Si la valorisation de Stellantis était de 39 milliards d’euros lors de la constitution du groupe né de la fusion de PSA et de Fiat Chrysler début 2021, elle est passée à 45 milliards en janvier 2023, pour atteindre les 80 milliards en avril 2024, soit plus que BMW (70 milliards) ou Volkswagen (68 milliards). Le cours de l’action s’est ainsi accru de 47 % sur un an. Les résultats 2023 du groupe sont éclatants, avec un bénéfice de 18,6 milliards pour un chiffre d’affaires de 189,5 milliards, et une marge opérationnelle de 12,8 %, au même niveau que Mercedes, dont les véhicules sont pourtant vendus beaucoup plus cher.
Reste qu’en 2023, avec 36,5 millions d’euros, Carlos Tavares a gagné 518 fois plus qu’un salarié moyen de Stellantis (70 404 euros) et qu’en plus cet écart s’accroît : c’était 365 fois en 2022 et 298 fois en 2021. Le cas de Carlos Tavares apparaît d’autant plus polémique que, sous le mandat de François Hollande, une loi avait été adoptée pour que la rémunération patronale soit soumise à l’approbation des actionnaires lors de l’assemblée générale annuelle. De fait, en avril 2023, les actionnaires de Stellantis ont bien validé la rémunération 2022 de Carlos Tavares à près de 80 %, mais ce vote a eu lieu au siège du groupe, situé aux Pays-Bas, où il n’a qu’une fonction consultative. Cette année, bien que trois agences de conseil spécialisées dans les votes en assemblée générale, ISS, Proxinvest et Glass Lewis, aient recommandé aux actionnaires du groupe de voter contre la rémunération de Carlos Tavares, celle-ci a été approuvée à 70,21 % lors de l’assemblée générale du 16 avril.
Si l’on peut légitimement s’interroger sur la pertinence des récompenses financières en général, notamment depuis les travaux fondateurs d’Edward Deci, ce qui choque ici, c’est bien le niveau de ces récompenses. Aux États-Unis, les dirigeants ont en moyenne gagné 272 fois plus que leurs salariés en 2022, contre 254 fois en 2021, et 238 fois en 2020. L’évolution de cet écart au cours des dernières décennies constitue d’ailleurs le phénomène le plus perturbant.
En effet, il n’était que de 1 à 20 aux États-Unis en 1965. C’était d’ailleurs l’écart maximal de rémunération que recommandait au début du XXe siècle le célèbre banquier J.P. Morgan, peu réputé pour son militantisme égalitaire, ou celui évoqué en avril 2023 par le député socialiste Boris Vallaud. Toujours en 2023, un rapport d’Oxfam a souligné qu’entre 2011 et 2021, les PDG des grandes entreprises françaises avaient augmenté leur rémunération de 66 % en moyenne, alors que celle des salariés n’avait crû que de 21 %. Ce rapport préconisait de limiter le salaire des dirigeants à 20 fois le salaire médian – et non minimal – de l’entreprise.
Si des projets de loi visant à encadrer l’écart des rémunérations au sein des entreprises existent en effet, ils achoppent sur des techniques de contournement faciles à mettre en place : il suffit pour les entreprises de délocaliser leur siège dans un pays qui n’impose pas de limites de salaires, ou encore plus simplement de couper l’entreprise en deux (le siège devenant une société spécifique, le reste une autre).
Dans tous les cas, qu’est-ce qui peut expliquer l’inflation des rémunérations des dirigeants des grandes entreprises ? Ce n’est certainement pas un accroissement proportionnel du talent et des responsabilités des grands patrons : quel que soit l’indicateur choisi, rien n’indique que la performance des dirigeants (et des entreprises qu’ils dirigent) a été multipliée par 15 depuis les années 1960.
Comme souvent, peut-être faut-il chercher une explication dans les structures et les processus mis en place pour fixer le niveau de rémunération des dirigeants.
Depuis une dizaine d’années, dans la plupart des grands pays industrialisés, la loi ou les codes de bonnes pratiques de gouvernement d’entreprise imposent que soit créé au sein de chaque conseil d’administration des grandes entreprises un comité des rémunérations, qui regroupe généralement 3 à 5 administrateurs. En France, selon l’Institut français des administrateurs, qui cite l’article 18.3 du code Afep-Medef, le comité des rémunérations « s’assure que les rémunérations et leur évolution sont en cohérence avec les intérêts des actionnaires et la performance de la société, notamment par rapport à ses concurrents.
Les rémunérations doivent permettre de recruter, motiver et conserver les meilleurs dirigeants. » Pour justifier la rémunération de Carlos Tavares, Wan Ling Martello, vice-présidente exécutive de Nestlé de 2011 à 2018 et présidente du comité des rémunérations au sein du conseil d’administration de Stellantis, a ainsi souligné : « Le besoin stratégique de retenir et attirer des dirigeants de classe mondiale, dans un contexte de compétition internationale ».
Reste que le rôle de ces comités des rémunérations pose des questions complexes en termes de gouvernement d’entreprise, et que leur action peut se révéler ambiguë. En effet, veiller aux intérêts des actionnaires n’est pas nécessairement cohérent avec le maintien de l’avantage concurrentiel de l’entreprise. Par exemple, réduire les dépenses d’innovation ou de formation peut temporairement profiter aux actionnaires, mais entamer durablement le succès de l’entreprise. De même, l’argent versé aux dirigeants vient mécaniquement réduire les dividendes pour les actionnaires.
Par ailleurs, quels intérêts le conseil d’administration est-il supposé défendre, et lesquels défend-il en réalité ? Ceux de l’entreprise, ceux des actionnaires, voire ceux des administrateurs ou ceux des dirigeants ? S’il s’agit des actionnaires, de quelle catégorie d’actionnaires parle-t-on ? On constate fréquemment des conflits d’intérêts entre les actionnaires majoritaires et les minoritaires. Quand, par exemple, les premiers peuvent avoir intérêt à vendre à bas prix l’entreprise à un groupe dont ils sont aussi actionnaires, cela ne satisfera certainement pas les seconds.
La doctrine sous-jacente à la réflexion sur la rémunération des dirigeants (mais aussi à celle sur la composition des conseils d’administration et des comités des rémunérations) est la théorie de l’agence, issue notamment des travaux des économistes américains Michael C. Jensen et William H. Meckling, qui étudie les situations dans lesquelles un acteur (le principal) mandate un autre acteur (l’agent) pour agir en son nom. C’est le cas des administrateurs par rapport aux actionnaires, ou des dirigeants par rapport aux administrateurs. Or, la théorie postule que les agents peuvent chercher à privilégier leur propre intérêt aux dépens de celui des principaux : ils sont opportunistes.
Pour pallier cet opportunisme, les entreprises doivent mettre en place des systèmes de contrôle, mais aussi des systèmes d’incitation, qui permettent de réaligner les intérêts des agents avec ceux des principaux. C’est en vertu de ce principe que les dirigeants sont rémunérés de plus en plus souvent sous forme d’actions gratuites ou d’options d’achat d’actions à un prix fixé à l’avance, comme dans le cas de Carlos Tavares.
Cependant, l’existence de ces comités et leur doctrine ne permettent pas à elles seules d’expliquer l’explosion des rémunérations des dirigeants des sociétés cotées. Pour cela, il faut invoquer la conjonction de deux effets pervers que nous avons détaillés dans un article publié l’année dernière : la consanguinité des conseils d’administration et la publication des rémunérations.
Les conseils d’administration des groupes cotés sont le plus souvent composés d’individus qui sont eux-mêmes dirigeants, et qui siègent la plupart du temps dans plusieurs autres conseils. Ils sont généralement issus des mêmes grandes écoles, voire des mêmes grands corps. Il existe donc des pratiques plus ou moins conscientes de « renvoi d’ascenseur » entre dirigeants et administrateurs, qui n’est d’ailleurs pas spécifique au capitalisme français, puisqu’on la retrouve par exemple aux États-Unis. Cela dit, la collusion au sein des cercles de pouvoir existait bien avant les années 1960, et si elle permet d’expliquer le montant de la rémunération des dirigeants, elle n’explique pas leur explosion.
La véritable raison de l’explosion des rémunérations des dirigeants est plutôt à rechercher du côté de leur publication. À partir des années 1990, les grands pays industrialisés ont obligé les entreprises cotées à publier la rémunération de leurs dirigeants. Or, si ces lois visaient à plus de transparence, voire à plus de retenue, elles ont paradoxalement provoqué l’effet inverse. Une fois publique, la rémunération est devenue un étalon de la valeur des dirigeants.
Pour démontrer qu’ils avaient nommé la perle rare, les administrateurs ont eu tendance à payer encore plus les dirigeants. Leur rémunération, connue de tous, est devenue un signal de confiance envoyé au marché, utilisé à la fois comme outil de mesure et mécanisme d’influence. Comme le souligne l’Institut français des administrateurs, « Les rémunérations doivent permettre de recruter, motiver et conserver les meilleurs dirigeants. » Tout le monde voulant avoir des dirigeants payés plus que la moyenne, tous les dirigeants sachant ce qu’ils pourraient gagner ailleurs, mécaniquement, cette moyenne a explosé. C’est certainement un des rares cas où la transparence de l’information se révèle contre-productive.
D’un point de vue managérial, les niveaux actuels de rémunération des dirigeants des grands groupes cotés ne se justifient pas, car pendant longtemps les entreprises ont été très bien dirigées sans que leurs patrons soient aussi grassement payés. De plus, ce n’est pas parce que la rémunération moyenne des dirigeants augmente que la performance boursière des entreprises s’améliore, ce qui semble contredire la théorie de l’agence.
De plus, ces gigantesques écarts de rémunération attisent un sentiment d’iniquité, au risque d’une démotivation générale, bien plus préjudiciable à la performance des entreprises qu’une très hypothétique érosion du talent des dirigeants : si Carlos Tavares gagnait 15 ou 20 millions de moins, il serait tout aussi talentueux, et on peut espérer pour son équilibre psychologique que ce n’est pas la perspective de toucher un énième bonus qui le motive à diriger Stellantis.
Comment peut-on mettre fin à cette anomalie historique qu’est l’explosion des rémunérations des grands patrons (ou celle des stars de cinéma et des champions sportifs ; rappelons à ce propos que le footballeur Kylian Mbappé gagne deux fois plus que Carlos Tavares) ? Une conclusion qui s’impose semble limpide : il faudrait rendre ces rémunérations secrètes. Ainsi, elles ne seraient plus utilisées comme outils de mesure de la valeur des individus, et cesseraient donc d’être un enjeu politique.
Or, cette solution apparemment évidente se heurte à un formidable écueil : aucune loi visant à rendre les rémunérations des dirigeants secrètes ne serait tolérée par l’opinion, pour laquelle le secret résonne avec dissimulation et transparence avec vertu.
Par conséquent, il est extrêmement probable que l’année prochaine, avec le printemps, refleurissent les mêmes réactions indignées face aux rémunérations des grands patrons. La machine infernale a été lancée, et on voit mal ce qui pourrait – pacifiquement – l’arrêter.