Inflation : gagnants et perdants
Les éditions du Seuil publient « Inflation. Qui perd ? Qui gagne ? Pourquoi ? Que faire ?», un essai écrit par Eric Berr, Sylvain Billot et Jonathan Marie. L’ouvrage, dans une visée pédagogique, revient sur les termes rencontrés et les causes généralement avancées pour expliquer l’inflation. Les auteurs mettent en évidence que sous couvert d’un phénomène économique et passager, l’inflation est une manifestation de la permanence d’un conflit social et politique sur la répartition du revenu national. Dans l’extrait que propose The Conversation , les auteurs rappellent que l’impact de l’inflation n’est pas le même pour tous. Si certains ménages ont été relativement immunisés face à la hausse des prix, d’autres ont perdu du pouvoir d’achat.
par Jonathan Marie Professeur d’économie, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3
et Eric Berr Maître de conférences HDR, Université de Bordeaux
Globalement, les ménages ont vu leur pouvoir d’achat stagner en moyenne annuelle entre 2021 et 2023. Il a en revanche baissé de 1 % entre fin 2021 et fin 2023. Cependant, les effets de l’inflation sur les ménages varient fortement selon l’évolution de leurs revenus et la structure de leur consommation.
Baisse des salaires, envolée des revenus du patrimoine
Il existe plusieurs définitions du salaire : le salaire mensuel de base (SMB) correspond à la première ligne du bulletin de paie, il n’inclut ni les primes ni la rémunération des heures supplémentaires : le salaire moyen par tête (SMPT) et le salaire horaire incluent tous les éléments de rémunération (y compris les primes, heures supplémentaires, intéressement et participation). Le salaire par tête et le salaire horaire ont connu des évolutions heurtées en 2020 et 2021 : le salaire horaire a fortement augmenté pendant les périodes de confinement (puisque les heures travaillées ont plus chuté que les salaires) avant de plonger ensuite. C’est l’inverse pour le salaire par tête, qui a chuté début 2020 (les indemnités de chômage partiel n’étant pas considérées comme du salaire par la comptabilité nationale, mais comme des prestations sociales) avant de remonter fortement ensuite.
Une baisse du pouvoir d’achat du SMIC
Si l’on regarde l’évolution du pouvoir d’achat de ces indicateurs depuis la première élection d’Emmanuel Macron, la chute est sévère. Entre le deuxième trimestre 2017 et le quatrième trimestre 2023, on observe : – 3,5 % pour le SMPT – 4,8 % pour le salaire horaire (dans le secteur marchand non agricole), et – 3,3 % pour le SMB. Cette baisse de pouvoir d’achat est concentrée sur les années 2022 et 2023, où l’inflation (IPCH pour indice des prix à la consommation harmonisé) en moyenne annuelle a été de 5,9 % puis de 5,7 %. Contrairement à une idée reçue, le SMIC n’est pas parfaitement indexé sur l’inflation : d’une part, parce qu’il est revalorisé en fonction de l’indice des prix à la consommation (IPC)* hors tabac des 20 % des ménages les plus pauvres, et non de l’IPCH ; d’autre part, parce que l’indexation sur l’IPC ne se fait pas en temps réel mais avec un décalage de quelques mois. En l’absence de tout « coup de pouce » (depuis 2012) en plus de la revalorisation légale, le pouvoir d’achat du SMIC (déflaté par l’IPCH) a baissé de 1,9 % entre janvier 2021 et décembre 2023.
Dans le même temps, les revenus du patrimoine des ménages se sont envolés. Entre le deuxième trimestre 2017 et le quatrième trimestre 2023, les revenus du patrimoine, toujours corrigés de l’IPCH, ont progressé de 19,1 %. Parmi ceux-ci, les loyers (réels et fictifs) ont augmenté de 8,8 % et les dividendes ont connu une hausse phénoménale : + 84,6 % !
Une augmentation de la pauvreté ?
La relative stabilité du pouvoir d’achat des ménages pendant la période inflationniste (entre 2021 et 2023) cache donc des évolutions très contrastées : les salariés se sont appauvris alors que les détenteurs du capital se sont enrichis. Il est donc fort probable que les inégalités aient augmenté. En effet, en 2017, les revenus du patrimoine représentaient 27 % du revenu des 20 % des ménages les plus riches (16 % pour les revenus financiers et 11 % pour les revenus du logement), alors qu’ils représentaient 10 % du revenu des 40 % les plus modestes (1 % pour les revenus financiers et 9 % pour les revenus du logement).
En 2021, le taux de pauvreté, qui mesure le pourcentage de personnes dont le niveau de vie est inférieur à 60 % du niveau de vie médian, avait déjà fortement augmenté, passant de 13,6 % à 14,5 %, soit son plus haut niveau depuis 1996, année où cet indicateur a été calculé pour la première fois. Il progressera probablement dans les prochaines années. Cela devrait être le cas en 2023 – estimation non encore publiée au moment du bouclage du livre –, année où les mesures socio – fiscales (c’est-à-dire celles qui ont davantage bénéficié aux plus pauvres) comme la prime inflation n’ont pas été reconduites, à la différence des boucliers tarifaires sur l’électricité et le gaz. En outre, le « taux de privation matérielle et sociale » (part de personnes ne parvenant pas à couvrir les dépenses strictement nécessaires à une vie décente) est en forte hausse en 2022. Il atteint 14 %, contre 11,3 % en 2021, c’est-à-dire son maximum depuis sa création en 2013.
La forte augmentation des prix de l’énergie et de l’alimentation a davantage pénalisé les personnes âgées que les jeunes, les ruraux (plus dépendants de la voiture) que les urbains, et les modestes davantage que les plus aisés. D’après l’OFCE, les 60 % des ménages les plus modestes ont subi une inflation plus élevée que la moyenne, alors que les 30 % les plus aisés ont supporté une inflation moindre.
« Si l’inflation a pu pousser les ménages les plus aisés à réduire certaines dépenses superflues, elle n’a pas altéré leurs conditions de vie. Ainsi, la consommation des services aux ménages » (loisirs, services domestiques, etc.), qui concerne avant tout les plus riches, a progressé (en volume) de 6,6 % depuis début 2022.
En revanche, l’inflation a eu des conséquences négatives voire dramatiques pour les ménages les plus pauvres. Un chiffre a été beaucoup commenté : la baisse de 11 % de la consommation en volume de biens alimentaires entre fin 2020 et fin 2023. Cela ne signifie pas que la quantité de nourriture consommée a baissé de 11 %, même si les ménages les plus pauvres sautent plus régulièrement des repas, mais plutôt qu’ils se sont rabattus vers des produits de qualité inférieure, faute de pouvoir maintenir leur consommation antérieure. L’inflation a donc été synonyme de privations et de déclassement pour une partie importante de la population. Selon une étude du Crédoc, la part des ménages déclarant « pouvoir manger tous les aliments voulus » est passée de 48 % en avril 2021 à 39 % en novembre 2022, alors que celle déclarant « ne pas avoir assez à manger » est passée de 10 % à 16 %.
Privations et déclassements
Les dépenses préengagées et peu compressibles (dont l’énergie et les biens alimentaires) représentent environ 65 % des dépenses des 20 % les plus pauvres et 60 % de celles des ouvriers, contre environ la moitié des dépenses des 20 % les plus riches et de celles des cadres. Cela accentue le sentiment de privation des catégories populaires.
Les évolutions différenciées de revenu et les écarts dans les structures de consommation se cumulent pour expliquer les divergences d’évolution du pouvoir d’achat. Entre 2021 et 2023, selon l’OFCE, les ménages appartenant aux 10 % les plus pauvres ont certes connu une très légère hausse de leur pouvoir d’achat, grâce à des prestations ponctuelles qui ciblaient les plus modestes. Mais les minima sociaux sont revalorisés chaque année en avril en fonction de l’inflation constatée les douze derniers mois, ce qui crée un décalage avant que le montant de ces prestations prenne en compte la hausse du coût de la vie.
Ainsi, en décembre 2023, le pouvoir d’achat du RSA (corrigé de l’évolution de l’IPC des 20 % des ménages les plus pauvres) était de 28 euros inférieurs à son niveau de décembre 2020. Les catégories populaires et moyennes (les 60 % de ménages compris entre le 1er et le 7e décile des niveaux de vie) ont subi une baisse de leur pouvoir d’achat (comprise entre – 0,3 % et – 0,8 %). Ce sont ainsi les ménages qui vivent principalement de leurs salaires qui ont le plus subi le choc inflationniste.
En revanche, les ménages appartenant aux 20 % les plus aisés ont enregistré des gains de pouvoir d’achat : de 0,4 % pour les 10 % de ménages situés entre le 8e et le 9e décile à 1,2 % pour les 10 % de ménages les plus riches. La forte hausse des revenus du patrimoine et une inflation qui les touche moins ont dopé le niveau de vie des plus fortunés.