Repenser l’économie en raison de l’écologie (Corine Pelluchon)
Une longue interview dans la Tribune de Corine Pelluchon, auteure et professeure de philosophie qui développe uen réflexion implique de repenser radicalement la façon dont l’Homme habite la Terre, et cohabite avec les autres êtres non-humains.
Quels sont les problèmes majeurs que nous allons devoir affronter ? Et en quoi la philosophie peut contribuer concrètement, sinon à les résoudre, du moins à les éclairer ?
La crise écologique, qui ne se réduit pas à une dégradation de l’environnement ou à une raréfaction des ressources remettant en cause nos styles de vie, mais interroge aussi notre rapport à la nature et à nous-mêmes, est un des problèmes majeurs. Nous habitons la Terre en nous comportant comme des prédateurs et en oubliant que nous la partageons avec les autres espèces. Pensez aux souffrances inouïes que l’on fait endurer quotidiennement à des milliards d’animaux pour pouvoir consommer leur chair ou acheter leur fourrure. L’homme a tendance à considérer que ses projets et ses possessions constituent le sens de sa vie et que la seule limite à sa liberté est l’autre homme actuel. Or, si nous prenons au sérieux la matérialité de notre existence et notre corporéité, nous voyons que notre vie est intimement mêlée à celle des autres êtres, passés, présents et futurs, humains et non humains. Bien plus, la crise écologique devrait nous amener à ne plus fonder l’humanisme sur l’individu pensé de manière atomiste, coupé des autres et défini par la seule liberté. Cette conception relationnelle du sujet à laquelle conduit une réflexion qui articule l’écologie à l’existence devrait donc nous permettre de rénover l’humanisme, en contestant l’anthropocentrisme despotique qui l’a longtemps caractérisé, en insistant au moins autant sur la réceptivité et sur la vulnérabilité que sur le projet et la maîtrise de soi et en nous rendant moins enclins à la domination. Il s’agit aussi de revoir la place de l’économie, qui est aujourd’hui un économisme, où la recherche du profit détermine tout. J’élabore une philosophie du sujet relationnel et forge les outils éthiques et politiques qui s’ensuivent de cette réflexion sur le sujet pensé dans sa corporéité. Actuellement, je m’interroge sur les capacités et dispositions morales qui pourraient nous permettre d’avoir plus de respect envers la nature et les autres vivants, d’être plus sobres, de savoir apprécier la beauté des paysages, etc. Il s’agit d’une éthique des vertus qui inclut une réflexion sur les émotions et les affects et souligne le lien entre l’éthique et l’esthétique. Pour changer ses styles de vie, les principes et les règles ne suffisent pas. Il ne faut pas se focaliser seulement sur les normes, mais il importe de se tourner vers les agents moraux, vers ce qui pousse les individus à agir. L’éthique implique une transformation de soi et, pour sentir que le respect de soi est inséparable du respect des autres vivants et de la nature, des dispositions morales qui expliquent aussi qu’on change ses habitudes de consommation en y trouvant une forme d’accomplissement de soi.
Vous n’évoquez pas les risques liés aux progrès technologiques générés par les NTIC, les biotechnologies, les nanotechnologies… Ne menacent-ils par la liberté de l’homme ?
Je parlerai des biotechnologies, que je connais le mieux, des modifications génétiques, par exemple, qui nous obligent à nous interroger sur le sens de la vie. En elles‐mêmes, ces techniques ne sont ni bonnes ni mauvaises ; tout dépend de l’usage que nous en faisons. Qu’est‐ce qui pourrait en limiter les applications ? Le fait qu’elles ne seront pas généralisables, qu’elles auront un coût trop important ? Dans L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie (PUF, 2009/2014), j’avais essayé de montrer que l’important était surtout d’examiner leur impact sur les individus, sur les institutions et sur les dispositions qui les soutiennent et rendent effective la démocratie, comme l’égalité morale des individus ou la tolérance, par exemple. Il s’agit de voir au cas par cas si ces techniques induisent des effets qui sont contraires à ce que nous continuons de chérir. Ainsi, les thérapies géniques germinales, qui pourraient permettre de « designer » son enfant à venir en fonction de ce que l’on pense être une vie réussie, s’opposent au sens de la parentalité conçue comme l’accueil de ce qu’on n’attendait pas. Les biotechnologies interrogent notre rapport à l’imprévisibilité, à l’inconnu, à l’autre, et à la finitude. En ce sens, elles sont les alliées de l’idéal de maîtrise de soi et de performance constitutif de ce que j’ai appelé il y a quelques années une « éthique de l’autonomie ». Celle-ci désigne une sorte d’idéologie liée à un double mouvement de valorisation de l’autonomie, devenue une norme, et de transformation de cette notion qui s’est vidée progressivement de tout contenu pour s’identifier à l’indépendance. Cette dernière, qui va de pair avec un idéal de contrôle, est toutefois paradoxale, parce que le sujet qui veut être lui-même se plie aux impératifs du marché, si bien que son autonomie est exactement ce que Kant appelait l’hétéronomie. De plus, l’être en proie à cette éthique de l’autonomie refuse de prendre le moindre risque, parce que ce qui échappe à son contrôle et au contrôle, à la prévision, lui fait peur. Il exprime une demande de liberté surveillée, qui est très loin du désir d’aventure et du goût du risque prônés dans les années soixante et soixante-dix. Cette conception, qui n’aide pas à bien vivre le vieillissement, par exemple, explique certaines demandes sociétales et un certain usage des techniques médicales et des biotechnologies. Cette éthique de l’autonomie trahit également une méprise sur le vivant, sur sa corporéité, qui témoigne de notre passivité. Elle va de pair avec des représentations élitistes qui désignent comme insignifiants ou inférieurs les êtres qui n’ont pas la capacité d’imposer aux autres leur volonté ou qui la communiquent autrement que nous. Elle conduit à ne voir chez les personnes en situation de handicap ou de démence que les déficits et est solidaire d’un mépris des vivants. Les animaux sont des subjectivités non représentationnelles ; il y a quelqu’un derrière la fourrure et sa vie est aussi importante pour lui que la vôtre l’est pour vous. Les animaux sont individués et ils ont une intelligence et un accès au réel qui nous échappent totalement quand nous pensons que le réel est seulement celui que nous découpons avec nos catégories et nos concepts.
Cette éthique de l’autonomie, qui ne nous aide pas à bien vivre, est l’enfant tardif d’une anthropologie qui a été fondée sur un sujet atomiste, défini par le droit à user de ce qui est bon pour sa conservation. Cette fiction d’un individu pensé abstraction faite de ses appartenances était nécessaire pour établir la philosophie des droits de l’homme et penser que le fondement et la finalité de l’Etat étaient la liberté des individus. Il fallait forger cette abstraction pour penser un Etat laïc et affirmer que tout être humain, quels que soient sa fonction, son ethnie, sa religion ou son genre, avait les mêmes droits que les autres et donc pour reconnaître une égale dignité aux humains. Cependant, tout se passe comme si nous avions, au fil du temps, oublié ce caractère relationnel de nos vies et perdu le sens de ce qui nous relie aux générations passées, présentes et futures, à la Terre et aux autres vivants. C’est ainsi que la fondation individualiste du sujet sur laquelle reposent le libéralisme politique et la philosophie des droits de l’homme a donné lieu à une anthropologie pauvre, qui ne donne aucun relief à l’existence humaine, en dehors de la conquête de sa liberté et de la possession de biens matériels.
Cette anthropologie n’offre pas non plus de contrepoids à l’économisme, qui n’était pas en germe chez les auteurs du 17e siècle, mais qui s’est imposé après la Révolution industrielle et dans une société où la division du travail, la spécialisation des tâches et la professionnalisation de la vie politique installaient en chacun une division entre la sphère publique, gérée par des représentants, et la sphère privée. Celle-ci est devenue le lieu d’expression de soi, d’un moi de plus en plus rivé à la consommation, occupé à produire, à se distraire, à remplir un vide que le système capitaliste entretient car la surproduction, l’obsolescence programmée des objets, le gaspillage et l’exploitation des autres hommes, des ressources et des animaux ne peuvent fonctionner que dans une société où les êtres tournent sans repos sur eux-mêmes, comme disait Tocqueville, sont isolés, désolés, divisés, mais obsédés par le regard d’autrui. Ayant surtout des rapports de compétition et aucun horizon d’espérance en dehors de celui que procure la reconnaissance, ils cherchent à posséder ce que les autres ne possèdent pas et sont animés de désirs artificiels. Ces derniers sont créés de manière totalement factices par le marketing, mais ils s’appuient sur des ressorts psychologiques qui expliquent que le capitalisme, pourtant fondé sur une anthropologie fausse et fragile, survit et est même très efficace.
A cette éthique de l’autonomie j’ai opposé une philosophie de la corporéité qui met au jour le caractère relationnel du sujet et conduit à rafraîchir le sens que l’on accorde à son existence. Elle a d’abord donné lieu à une « éthique de la vulnérabilité », centrée sur la passivité du vivant, sur sa fragilité, mais aussi son ouverture aux autres, sa responsabilité. Parler de corporéité, c’est dire que la conscience n’est pas le point zéro de mon expérience, que le réel n’est pas seulement ni essentiellement relatif à ce que j’en vois ou en sais, à ce que je fais de lui, mais qu’il y a quelque chose avant la conscience. Cela conduit à s’intéresser aux phénomènes qui échappent à ma maîtrise et mettent en échec ma volonté. Cependant, une phénoménologie attentive aux phénomènes que ma conscience ne constitue pas ou qui échappent à mon intentionnalité ne s’intéressera pas seulement à la maladie, à la mort, à la douleur, à la démence, mais elle décrira aussi le revirement du constitué en condition de mon existence qui, dans la manière dont nous habitons la Terre et goûtons aux choses, révèle aussi l’importance du plaisir.
La deuxième étape de cette philosophie est donc la philosophie des nourritures développée dans le dernier livre. Les nourritures désignent tout ce dont je vis et qui « nourrit » ma vie, c’est-à-dire que les choses naturelles et culturelles dont je vis répondent à mes besoins, qu’il s’agisse de l’alimentation, de l’eau, de l’air, du travail, etc. Cependant, les besoins ne sont pas pensés à la lumière de la privation, comme s’ils étaient des vides à remplir. Le besoin vire en plaisir, qui est recherché pour lui-même, sauf quand cet accès au plaisir n’est pas possible en raison des privations extrêmes, comme la faim, le froid, l’épuisement. Cette complaisance dans le monde sensible que nous éprouvons nous enseigne que l’amour de la vie est originaire, et que la déréliction ou le sentiment d’être jeté dans un monde absurde est seconde et lié aux conditions sociales, économiques et matérielles. Nos sensations, qui font ressortir la texture des aliments, et traduisent la vérité de notre rapport au monde, qui est un être-avec-le-monde, suggèrent aussi que les choses ne sont pas réductibles à leur fonctionnalité, qu’il y a un excédent, une générosité dans ce monde qui n’est pas entièrement thématisable. C’est cette essence généreuse du monde, son excédent, que l’on entend dans le pluriel des nourritures et qui souligne aussi la centralité du goût.
Bien plus, je mange pour calmer ma faim et reprendre des forces et travaille pour gagner mon pain, mais l’activité même de manger, de travailler, me réjouit – ou pas – et donne un sens et une saveur à mon existence. Quand l’acte de se nourrir ou le travail n’ont pas de sens, j’en souffre. Ce qui fait la grâce de la vie et son sens va au-delà des nécessités et le projet ne saurait définir notre existence, qui est plutôt conçue ici à la lumière de la réceptivité qui exprime le contact entre moi et le monde. Ainsi, je ne vis pas pour faire ceci ou cela, comme si l’existence était à comprendre essentiellement à la lumière du projet, mais parce que je prends du plaisir à vivre, qu’il y a une gratuité dans le fait d’exister. Je vis pour vivre ; vivre, comme disait Emmanuel Levinas, est une sincérité. Vivre, c’est vivre de, et vivre de, c’est jouir.
En même temps, je ne vis pas seulement pour moi, parce que – et cela nous éloigne de Levinas -mon usage des nourritures et, au premier chef, ma manière de m’alimenter me relient, que je le veuille ou non, aux autres êtres humains, passés, présents et futurs, et aux autres vivants, en particulier aux animaux. Bien plus, ma vie est, dès ma naissance, de par ma naissance, débordée par celle des autres et, en naissant, c’est un monde commun aux générations passées, présentes et futures, et aux animaux, un monde constitué par le patrimoine naturel et culturel de l’humanité et incluant la biodiversité, qui m’accueille. Ce monde survivra à ma mort, mais il est l’une des dimensions de mon existence, qui n’est donc pas seulement individuelle, contrairement à ce que nous avons tendance à croire, surtout en Occident. Vivre, ce n’est pas seulement vivre pour soi. Bien sûr, mon existence a du sens pour moi et pour mes proches, mais le monde commun lui confère aussi une épaisseur. Le sens de mon existence n’est pas constitué seulement par ce que j’accumule et fais pour moi, mais il est lié à ce que je transmets et la valeur de mes actes dépend de leur impact sur le monde commun. Au contraire, le projet transhumaniste est celui d’un individu tout‐puissant et qui ne vit que pour lui.
Enfin, la philosophie du sujet relationnel que je propose vise à compléter les droits de l’homme, qui ne peuvent plus être fondés simplement sur un sujet individuel coupé des autres êtres humains et non‐humains. Elle a donc d’emblée une portée politique et juridique. Parce que la biosphère est la condition de mon existence, que la beauté de la nature nourrit ma vie, que les générations passées et futures font partie de moi et que nous cohabitons avec les animaux, qui sont mêlés à nos vies et dont les intérêts doivent aussi entrer dans la définition du bien commun, les finalités du politique ne seront plus seulement la sécurité ou la conciliation des libertés individuelles et la réduction des inégalités. La protection de la biosphère, le souci pour les générations futures, l’amélioration de la condition animale deviennent de nouveaux devoirs de l’Etat.
Nous traversons une crise du politique, le citoyen ne se sent plus représenté. A quoi est-ce dû ?
A l’économisme, à la règle du profit qui fait plier le politique et a envahi toutes les sphères de la vie. Les hommes ont perdu le sens du monde commun et de ce qui les relie aux autres. Ils ne se vivent plus que comme des forces de production et des forces de consommation. C’est ce que Hannah Arendt appelait la désolation, qui rend les individus des démocraties de masse vulnérables aux solutions totalitaires.
Il s’agit aujourd’hui de reconstruire de la démocratie en revoyant la philosophie du sujet qui sert encore de base au contractualisme actuel et qui ne permet pas de lutter contre l’économisme. Il s’agit aussi de rénover ses institutions afin d’intégrer le long terme et de traiter des enjeux globaux associés à l’environnement. Ils sont parfois invisibles, comme les perturbations endocriniennes et la pollution. On a également besoin de médiations scientifiques pour éclairer les décisions, mais aussi d’organes de veille et de vigilance ‐ pouvant prendre la forme d’une troisième chambre disposant d’un droit de veto ‐ afin que les propositions de loi ne contredisent pas la protection de la biosphère et l’amélioration de la condition animale qui sont des devoirs de l’Etat. Ces mesures nous éviteraient d’avoir des politiques atomistes et souvent incohérentes. Les questions de justice intergénérationnelle, l’écologie et la question animale doivent être traitées de manière transversale. Les politiques en matière d’économie, de transport, d’agriculture, d’éducation affectent l’écologie, la justice intergénérationnelle et les animaux. Inversement, on ne peut protéger l’environnement, prendre en compte les générations futures et améliorer la condition animale si l’on en fait des domaines à part et que l’on se satisfait de meures qui seront contredites par ailleurs. Enfin, il s’agit de penser les conditions de la délibération sur des sujets complexes qui supposent que la justice ne se réduit pas à l’accord extérieur des libertés mais implique une certaine conception du bien commun. C’est le cas de la plupart des questions dites de bioéthique qui soulèvent des enjeux moraux qui vont au-delà des problèmes de mœurs et c’est le cas dès qu’on aborde des techniques ou des pratiques qui ont un impact non seulement sur la société, mais aussi sur les écosystèmes, les autres espèces et les générations futures. Le défi est de penser ou plutôt d’instituer le bien commun, qui n’existe pas dans le ciel des idées et qui est a posteriori, sans fonder la décision collective ou les lois sur la vision moralisatrice d’un groupe et donc en respectant le pluralisme qui va de pair, dans une démocratie, avec la reconnaissance de l’égalité morale des individus, le refus des gourous éthiques ou du paternalisme, si vous préférez.
Bref, l’objectif est de forger des outils et de concevoir une méthodologie nous permettant de parvenir à des législations adaptées aux différents acteurs et à l’historicité des lois, au contexte, en trouvant des accords sur fond de désaccords. C’est ce que j’ai essayé de faire, notamment en politisant le difficile problème de l’aide active à mourir. Il est également important de passer d’une démocratie concurrentielle, où l’on use d’une rhétorique plébiscitaire, reposant sur le marchandage, les promesses et les récompenses, et sur la peur, à une démocratie délibérative, où l’on pèse le pour et le contre avant de prendre des décisions politiques, où l’on explicite les arguments des différents camps et où chacun se demande ce qui a un sens pour la collectivité, et pas seulement pour lui. L’argumentation est au cœur de la démocratie délibérative. Elle désigne une communication non coercitive et s’adresse à l’intelligence d’autrui. C’est aussi ce que désirent la plupart des individus : que l’on sollicite leur bon sens.
Mais nous pouvons déjà agir, dans nos démocraties, en tant que citoyens…
Le cœur de la démocratie, c’est la vigilance critique dans l’espace public. Par exemple, quand ils mangent, les individus ont un impact sur la production et la distribution. Ils ont un rôle politique. Le sentiment d’impuissance ne peut être un alibi, car les consommateurs ont un pouvoir considérable sur l’économie et sur la politique. Nous pouvons réorienter l’industrie agroalimentaire en cessant d’acheter des produits que cette industrie présente comme des produits de luxe (le foie gras), des produits indispensables à la santé (la viande). Nous pouvons leur signifier, si nous sommes assez nombreux, qu’il y a de l’argent à gagner avec des produits végétaux. La demande peut créer l’offre, surtout dans l’alimentation parce que nous mangeons tous trois fois par jour. Enfin, pour que les citoyens puissent exercer leur esprit critique, il faut non seulement que certaines scientifiques soient disponibles, mais aussi que gouvernants et gouvernés soient formés sur des problèmes concrets et sur la manière d’argumenter. Je rêve, par exemple, que l’on remplace, dans les programmes de philosophie de la classe de terminale, l’étude de notions souvent trop abstraites pour des jeunes gens de 18 ans par l’éthique animale et environnementale, la bioéthique, etc. Il faudrait certainement moderniser un peu le contenu des programmes scolaires, donner une meilleure formation scientifique aux jeunes, enseigner la rhétorique. De manière générale, il serait intéressant de former nos politiques afin qu’ils enrichissent les programmes politiques et soient davantage dans l’analyse et l’argumentation, au lieu d’être dans l’invective constante. Pourquoi ne pas créer une sorte de Sciences Po pour les adultes ? Il existe des forums et des gens comme moi qui pourraient passer leur vie à aller donner des conférences par ci par là – gratuitement, en ce qui me concerne. Mais, indépendamment du fait que c’est épuisant pour les conférenciers, qui ont souvent une lourde charge de travail par ailleurs, la formation suppose un temps long, des efforts et de la rigueur, et un lieu soustrait au vacarme du monde et aux médias. Informer c’est bien, former c’est mieux. Les deux ne sont pas antithétiques, même si, à notre époque, où tout le monde veut aller vite, parler de tout sans prendre le temps d’apprendre, on fait plus d’efforts et de bruit pour informer que pour former les individus.
Dans votre dernier ouvrage, « Les Nourritures. Philosophie du corps politique », vous accordez à l’acte de se nourrir une place centrale. C’est pour le moins étonnant dans le domaine de la philosophie ?
« Au commencement était la faim », écrivait Emmanuel Lévinas dans ses Carnets de Captivité. Avant de penser, le sujet a faim. La faim est une privation extrême. Rappelons qu’aujourd’hui même, près de 3 milliards de personnes dans le monde souffrent de faim ou de malnutrition.
J’insiste sur le fait qu’au delà du besoin archaïque et originaire qu’est la faim, le besoin de manger se transforme en plaisir. C’est ce que j’appelais le cogito gourmand en insistant sur le caractère à la fois biologique et social, sensuel et spirituel du goût et sur le fait qu’il réfute tous les dualismes corps/esprit, nature/culture, intérieur/extérieur. De plus, les multiples dimensions de l’alimentation, qui est une incorporation, sa dimension nutritive, affective, sociale, symbolique, éthique, économique et politique, suggèrent que l’on a affaire à un phénomène qui exprime le vécu dans sa globalité. C’est cela l’oralité.
L’emblème de la philosophie du sentir que je développe dans Les Nourritures est moins le ventre que la bouche. L’oralité, c’est à la fois ce qui passe par ma bouche et la parole. C’est un rapport intime à soi et à l’autre. Manger est un dire. Quand je mange, je dis la place que j’accorde au sein de mon existence aux êtres humains passés, présents et futurs et à aux animaux, mais j’exprime aussi mon vécu dans sa globalité. Ma manière de manger traduit aussi le respect de moi, ce que j’accepte d’incorporer, comment je l’incorpore. Il y a aussi toute une mémoire de l’alimentation qui est liée aux plats que nous préparaient nos parents et nos grands-parents, à l’histoire familiale, aux premiers moments de notre vie, quand nous avons été nourris et qu’en même temps que le sein ou le biberon, nous avons reçu de l’attention et de l’amour – ou pas.
L’alimentation rend impossible le maintien des dualismes. C’est pourquoi, sur le plan phénoménologique, elle est si intéressante. Dans ce livre, je pars de la description phénoménologique de l’existant dans la matérialité de son existence : l’alimentation en particulier, mais aussi le fait d’être né, d’être posé à terre, d’habiter quelque part. On pourrait ajouter le fait de respirer et, pour les humains, le fait de se vêtir.
En partant de la description de ces actes quotidiens, qui concernent tout le monde, je fais surgir des structures de l’existence qui ont une dimension universalisante et éclairent la condition humaine de manière nouvelle. J’ai ainsi approfondi la philosophie de la corporéité que j’avais commencé à élaborer dans mes précédents ouvrages, mais en travaillant cette fois-ci non plus sur des phénomènes négatifs, comme la douleur, la souffrance, la fatigue, la maladie, la démence, la mort, mais sur le plaisir, sur la naissance et notre habitation de la Terre.
Dans le passé, l’hôpital et les cas cliniques étaient l’inspiration principale. C’est ainsi, par exemple, qu’en visitant des établissements prenant en charge des personnes souffrant de la maladie d’Alzheimer, j’ai essayé de penser ou de repenser l’identité. Qu’est-ce que l’identité d’une personne qui a perdu le sens fonctionnel des objets et la mémoire ? Qu’est-ce que cela dit de la manière dont nous concevons le sujet? Peut-on penser l’autonomie d’une personne en situation de dépendance et aller au-delà de la définition, à la fois juridique et médicale, de la compétence ? Ce travail sur la vulnérabilité qui était centré sur la catégorie de passivité et qui suppose une articulation très serrée entre les notions d’autonomie, de vulnérabilité et de responsabilité était une première étape. La deuxième porte sur le « vivre de ».
C’est cela que j’appelle les « nourritures ». Cela inclut les aliments, mais ne s’y réduit pas et c’est une manière d’éviter le mot de « ressources » qui réduit le monde à sa dimension instrumentale Or il s’offre à nous comme ce qui nous plaît ou non, comme ayant une ambiance, un rythme. Quand on visite une ville, on sent un rythme, on se sent bien ou mal, etc. Encore une fois, c’est la réceptivité, l’être-avec-les-choses qui m’intéresse.
Des philosophes aussi différents que Michel Foucault, avec son « souci de soi », ou Michel Onfray et son « corps hédoniste » célèbrent aussi l’importance du corps. Qu’est-ce qui vous différencie d’eux?
Je m’inscris plutôt dans la tradition d’une phénoménologie de la non-constitution représentée par Henri Maldiney, un philosophe important mais peu connu du grand public. De plus, je suis philosophe politique. Michel Onfray défend un hédonisme qui est un peu un hédonisme de défi, car il exprime l’idée selon laquelle il faut profiter de la vie en laissant à Thanatos un corps qui aura brûlé. Il est également favorable, me semble-t-il, au transhumanisme, alors que je défends une pensée de la finitude et conçois les limites de notre vie, y compris la mort, de manière positive. Mon travail relève davantage de l’eudémonisme car ma question fondamentale est celle de la vie bonne. Il peut y avoir une vie bonne, où l’on peut parler de bonheur et de joie et réaliser cette alliance entre l’éthique comme transformation de soi et l’accomplissement de soi, même quand la satisfaction ou le bonheur personnel au sens ordinaire du terme est compromis. Pour connaître la joie, selon moi, il faut savoir pourquoi l’on vit et vivre une vie bonne, qui n’est jamais, d’après ce que j’ai dit plus haut, une vie seulement pour soi, mais, pour se sentir heureux, il faut de la chance, un contexte politique, social et affectif. C’est pourquoi il est question du daimon. Toutefois, le malheur, les privations n’empêchent pas d’avoir une vie accomplie. Pensez aux résistants qui sont morts et même aux dernières paroles de Wittgenstein. Philippa Foot, dans Le Bien naturel, en parle.
Quant à Michel Foucault, c’est une pensée archéologique. Je pense ici surtout à ses cours au Collège de France, notamment à ceux qui sont publiés dans L’herméneutique du sujet. Je préfère d’ailleurs le dernier Foucault, celui qui relit les Stoïciens, ces athlètes de l’événement, en parlant d’un souci de soi qui n’est pas seulement lié au corps et qui pense l’éthique comme pratique de soi. C’est magistral et cela a une portée politique, très différente cependant de ce qui se joue dans sa théorie du biopouvoir. Cela dit, mon travail est différent. Mon éthique se fonde sur une phénoménologie de la non-constitution, contrairement à celle d’Edmund Husserl qui considère la conscience comme donatrice de sens. Je suis en cela les phénoménologues comme Levinas, Maldiney ou Michel Henry qui attirent notre attention sur des phénomènes que la conscience ne constitue pas, mais qui, au contraire, la constituent. Cette phénoménologie de la non-constitution permet de dégager un certain nombre de structures de l’existence qui éclairent le sens de mon rapport au monde et font surgir un sujet relationnel. J’en tire ensuite les conséquences politiques, comme nous l’avons vu plus haut.
Enfin, s’agissant de l’éthique et de la définition de la vie bonne, je me sens plus proche du Platon des Lois qui parle, au livre V, d’honorer son âme que des philosophes qui pensent le souci de soi. On honore son âme en aimant la vérité et le juste, au lieu de penser à acquérir les richesses ou les honneurs. Pour moi, le souci doit être tourné vers autre chose que soi, vers la Cité et ce qui la transcende, pour parler comme Leo Strauss.
La question animale structure une large partie de votre œuvre. Pourquoi?
Parce que c’est une question fondamentale en philosophie, stratégique, puisque se dessinent à partir de la manière dont on a pensé les animaux beaucoup d’autres notions comme le propre de l’homme, l’autonomie, etc. – autant de catégories qui, aujourd’hui, bougent en même temps que la conscience que nous avons de la richesse des existences animales. Cette question, qui est aussi celle des conditions de vie et de mort que nous infligeons aux animaux, est aussi importante en elle-même parce que les animaux comptent et que ce que nous leur faisons subir est un cauchemar. Pour moi, elle est centrale. Il y a peut-être aussi une raison biographique. Fille de viticulteurs, je suis née à la campagne. Auparavant, les vaches avaient un prénom et vivaient en moyenne 11 ans, contre 4 ans aujourd’hui. Même si je mangeais de la viande, j’ai été concernée par cette question très jeune. Depuis maintenant 15 ans, je ne consomme ni viande ni poisson et suis en train d’adopter un régime végétalien – en attendant aussi de devenir végane.
Cette question est par ailleurs abordée selon différentes approches en philosophie…
Il y a eu évidemment « Libération animale » de Peter Singer, paru en 1975, qui m’a bouleversée. Mais il n’est pas le seul. Je distinguerais trois vagues de la question animale, en se cantonnant à la période récente, disons depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, qui marque l’extension de l’exploitation industrielle des animaux. La première vague, anglo-saxonne, est représentée par Singer, mais aussi par Tom Regan. Ils reprennent le concept d’antispécisme qui est né en 1970. Ce concept dénonce la discrimination fondée sur l’espèce en la comparant au sexisme et au racisme et il implique l’égale prise en considération des intérêts des animaux – ce qui n’implique pas l’égalité de traitements, comme ne cesse de le dire Singer. Leur travail est très différent, puisque Singer est utilitariste et Regan partisan d’une approche déontologique des droits des animaux, mais ils ont en commun de se focaliser sur le statut (moral, voire juridique, pour Regan) de l’animal pour dénoncer l’exploitation que l’homme fait subir à l’animal. La deuxième vague, française, est représentée par Jacques Derrida et Elisabeth de Fontenay, qui se saisissent de la question animale comme d’un levier pour déconstruire l’histoire de la philosophie en montrant comment les philosophes se sont donné le mot pour penser les animaux de manière privative, comme des êtres privés de logos et seulement capables de réagir. Encore une fois, ce sont ces représentations qui gomment l’extraordinaire hétérogénéité des animaux qui justifient les abus dont ils sont victimes. Jacques Derrida dans son livre « L’animal que je suis » va souligner le caractère violent de cet humanisme-là.
La troisième vague politise la question animale en se situant (c’est mon cas) sur le versant positif de la déconstruction. Il ne s’agit plus de dénoncer la violence de l’humanisme ni de distribuer des mauvais points aux philosophes qui ont pensé les animaux de manière privative, mais de se demander ce que seraient une éthique et une politique prenant au sérieux l’appel des animaux.
Dans une démocratie, il ne s’agit pas d’imposer le végétarisme à tout le monde, même si, personnellement, je rêve d’une telle société où il n’y aurait plus de mise à mort provoquée d’un animal. Le défi est de penser comment les intérêts des animaux peuvent entrer dans la définition du bien commun et comment faire de la question animale l’une des finalités du politique, alors que les animaux ne votent pas et que le pluralisme politique implique de trouver des accords sur fond de désaccord. Comment concilier le respect de la souveraineté du sujet, son droit à choisir son style de vie, tout en améliorant de manière substantielle la condition animale ? C’est ma question.
La question de la justice envers les animaux dépasse en l’intégrant la question de savoir quels droits ils ont, car elle suppose que la communauté morale et politique est élargie aux animaux, qui font partie de nos vies. Les violences que nous leur faisons subir ne soulèvent pas seulement des problèmes moraux, relatifs à la cruauté des hommes, mais elles mettent au jour l’injustice de notre justice et conduisent à remettre en question les fondements du droit et la plupart des habitudes des hommes. C’est cette problématique-là qui caractérise mon travail depuis « Eléments pour une éthique de la vulnérabilité. Les hommes, les animaux, la nature » ( Le Cerf, 2011).
Le travail de Sue Donaldson et Will Kymlicka dans « Zoopolis. A political Theory of Animal Rights » s’inscrit aussi dans cette troisième vague. Ce livre nous permet de comprendre ce que pourraient être les obligations concrètes des hommes à l’égard des animaux. J’ai convaincu les éditions Alma de le faire traduire car il est aussi important que l’a été « Libération animale » de Singer. Il paraîtra en novembre 2016, avec une postface que je vais rédiger.
Mon travail se distingue de celui de Kymlicka, bien que nous soyons tous les deux des libéraux (dissidents) qui cherchent à compléter le libéralisme pour qu’il tienne compte des minorités (c’est de là que vient Kymlicka) et pour le modifier à sa base et dans ses institutions, afin de substituer une autre philosophie du sujet à la conception de l’homme et de son rapport à l’autre que lui sur laquelle il repose et qui ne permet pas de faire entrer l’écologie et la question animale dans notre vie et dans la politique (c’est le fil directeur de mes livres). La théorie de la justice comme partage des nourritures comporte neuf principes, dont l’amélioration de la condition animale et la suppression de l’élevage intensif. Ces principes peuvent être déclinés de façon à laisser des marges de négociations aux différents Etats, mais ils sont plus substantiels que les deux principes de La Théorie de la justice comme équité de Rawls. L’amélioration de la condition animale relève des devoirs de l’Etat. C’est pour cela que la politique est une zoopolitique. Pour autant, il ne s’agit pas de créer une « démocratie animale ». Il y a une asymétrie colossale entre les animaux et nous et nous ne pouvons pas les représenter au sens strict du terme, parce qu’ils n’ont pas le pouvoir de nous congédier en cessant de voter pour nous. Il faut donc inventer une façon de porter leurs intérêts et de les faire entrer dans la définition du bien commun, ce qui passe par de multiples propositions se situant sur le plan institutionnel, constitutionnel et éducatif.
Le point commun à ces trois vagues est que le critère pour avoir droit à la considération morale n’est plus le logos, le langage articulé. A partir du moment où les animaux sont des existants à part entière, individualisés, il est immoral et injuste de les traiter comme ils sont traités.
En un mot, tout mon travail consiste à élaborer une théorie politique susceptible de modifier au niveau des institutions, mais aussi dans son esprit la philosophie du sujet qui fonde la politique actuelle. On pourrait penser que cette tentative pour compléter la démocratie libérale renvoie à Leo Strauss qui pensait que l’horizon du « bien vivre » et du bien commun ne peut pas disparaître en politique sans dégrader les institutions et le type de sociétés démocratiques. Cependant, on ne peut fonder la politique sur des valeurs qui sont des subjectivations, des visions du monde qui ne sont pas généralisables et qui, si elles devenaient les piliers du politique, aboutiraient à une forme de violence politique.
Au contraire, l’alimentation, le fait d’être né, de marcher, de respirer… ne sont pas des valeurs, mais des structures de l’existence qui, décrits phénoménologiquement, enseignent que le sujet n’est jamais seul, que sa vie est débordée par celle des autres, humains et non humains, etc. Ce sont ces structures de l’existence qui expliquent les principes de la théorie de la justice et le contrat social qui correspondent à la partie normative de cette théorie politique. Je parle de contrat social, donc d’artifice, alors que la description phénoménologique de l’alimentation, par exemple, montre que les animaux sont mêlés à notre vie, que les générations passées et futures aussi, etc. Ce recours au cadre artificiel du contrat est lié au fait que l’homme, contrairement aux fourmis, ne voit pas immédiatement le bien commun et qu’il y a, comme le dit Hobbes, une division entre les êtres et à l’intérieur de chacun d’entre nous, puisque nous ne sommes pas sûrs de vouloir demain ce que nous voulons aujourd’hui. Que le sujet soit relationnel et que cela soit une vérité phénoménologique n’implique pas que les individus soient psychologiquement disposés à vivre de telle sorte qu’ils respectent les animaux et se soucient des générations futures.
De plus, je parle d’améliorer la condition animale, non d’abolir toute exploitation animale, car, en démocratie, il faut trouver des accords sur fond de désaccords. Enfin, quand je disais qu’à propos des technologies et des pratiques médicales, le travail du philosophe ne consistait pas (essentiellement) à dire si une technique était bonne ou mauvaise en soi, mais à voir si elle était compatible ou pas avec les dispositions nécessaires pour vivre en société, je suggérais aussi que la démocratie ne se réduit pas aux seules institutions. Elle dépend aussi d’un type d’individu qui va les faire vivre ou les détruire. Platon disait déjà (La République, livre VIII) que chaque régime est détruit de l’intérieur par un type d’homme qui préfère, par exemple, honorer l’argent que le sens du bien et de la vérité.
L’inquiétude à l’égard de cette fragilité constitutive de la démocratie me rattache à Leo Strauss. Les risques liés à l’utilisation des biotechnologies ou de la bombe atomique sont bien plus compliqués que ceux des techniques de Descartes quand il disait qu’elles nous rendraient « comme maîtres et possesseurs de la nature » ! Il voulait dire que les conditions de vie, grâce aux techniques et à la médecine, serait meilleures. Ce n’était pas du transhumanisme avant la lettre ! Même si certaines choses, en devenant les valeurs que l’on honore, changent l’homme et la société, la nature humaine change peu et il sera impossible d’éradiquer le mal. Ce qui, par contre, modifie la donne, est la technique. Les hommes d’aujourd’hui sont incroyablement plus armés que nos ancêtres et c’est aussi la raison pour laquelle notre monde est si dangereux. Plus la technique se développe, plus il faut de la réflexion – je n’ose parfois plus employer le mot d’éthique tant il est galvaudé !
Leo Strauss joue un rôle central dans votre travail. Pourquoi?
N’ayant pas eu de maître pendant mes études, j’ai dû me débrouiller seule. Après mon agrégation, je voulais travailler sur le « Traité théologico-politique » de Spinoza. Un jour d’ennui, j’étais rentrée dans une librairie d’une ville du nord de la France, où j’étais professeure de lycée. Je suis tombée sur l’autobiographie intellectuelle de Leo Strauss, qui sert de préface à l’édition américaine de « La Critique de la religion chez Spinoza ». Je fus éblouie par la façon dont il restituait son rapport à Spinoza, mesurant ce qu’on avait perdu et ce qu’on avait gagné avec les Lumières modernes, avec la critique spinoziste de la religion de la révélation. Il examinait l’héritage de Spinoza à un moment où la tradition était en crise, où cette crise était une crise de la transmission. J’ai donc lu les textes juifs de Strauss, en ai traduits certains de l’allemand. J’ai tout de suite senti que cette pensée était très profonde, qu’il ne s’agissait pas d’un simple commentateur des textes anciens et médiévaux. Son fil rouge était la critique des Lumières mais portée par une inquiétude liée notamment à l’effondrement de la république de Weimar. J’ai trouvé cela à la fois actuel et inactuel, génial. Sans oublier le talent de Strauss pour nous faire comprendre les auteurs comme ils se comprenaient eux-mêmes et déceler leurs stratégies d’écriture et leurs motivations. Son interrogation sur le rapport entre raison et révélation questionne l’autonomie de la raison et nous interroge sur le type de rationalisme qui est le nôtre et même sur la rationalité philosophique qui, chez moi en tout cas, se met au service de quelque chose qui l’embarrasse et qu’elle ne peut totalement saisir, comme c’est le cas quand on travaille en éthique appliquée, notamment sur la maladie, la mort, le meurtre, etc. J’ai gardé de Strauss l’idée d’une critique constructive de la démocratie, le sentiment de la fragilité de la démocratie et l’idée selon laquelle on ne règle pas des problèmes politiques avec des outils seulement politiques. La philosophie politique n’est pas seulement une discussion sur les institutions, mais elle implique aussi une interrogation sur l’homme et sur la vie bonne. C’est le statut et le sens que la philosophie politique a chez Strauss que je conserve. Même si je n’adhère pas aux « solutions » straussiennes, à la tension entre Jérusalem et Athènes et à l’éloge de la vie philosophique ou de l’idéal contemplatif considéré comme l’équivalent de la vie bonne, je donne à la philosophie politique une épaisseur qui implique l’articulation de la réflexion politique et de l’ontologie.