les autres savent jouer avec la liste des substances interdites et les seuils. Ou alors ils prennent des produits nouveaux, inconnus, et donc indétectables. Mais comment pourrait-il en être autrement? Les limites physiques du corps humain, au moins pour l’athlétisme, le cyclisme et la natation, sont quasi atteintes. Et pourtant, tout, à commencer par la devise olympique « Plus vite, plus haut, plus fort », pousse à la recherche de la performance. L’évolution vers le sport business a été parallèle à celle de la libéralisation de l’économie, où tout le monde est en concurrence, où il faut se dépasser en permanence. Dans ces conditions, le dopage devient un rouage essentiel du sport moderne. Tout converge vers le milieu des années 80. C’est à ce moment-là que la dérégulation et les privatisations ont réellement commencé dans l’économie en général. Le sport n’y a pas échappé. La première cotation en Bourse d’un club de foot date de 1983. Le Comité international olympique (CIO) a ouvert les jeux aux sportifs professionnels et aux sponsors en 1984. A la même époque, il y a eu la multiplication des chaînes payantes un peu partout dans le monde, dont Canal+ en France. La télévision est devenue un financeur majeur du sport, qui permet une croissance du chiffre d’affaires du secteur. Peu à peu, les clubs, jusque-là des associations à but non lucratif, se sont transformés en sociétés privées à but commercial. Le résultat est qu’aujourd’hui tout le monde a intérêt à ce qu’il y ait du dopage. Les sportifs, pris dans une sorte de course aux armements sans fin, avec des gains potentiellement très importants - Lance Armstrong, au sommet de sa carrière, gagnait 23 millions d’euros par an, pour un « budget dopage » estimé à 100000 euros annuels. Les fédérations, assises sur une rente de monopole: la vente des droits commerciaux représente un gigantesque gisement financier. Les sponsors, dans l’attente d’un retour sur leurs investissements. Les Etats, enfin, qui voient souvent le sport comme un élément de leur soft power - en Russie, par exemple, c’est toujours une stratégie d’Etat… Que représente le marché mondial du dopage? J’ai tenté de l’évaluer en croisant les budgets consacrés au dopage dans les équipes où des scandales ont éclaté avec les données sur le chiffre d’affaires des principales substances dopantes (stéroïdes anabolisants, testostérone, EPO…). J’estime qu’il atteint environ 30 milliards d’euros par an. Le principal pays producteur est la Russie, où l’on trouve de nombreux scientifiques et laboratoires de grande qualité, issus de la vieille industrie chimique de l’ex-URSS. Tout de suite derrière arrivent la Chine et l’Inde. Le seul rôle de la lutte antidopage est de maintenir l’illusion d’un sport propre. Mais je crois que les spectateurs ne sont pas dupes. Il y a une sorte d’acceptation générale: le spectacle est grandiose, et tout le monde admet qu’il n’y a pas d’éthique. Le Tour de France en est le meilleur exemple: malgré les scandales, l’épreuve reste populaire. Aujourd’hui, la lutte antidopage est cogérée par les fédérations et les agences de contrôle. Un peu comme si un criminel était jugé par sa famille! Notez d’ailleurs que les grosses affaires sortent toujours par un biais extérieur au mouvement sportif: contrôles douaniers, enquêtes journalistiques, dénonciations. Créons des agences de contrôle indépendantes des fédérations et des Etats, et donnons-leur beaucoup plus de moyens. Pas pour multiplier les contrôles – comme aujourd’hui, où l’on dépense des fortunes pour chercher des produits que les sportifs n’utilisent plus -, mais pour faire de la recherche et trouver quelles sont les substances réellement utilisées. Pour l’instant, elles ont toujours cinq à dix ans de retard sur les sportifs…