Tech: La chute du patron prométhéen
Le mythe du Super-entrepreneur digital à l’épreuve de la réalité» – la tribune de Thomas Jamet, Lionel Dos Santos De Sousa et Florian Freyssenet ( dans l’Opinion)
Le symbole du patron prométhéen de la Tech, censé amener la flamme du numérique au monde est aujourd’hui mis face à ses responsabilités. On constate que du phare technologique éclairant le monde au pyromane mettant le feu au village digital mondial, il existe une distinction que l’on a souvent du mal à faire. Revenons à la racine de cette idéologie qui a permis l’émergence de patrons superstars à la posture managériale brutale et ayant un rapport difficile avec la démocratie. Un sujet qui n’est pas neutre pour la France et l’Europe.
Faillite de FTX (la cryptolicorne de Sam Bankman-Fried) avec des conséquences sismiques sur le marché des cryptomonnaies, 11 000 licenciements annoncés par Mark Zuckerberg (soit 13% des effectifs de Meta), mise à la porte de la moitié des effectifs de Twitter dès sa reprise par Elon Musk, Google mettant un coup de frein au développement de ses projets et devant s’acquitter de la somme de 400 millions de dollars pour régler un procès concernant la géolocalisation illégale de ses utilisateurs… les temps sont sombres pour les titans du Digital.
Revenons sur un ouvrage méconnu du grand public français : The Atlas Shrugged de Ayn Rand. Il s’agit du livre le plus influent aux États-Unis après la Bible selon une étude de la Bibliothèque du Congrès américaine, où il fut publié pour la première fois en 1957 avant d’être traduit en 25 langues (il faudra attendre 2011 pour obtenir une version française, sous le titre La Grève ou la Révolte d’Atlas).
John Galt. Dans ce récit dystopique où la Seconde Guerre mondiale et la création de l’URSS et n’ont jamais eu lieu, ce sont les patrons d’entreprises et les créateurs de nouvelles technologies qui se révoltent sous l’impulsion du héros du roman :John Galt, qui les rassemble dans un repaire secret au cœur du Colorado, où s’organise une société de coopération volontaire entre individus indépendants, alors que le gouvernement américain sombre peu à peu dans une dictature collectiviste.
Sans spoiler le récit, la fin du roman se conclut sur un long discours du héros (70 pages dans la première édition du livre), justifiant sa résistance à l’oppression de l’État. Ce discours sert de prétexte à Rand pour déployer son approche philosophique profondément objectiviste et individualiste.
Cette philosophie a donné naissance à un important courant de pensée qui influence encore des millions de citoyens américains. Ce livre mettant en scène des héros prométhéens de l’entrepreneuriat technologique contre un État jupitérien résonne encore dans la Silicon Valley, où cette culture néolibérale et libertaire, poussée par une glorification de l’entrepreneur héros a donné naissance à un écosystème d’innovation aventureux.
L’importance de Rand est tellement considérable que Vanity Fair la considérait comme la «personnalité la plus influente» de l’industrie de la Vallée dans un article de 2016 . Steve Jobs considérait The Atlas Shrugged comme un «guide de vie» ; Travis Kalanick, fondateur de Uber, portait une vénération particulière à Rand, (son avatar sur Twitter fut pendant longtemps la couverture du livre The Fountainhead de Rand) ; Jack Dorsey, fondateur de Twitter était lui aussi un émule ; on peut voir Jimmy Wales, le fondateur de Wikipedia, dans une vidéo expliquer qu’il fut profondément influencé par le personnage de Howard Roark de The Fountainhead ; Peter Thiel, co-fondateur de Paypal, fondateur de Palantir Technologies, qui aida Zuckerberg à fonder Facebook, est également un «afficionado» de Rand.
Les Etats-Unis sont devenus les promoteurs d’un modèle technolibertarien laissant une grande liberté aux entrepreneurs, faisant confiance à ses entreprises pour le faire rayonner à l’international : de New York à San Francisco, l’innovation y est érigée comme une indispensable valeur américaine ; or toutes ces entreprises ont une grande influence sur l’Europe et la France
Licornes. Son œuvre reste encore aujourd’hui une inspiration pour ces éleveurs de «licornes», perpétuant le mythe du fondateur surhumain, ce titan autant Hésiodique que Randien, cet Atlas entrepreneur portant tout le poids des changements nécessaires au monde sur ses épaules, avec l’envie quasi désespérée de les porter et de porter le fer face aux syndicats, aux gouvernements, aux régulateurs, aux médias et à tous ces technophobes et rétrogrades, incapables de comprendre leur vision du futur.
Les Etats-Unis sont devenus les promoteurs de ce modèle technolibertarien laissant une grande liberté aux entrepreneurs, faisant confiance à ses entreprises pour le faire rayonner à l’international : de New York à San Francisco, l’innovation y est érigée comme une indispensable valeur américaine, or toutes ces entreprises ont une grande influence sur l’Europe et la France.
Aujourd’hui le patron «Superman» de la Tech (personnage de comics inspiré lui aussi du mythe prométhéen) prend de plus en plus les aspects de son Némésis, le milliardaire criminel technophile «Lex Luthor» et nombre d’entre eux ont été sommés de s’expliquer lors d’auditions sénatoriales sur l’influence politique de leurs sociétés, leurs intrusions dans nos vies privées, et tandis qu’Elon Musk trolle sa propre société, s’implique ostensiblement lors des élections de mi-mandat américaines ou utilise un sondage sur Twitter pour savoir s’il doit réinstaller le compte de Donald Trump, les licenciements et démissions se multiplient en cascade dans la Tech.
Même si le match n’est pas fini, le modèle semble avoir fait son temps, car aujourd’hui, il nous faut pouvoir plus que jamais compter sur des entrepreneurs respectant leurs usagers et nos démocraties : c’est une fenêtre de tir historique pour l’Europe, afin de reprendre la main et de promouvoir une Tech innovante, socialement responsable et durable.
Une Europe qui lancera dès 2023 le Digital Market Act et le Digital Service Act, des «kryptonites» réglementaires visant à ramener nos «Super John Galt» à plus d’humanité ; mais elle devra aller plus loin et se réapproprier le récit que des Gustave Eiffel ou des Enzo Ferrari ont su faire briller avant elle : pour cela elle doit développer un écosystème favorable à de nouvelles Super-entreprises qui porteront ses valeurs et ses couleurs dans le monde, et où notamment la France fera briller son histoire et son innovation via l’émergence de nouveaux champions nationaux.
Thomas Jamet, Lionel Dos Santos De Sousa et Florian Freyssenet.