Pénuries de médicaments: sortir de la crise
par Nathalie Colin-Oesterlé, députée européenne
Aujourd’hui, 80 % à 85 % des principes actifs sont importés de Chine et d’Inde, tandis que 45 % des médicaments commercialisés en Europe sont produits en dehors de l’Union européenne
Grippe, bronchiolite, Covid-19… Dès qu’une épidémie apparaît, de nombreux patients sont confrontés à des pénuries de médicaments. Ce phénomène n’est pas nouveau : en Europe, les pénuries de médicaments ont été multipliées par 20 en 20 ans. Face à la Chine et aux États-Unis, seule une politique industrielle ambitieuse, incitative et compétitive permettra à notre continent de redevenir attractif.
Un double problème : structurel et conjoncturel. Les pénuries des médicaments ne datent pas de la crise Covid. Celle-ci n’a fait qu’amplifier un phénomène déjà bien connu des professionnels de santé. D’où viennent ces pénuries, qui affectent notre continent ?
Un problème structurel. En quelques décennies, la production de médicaments et de substances actives s’est massivement délocalisée, créant de fait une dépendance automatique au continent asiatique. Aujourd’hui, 80 % à 85 % des principes actifs sont importés de Chine et d’Inde, tandis que 45 % des médicaments commercialisés en Europe sont produits en dehors de l’Union européenne.
La compression des prix rend également le marché européen peu attractif. Pourquoi un industriel choisirait de vendre ses médicaments à 1€ dans certains États quand d’autres paient le double ? Le gouvernement allemand a ainsi décidé d’acheter temporairement plus cher certains médicaments. Mesure qui devrait lui permettre de sécuriser ainsi les stocks des pharmacies.
Pénuries de médicaments: la souveraineté en échec
Un problème conjoncturel. Nous souffrons d’un manque de diversification de nos sources d’approvisionnement en médicaments. Si bien que dans le cas de nombreuses molécules que l’on ne peut obtenir aujourd’hui qu’auprès de deux ou trois fournisseurs en Asie, tout aléa de production entraîne des ruptures d’approvisionnement s’il n’existe pas d’autre source de remplacement. Idem lorsqu’une épidémie apparaît. Pour preuve. Lorsque la Chine bloque ses exportations de paracétamol pour faire face à la hausse des cas de Covid-19 sur son sol… l’Europe, prise dans une triple épidémie de Covid, grippe et bronchiolite, en manque cruellement.
Pour relocaliser notre production de médicaments, de la substance active au conditionnement et à la distribution, mettons en place de réelles incitations fiscales et financières. Autorisons les aides d’État et créons un véritable fonds de souveraineté européen chargé de financer des projets stratégiques pour la santé des Européens !
Des solutions européennes. Plusieurs recommandations ont été faites dans mon rapport sur les pénuries de médicaments adopté par le Parlement européen en septembre 2020.
–Pour relocaliser notre production de médicaments, de la substance active au conditionnement et à la distribution, mettons en place de réelles incitations fiscales et financières. Autorisons les aides d’État et créons un véritable fonds de souveraineté européen chargé de financer des projets stratégiques pour la santé des Européens !
–Pour éviter que certains États sur-stockent des médicaments quand d’autres en manquent cruellement, organisons une surveillance européenne des stocks et instituons une réserve commune de médicaments essentiels.
–Enfin, pour produire certains médicaments essentiels, souvent anciens, qui ne sont plus rentables (paracétamol, amoxicilline…), créons un ou plusieurs établissements pharmaceutiques européens à but non lucratif en capacité de produire ces médicaments.
Des recommandations entendues. Le 17 janvier, dans l’hémicycle strasbourgeois du Parlement européen, Stella Kyriakides, commissaire européenne à la santé, affirmait qu’une meilleure surveillance des risques de pénuries et une transparence accrue sur les stocks de médicaments seraient intégrées dans la future législation pharmaceutique européenne. Plusieurs Etats membres militent, quant à eux, pour l’assouplissement des règles d’État et pour le fonds de souveraineté européen, que je défends.
Il est venu le temps de privilégier le « Made in Europe » pour retrouver une véritable souveraineté sanitaire. Face à la Chine et aux Etats-Unis, seule une politique industrielle ambitieuse, incitative et compétitive permettra à notre continent de redevenir attractif. L’Europe de la santé n’attend pas.
Nathalie Colin-Oesterlé, députée européenne Les Centristes/PPE depuis 2019, est membre de la commission de l’environnement, de la santé publique et de la sécurité alimentaire (ENVI). Elle a été rapporteure au Parlement européen sur la pénurie de médicaments en Europe.
Pénurie d’essence : Comment réguler les pénuries ?
Pénurie d’essence : Comment réguler les pénuries ?
Par Florian Léon, Research officer à la Fondation pour les Etudes et Recherches sur le Développement International, Agence Universitaire de la Francophonie (AUF) dans « The conversation »
Face aux nouvelles alarmantes, de nombreux automobilistes ont anticipé une incapacité des stations à pouvoir servir tout le monde et se sont rués vers les pompes, même si leurs besoins étaient limités.
Depuis plus d’une semaine, les automobilistes français font face à une situation de pénurie de carburant à la suite de mouvements de grève dans plusieurs raffineries. L’actualité de la semaine passée a également été marquée, de manière beaucoup plus discrète, par la remise du prix de la Banque de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel à trois économistes américains pour leurs travaux sur les banques et la stabilité financière.
Si ces deux évènements n’ont a priori rien en commun, les travaux de Douglas Diamond et Philip Dybvig, récipiendaires du prix au côté de Ben Bernanke, ancien président de la Réserve fédérale américaine (Fed), apportent un éclairage intéressant sur la situation actuelle en France.
En 1983, Diamond et Dybvig ont écrit un article fondateur qui a permis de comprendre que ce qui fait la raison d’être des banques est aussi une source de leur fragilité. L’existence des banques s’explique par leur rôle d’intermédiaires entre épargnants et emprunteurs. Les premiers cherchent à placer leur épargne dans des placements sûrs et liquides, c’est-à-dire disponibles à tout moment. Les emprunteurs ont besoin de fonds, mobilisés pour une durée assez longue, afin d’investir.
En l’absence de banque, il est impossible de transférer le surplus d’épargne vers les emprunteurs en raison de temporalité différente. Les banques assurent cette intermédiation en collectant l’épargne disponible à court terme pour la prêter à long terme. En opérant cette transformation de maturité, les banques contribuent à l’investissement et donc à l’activité économique.
Diamond et Dybvig ont mis en évidence que cette activité d’intermédiation est aussi ce qui rend les banques intrinsèquement fragiles. Les banques sont structurellement en position d’illiquidité car une partie de l’épargne est non disponible à court terme puisqu’elle est prêtée à long terme. En temps normal, cette situation ne pose pas de problème. Seule une part limitée de l’épargne totale est retirée tous les jours. Les banques ne sont donc pas dans l’obligation de disposer de toute l’épargne placée par les déposants.
Diamond et Dybvig s’intéressent aux situations de ruées vers les guichets (« bank runs ») au cours desquelles de nombreux épargnants vont vouloir retirer leur épargne au même moment mettant les banques, voire le système bancaire, en difficulté. Les origines de ces paniques bancaires sont multiples, allant de doute sur la solvabilité d’une banque à des décisions politiques comme à Chypre en 2013 lorsque le gouvernement a souhaité taxer les dépôts.
Le point intéressant de l’analyse de Diamond et Dybvig est de montrer que même si les retraits ne concernent initialement qu’un nombre limité d’épargnants, ils peuvent induire une ruée vers les guichets de l’ensemble des déposants en raison des prophéties autoréalisatrices et d’absence de coordination. Supposons qu’une proportion des épargnants décident de vouloir retirer leurs dépôts. Si les autres déposants commencent à douter de la capacité de la banque à faire face aux demandes de retraits, il est alors rationnel pour eux d’aller retirer leurs dépôts. Si ces déposants arrivent trop tard, ils ne pourront plus accéder à leur argent dans la mesure où le principe de retrait étant celui de la file d’attente (premiers arrivés, premiers servis).
À partir de ce moment-là, tous les déposants vont se ruer sur les guichets bancaires pour retirer leurs dépôts. La banque ne pourra servir toutes ces demandes et elle se retrouvera face à une situation d’illiquidité qui peut même se transformer en un risque de solvabilité (si la banque doit vendre ses actifs en urgence pour obtenir de la liquidité). Il est possible que le phénomène se diffuse rapidement aux autres banques, par exemple si les déposants qui ont des comptes dans plusieurs banques vont retirer leurs fonds dans les autres banques.
Bien que ce modèle soit très simple, il permet d’éclairer en partie la pénurie actuelle de carburants. La pénurie s’explique en premier lieu par les grèves qui ont impacté plusieurs raffineries. Néanmoins, les grèves ne permettent pas d’expliquer les ruptures observées dans plusieurs stations-service, notamment dans des zones initialement non servies par les raffineries fermées. Une explication des pénuries tient aux phénomènes de prophéties autoréalisatrices, mises à jour dans le modèle de Diamond et Dybvig.
Les solutions des « Nobel »…
Comme dans le cas des banques, les stations-service n’ont qu’une quantité limitée d’essence et le principe qui s’applique est celui de la file d’attente. Face aux nouvelles alarmantes, de nombreux automobilistes ont anticipé une incapacité des stations à pouvoir servir tout le monde. Ils se sont rués vers les pompes même si leurs besoins étaient limités, épuisant les stocks et créant de fait une situation de pénuries.
Il est utile de pousser l’analogie un peu plus loin en étudiant les propositions de solutions avancées (ou ignorées) par Diamond et Dybvig pour voir comment elles pourraient s’appliquer dans le cas de pénurie des carburants. Les deux économistes proposent deux solutions pour contrer la ruée vers les guichets.
La première solution est un système d’assurance qui permet à chaque citoyen d’avoir une couverture de son épargne en cas de faillite de sa banque (100 000 euros par banque et par déposant au sein de l’Union européenne). L’objectif de ce dispositif est surtout préventif, pour éviter qu’une panique apparaisse, mais s’avère inutile dès que la crise s’est matérialisée.
La seconde solution est plus utile en cas de panique. Elle consiste à empêcher les agents à retirer de l’argent au-delà d’un certain seuil. En pratique, cette solution a pris la forme d’un montant de plafond de retrait. Une solution similaire a été appliquée dans certaines stations-service en limitant la capacité maximale lors de chaque plein ou en interdisant le remplissage de réservoirs annexes. Le risque est alors que les automobilistes « paniqués » multiplient les passages à la pompe.
Une solution plus proche du modèle de Diamond et Dybvig serait de mettre en œuvre des « bons carburant » qui seraient rattachés à chaque automobiliste ou véhicule et pourraient être modulés selon les activités (prioritaires ou non), voire avec la possibilité d’être échangés. Cette solution est peut-être théoriquement attrayante mais reste techniquement très difficile à mettre en œuvre dans un délai aussi court.
… et les autres
Il est également intéressant d’étudier des solutions non envisagées par Diamond et Dybvig. Les auteurs ignorent dans leur analyse le rôle de la création monétaire (ce qui est une limite de leur modèle). Face à des crises de liquidité, la banque centrale peut injecter de la liquidité dans le système bancaire afin de donner de l’oxygène aux banques.
En ce qui concerne l’essence, le gouvernement a ainsi commencé à recourir aux stocks stratégiques afin de réduire la tension. Néanmoins, l’analogie avec le système bancaire a ses limites. Contrairement à la monnaie de banque centrale, le carburant ne se crée pas ex nihilo. Cette solution implique donc de réduire ces stocks avec le risque de se trouver dépourvu si la crise perdure.
Enfin, il est utile de se demander pourquoi des économistes n’ont pas pensé à la régulation par les prix. Une solution aux deux problèmes serait de modifier le mode d’allocation de la ressource selon un principe de prix plutôt que de rationnement (file d’attente). Concrètement, les banques pourraient facturer les retraits en proportion du montant retiré ou alors jouer sur le prix des carburants.
Il ressort d’ailleurs que les prix à la pompe ont connu une hausse depuis le début de la pénurie, notamment dans les zones les plus tendues.
Cette solution a deux limites essentielles. D’une part, augmenter les prix est politiquement explosif dans la situation actuelle d’inflation. Ce choix reviendrait à donner la priorité aux plus aisés au risque d’accroître les tensions et donc l’origine du problème. D’autre part, on peut douter que la régulation par les prix soit le meilleur outil en situation de panique, lorsque les incitations économiques perdent de leur efficacité.
L’expérience vécue pourrait servir pour anticiper les futures crises afin de juguler au plus vite les phénomènes d’anticipations autoréalisatrices qui sont au cœur des difficultés actuelles.