« La France, une puissance surévaluée » (Patrick Boucheron, historien)
Sans tomber dans la mode du French bashing, l’historien Patrick Boucheron remet les pendules à l’heure quant à la grandeur réelle de la France dont la puissance proclamée lui paraît assez surévaluée. Dans une interview au JDD il relativise un récit un peu déformé de l’histoire du pays.
Pourquoi les historiens nous ont-ils tant menti? A vous lire, on comprend qu’il faut commencer par désapprendre…
Je ne suis pas sûr que les historiens mentent tant que cela! Je dirais plutôt que ceux qui parlent en leur nom ne disent pas toujours la vérité. On sait depuis bien longtemps que Vercingétorix n’est pas le chef gaulois exalté dans les manuels de la IIIe République. Au lendemain du désastre de Sedan en 1870, on a voulu faire d’Alésia le modèle de la défaite civilisatrice. Perdant magnifique, Vercingétorix est donc devenu un héros national… pour les besoins de la cause. Étrange idée de faire d’Alésia, une défaite, l’an I de l’histoire d’une nation! Comme s’il y avait une sorte d’art français de perdre la guerre. Voici pourquoi nous faisons démarrer notre histoire bien avant, quand des hommes de Cro-Magnon décorent il y a près de 40.000 ans la grotte Chauvet.
Mais pourquoi l’école a-t-elle enseigné si longtemps « nos ancêtres les Gaulois« ?
En réalité, l’école républicaine valorisait surtout les « petites patries », celles des régions : elle exaltait beaucoup moins qu’on ne le dit les origines gauloises de la nation. La nostalgie scolaire repose souvent sur ce que les psychologues appellent des faux souvenirs : on pleure la perte de ce que l’on n’a jamais eu. De là une instrumentalisation politique continue…
Pourquoi une histoire « mondiale » de la France?
Pour comprendre l’histoire de France, il faut l’intégrer dans une histoire plus large, qui s’inscrit dans plusieurs mondes : le monde gréco-romain méditerranéen, puis la chrétienté latine devenant l’Europe catholique du XVIe siècle, peu à peu gagnée par l’idéal universaliste des Lumières, tandis que le monde finit par se confondre au XIXe siècle avec la Terre tout entière
Est-ce aussi l’histoire d’un affrontement avec l’Islam?
Non, je ne crois pas du tout qu’il s’agisse là d’un affrontement essentiel. Nous ne nous attardons pas sur un autre mythe du légendaire national comme la bataille de Poitiers. Mais en choisissant la date plus sûre de 719 (le partage du butin de Ruscino), on montre que les rapports entre la royauté franque et les minorités musulmanes ne sont pas simplement de pillages et de combats. On essaie de calmer le jeu… de raconter tranquillement qu’il y a une minorité musulmane depuis bien plus longtemps qu’on ne le croit. Longtemps invisible, à côté d’autres présences minoritaires, juives par exemple. On montre par exemple qu’un des premiers écrivains français est un rabbin de Troyes qui s’appelle Rachi, mort en 1105. En même temps, notre histoire n’est pas une histoire irénique. Il y a aussi un article sur la traduction du Coran en 1143, titré « l’exécrable Mahomet » : car c’est ainsi que l’appelait l’abbé de Cluny qui cherchait à le connaître pour mieux le combattre…
Vous ne parlez pas de civilisation française…
Non, et nous n’usons pas davantage du mot « identité », car dans les deux cas ce sont des notions intemporelles, qui tirent leur grandeur de ne pas avoir d’histoire. Or je crois justement que ce qui est grand et beau est ce qui a une histoire. Ce qui est né, peut mourir, et doit donc être défendu. Notre histoire mondiale de la France est une histoire laïque. Il n’y a rien de providentiel dans ce récit qui n’évoque jamais la possibilité qu’il puisse y avoir une « France éternelle ». C’est donc une histoire incertaine. La dernière date du livre, 2015, est la date à partir de laquelle l’ensemble de cette incertitude se reconstruit, quand le 11 janvier 2015, le monde s’est invité dans les rues de Paris. Ce jour-là, d’une certaine manière, la France, nation parmi les nations, se rappelait qu’elle fut souvent ce pays étrange qui prétendait contenir le monde tout entier… Depuis la Révolution, la France reste porteuse d’un projet universaliste, celui de la liberté. De la liberté dans le monde. Qu’ont voulu défendre celles et ceux qui descendaient dans la rue en janvier 2015? Pas une civilisation, ni une identité. Peut-être la République, ou plus vaguement un style de vie. En tout cas une forme historique, donc mortelle.
Il y a des moments où la France a été menacée de disparition…
Oui, deux événements peuvent se faire écho : 1420, le traité de Troyes, et la défaite de 1940, comme deux dates qui auraient pu défaire la France. Le moment Jeanne d’Arc est un moment où effectivement le royaume de France aurait pu disparaître dans une union de couronnes entre la France et l’Angleterre – ce qui était une manière très courante en Europe de faire la paix. Il y a eu un moment où le royaume de Castille et le royaume d’Aragon ont été unis et cela s’est appelé l’Espagne. Il y avait pareillement la possibilité d’un royaume commun entre la France et l’Angleterre : cela aurait fait bifurquer l’histoire… Ce qui est à l’œuvre en 1940, c’est aussi la possibilité de la disparition de la forme politique « république française ». On a cherché à pointer ces moments où d’autres avenirs étaient possibles, montrant qu’il fut un temps où la capitale de la France libre n’était pas à Londres mais en Afrique, à Brazzaville.
Voyez-vous notre époque comme un de ces moments de bifurcation?
Il y a dans l’histoire des moments plus ou moins dangereux, des moments d’incertitude. Mais rien n’est jamais écrit d’avance et l’on a toujours tort de croire à la fatalité d’un destin collectif. En ce moment, on est alerté : quelque chose d’inattendu peut arriver.
Le fil rouge de notre histoire commune, c’est cette volonté « mondiale »
Oui, à plusieurs moments qu’on tente de désigner, les Français, la société française, les pouvoirs français, pour ne pas dire la France, ont une ambition universelle, de parler pour le monde, en son nom. Il y eut déjà une forme d’universalisme romain poursuivi par l’idéal chrétien. Avec le « moment Louis XIV » commence la prétention française à gouverner et à représenter le monde. Mais à partir de la Révolution française, c’est le monde qui renvoie à la France son statut si singulier de patrie de l’universel. Au XIXe siècle il y a aussi une mondialisation à la française, qui s’exprime par l’expansion économique, mais aussi par le progrès des savoirs…
Elle est ratée… pourquoi rate-t-on la mondialisation?
Je ne sais pas si elle rate… Après Louis XIV, après Napoléon, il s’agit plutôt d’un retour à la normale. Les moments où la France en impose au monde sont toujours des moments très brefs et illusoires… toujours un peu « surdimensionnés ».
Serions-nous les « grenouilles » du monde?
La France est objectivement une puissance surévaluée. Le texte sur 2011, avec l’arrestation de DSK qui marque notre apprentissage de la transparence comme nouvel impératif démocratique, rappelle que depuis les années 1960 il y a toujours des Français à la tête de la banque mondiale ou du FMI. Ce ne sont pas exactement les performances économiques de la France qui le justifient. On sait que la France est aussi membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. Elle le doit à ce moment gaullien, génialement idéaliste quand on y songe, une illusion lyrique qui a des conséquences très concrètes puisqu’elle hisse la France dans le camp des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale. C’était un coup de force symbolique, et cette page est en train de se refermer. Le dernier exemple en date de surévaluation de la puissance est le discours de Dominique de Villepin à l’ONU en 2003. C’est un beau geste, mais au fond, il fait partie de notre longue histoire des coups de mentons…
Nous avons aussi « inventé » le terrorisme, la terreur, les attentats anarchistes, la commune…
La Terreur de 1794 est la modalité française d’une histoire européenne. Mais je vous l’accorde : cette histoire mondiale de la France, même si nous l’avons voulue dépassionnée, plaisante et parfois amusante, est quand même grosse des inquiétudes du présent. Celui-ci est hanté par la question de la violence politique. On a parfois une vision un peu littéraire et romantique des attentats anarchistes de 1892-1894. Mais si on rappelle le nombre de morts et ses implications (les lois « scélérates » comme les avait baptisées Léon Blum) on se rend compte des similitudes avec aujourd’hui. Car cette vague d’attentats produit des limitations de libertés publiques qui blessent durablement la République. C’est l’éternelle question : jusqu’où va- t-on dans la limitation de nos libertés au nom de la sécurité? Nous vivons une sorte d’obsession avec la comparaison des années 1930, mais on peut aussi trouver dans cet autre moment (La dépression de 1890, le populisme, le boulangisme, l’affaire Dreyfus) beaucoup de concordances des temps.
On vous sent prudent…
Parce que je pense que les historiens doivent agir avec tact et prévenance. Leur savoir est rapidement manipulable et possiblement explosif… Comme dans le film Le Salaire de la peur (1953), ils conduisent un convoi plein de nitroglycérine. À trop les agiter, même des questions anciennes (pensons aux croisades) deviennent inflammables. Voici pourquoi nous nous devons d’opposer régulièrement aux idéologues des appels au calme, c’est-à-dire à la complexité du réel et à la pondération des mots pour le dire.
Et aussi inquiet…
Oui. À titre personnel, je suis un professionnel de l’inquiétude. Je ne suis pas satisfait du monde tel qu’il est : je ne m’en contente pas.
Qu’est-ce qui vous inquiète aujourd’hui?
La capacité des sociétés à renoncer à leurs libertés. La tentation qu’elles éprouvent pour le pouvoir autoritaire, la passion que nous avons pour les murs, les séparations, tout ce qui nous exclut, tout ce qui nous enferme. J’ai l’impression que ce que j’aime est en danger, que mes choix de vie sont de plus en plus minoritaires. Pourtant je ne suis pas du tout décliniste… Notre livre est un livre joyeux, entraînant et grave. À mes yeux, c’est un antidote aux passions tristes, une réponse à tous ceux qui aiment tant se détester – et qui finissent toujours par le faire payer aux autres…
Patrick Artus: « Comment augmenter les salaires »
Patrick Artus: « Comment augmenter les salaires »
Par Patrick Artus chef économiste de Natixis.
La question des bas salaires a été posée avec force avec la crise de la Covid-19. Pendant cette crise, de nombreuses professions mal payées ont joué un rôle central, social, sanitaire ou économique. Depuis, la pression de l’opinion et des politiques est très forte pour une revalorisation des salaires de ces professions. Mais comment faire pour éviter les effets négatifs d’une telle hausse sur l’emploi et l’investissement ? Il faut d’abord distinguer les salariés du secteur public (santé en particulier) et ceux du secteur privé. Dans le secteur public, il est difficile de se référer à la productivité pour juger du niveau des rémunérations. Le salaire d’une infirmière, par exemple, ne peut pas être défini à partir d’une mesure objective de sa productivité ; il doit refléter l’appréciation de son rôle social, que l’Etat doit rémunérer convenablement.
Dans le secteur privé, au contraire, la logique de rentabilité des entreprises est essentielle. A la différence d’une grande majorité des pays de l’OCDE, en France, les bas salaires ont progressé, en termes réels, un peu plus vite que la productivité. Ceci est cohérent avec le fait que le salaire minimum français est élevé (62 % du salaire médian, 35 % à 50 % dans la plupart des pays de l’OCDE). Une hausse des bas salaires (via celle du salaire minimum) aurait un effet négatif fort sur l’emploi peu qualifié en France. Ce ne serait pas le cas dans les pays où le salaire minimum est faible par rapport au salaire médian, comme les Etats-Unis, le Royaume-Uni, le Japon, et l’Allemagne jusqu’en 2015 et la mise en place du salaire minimum.
Augmenter les bas salaires en évitant les effets négatifs sur l’emploi peu qualifié ? Cette hausse pourrait prendre la forme d’une augmentation des salaires minima dans les branches concernées
Prime d’activité. Comment procéder en France ? Nous voyons trois pistes. La première consiste simplement à accroître la prime d’activité. Ce complément de revenu versé par l’Etat aux personnes ayant un emploi et un salaire inférieur à un seuil (1,5 smic pour une personne seule) coûte 10 milliards d’euros ; il est facile de l’augmenter, cela n’accroît pas le coût du travail, mais les difficultés sont de deux ordres : le coût pour les finances publiques ; le fait que pour un travailleur, une allocation publique n’apporte pas la même satisfaction qu’une hausse du salaire procurée par son travail.
La deuxième piste est celle des exonérations de charges sociales. Comme elles ont disparu au niveau du smic, l’idée est de passer à un taux de cotisations sociales négatif sur les bas salaires : l’Etat verserait de l’argent aux entreprises qui emploient des salariés peu qualifiés. Il faudrait un accord entre l’Etat et les entreprises pour répartir ces sommes entre l’augmentation des bas salaires et celle des profits. Cette politique serait coûteuse et elle a l’inconvénient de faire reposer les hausses de salaires sur l’effort de l’Etat et non sur celui des employeurs.
Avec la troisième piste, on changerait complètement de logique. Il s’agit d’augmenter les bas salaires en évitant les effets négatifs sur l’emploi peu qualifié. Cette hausse pourrait prendre la forme d’une augmentation des salaires minima dans les branches concernées. Il faudrait qu’elle s’accompagne d’une revalorisation des prix de vente des entreprises. Si toutes les entreprises d’une branche sont contraintes d’augmenter les bas salaires, on évite que certaines d’entre elles contournent cette hausse et en profitent pour maintenir leurs prix, gagnant ainsi des parts de marché. Il faut bien mesurer les conséquences de cette option : des hausses de prix dans la distribution, la sécurité, le nettoyage, les déchets, etc. Elles supposent que les consommateurs acceptent de payer plus cher un certain nombre de biens et services. Un même consentement est nécessaire pour les entreprises donneuses d’ordre qui achètent des services auprès de leurs sous-traitants (nettoyage, sécurité, transport…). Ce qui implique une baisse de leurs marges bénéficiaires.
En acceptant cette redistribution, la collectivité exprimerait sa solidarité au profit des salariés aux revenus les plus faibles. Faute de quoi, il ne resterait qu’à soutenir les bas salaires par de l’argent public.
Patrick Artus est chef économiste de Natixis et coauteur, avec Olivier Pastré, de L’économie post-Covid (Fayard, 128 pages, 14 euros). Il a aussi écrit 40 ans d’austérité salariale – comment en sortir? (Editions Odile Jacob, 170 pages, 20,90 euros)