La difficile problématique de la démocratie participative
Benjamin Monnery
Maître de conférences en économie, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
François-Charles Wolff
Professeur en sciences économiques, IAE Nantes, IAE Nantes
La plupart des démocraties occidentales connaissent aujourd’hui une défiance croissante à l’égard des élus et une participation électorale en berne. Pourtant, les citoyens expriment fréquemment leur volonté d’être davantage consultés et impliqués dans la prise de décision publique. On voit ainsi fleurir depuis quelques années de nouvelles formes de démocratie participative, comme des référendums locaux, des consultations publiques, des budgets participatifs, des conventions citoyennes, et bientôt peut-être un « préférundum » évoqué par le gouvernement.
Par Benjamin Monnery
Maître de conférences en économie, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
François-Charles Wolff
Professeur en sciences économiques, IAE Nantes, IAE Nantes dans The Conversation
Si de telles initiatives permettent à chacun d’exprimer ses opinions et ses préoccupations, la question de la représentation de l’ensemble de la population est clairement posée. Si certains groupes spécifiques se mobilisent particulièrement lors de ces consultations, alors le manque de diversité peut aboutir à une vision déformée des préférences de la population générale et porter au final préjudice au fonctionnement même de cette démocratie participative.
Dans une étude récente, nous nous sommes interrogés sur les possibles limites de telles consultations citoyennes en termes de représentativité. L’expérience du grand débat national début 2019 apporte un éclairage original à cette question, par son caractère massif (près de 2 millions de Français se seraient exprimés durant cette période) et le contexte politique inédit et clivant du mouvement des « gilets jaunes ».
Un grand débat lancé en plein mouvement des « gilets jaunes »
Le mouvement des « gilets jaunes » a émergé mi-novembre 2018 avec des manifestations sur les ronds-points partout en France.
D’abord motivé par une hostilité aux taxes sur les carburants, au coût élevé de la vie et aux inégalités, le mouvement s’est ensuite élargi pour couvrir un ensemble de sujets liés à la justice sociale, fiscale ainsi qu’à la démocratie. En réponse aux épisodes de violence début décembre 2018, le président Macron a décidé de mettre en place un grand débat national.
En complément de cahiers de doléances dans les mairies et de réunions publiques locales ayant réuni près de 500 000 participants, la création d’une plate-forme numérique (granddebat.fr) ouverte de mi-janvier à mi-mars 2019 a permis d’interroger les Français sur quatre thématiques : la transition écologique, les impôts et les dépenses publiques, la démocratie et la citoyenneté, et enfin l’organisation de l’État et des services publics.
Cette consultation en ligne a connu un succès historique puisque plus de 400 000 participants ont répondu à au moins une des questions fermées posées sur la plate-forme, et plus de 275 000 à l’ensemble des questions.
Sa représentativité reste en revanche une énigme, les répondants au grand débat n’ayant été interrogés sur aucune de leurs caractéristiques (sexe, âge, catégorie sociale ou opinion politique par exemple). Personne ne sait donc si ces 400 000 répondants étaient plutôt jeunes ou vieux, cadres ou ouvriers, ou encore pro ou anti « gilets jaunes ». Tout juste a-t-on pu constater que les codes postaux les plus représentés sur granddebat.fr correspondaient à des zones plutôt riches et ayant particulièrement voté pour Emmanuel Macron en 2017.
Qui étaient les 400 000 participants numériques au grand débat ?
La question de savoir qui sont les participants au grand débat est centrale pour en tirer des conclusions pertinentes, surtout dans le contexte de crise politique des « gilets jaunes ». Les manifestants se sont-ils beaucoup exprimés sur la plate-forme gouvernementale ? Ou bien celle-ci a-t-elle surtout attiré une France favorable au gouvernement et opposée au mouvement ?
Pour le savoir, nous avons tiré profit d’une application Facebook indépendante du gouvernement, dénommée Entendre La France, qui posait 14 questions identiques à celles du grand débat. Les utilisateurs pouvaient également y indiquer leur sexe, leur âge, leur diplôme, ainsi que leur soutien ou non au mouvement des « gilets jaunes ». Au total, plus de 15 000 personnes ont répondu à au moins une question sur l’application et 4 500 à l’ensemble des questions.
A gauche, la plate-forme officielle. A droite, l’application Entendre la France sur Facebook. Entendre la France
La combinaison de ces deux sources de données permet de mieux cerner les participants au grand débat. En comparant statistiquement les réponses données aux mêmes questions par les utilisateurs d’Entendre La France sur Facebook (dont on connait le soutien ou l’opposition aux « gilets jaunes ») et ceux ayant répondu sur la plate-forme officielle grand débat (dont on ne connait aucune caractéristique individuelle), il est possible de déduire ou prédire le profil de ces derniers et en particulier leur soutien ou leur opposition au mouvement des « gilets jaunes ».
Sur la base de modèles prédictifs, nous parvenons à un résultat principal. Alors que 62 % des répondants sur Facebook disaient soutenir le mouvement des « gilets jaunes » et que le taux de soutien dans la population en général était de 52 % selon plusieurs enquêtes d’opinion durant cette période, nos estimations principales suggèrent que le taux de soutien n’était que de 39 % chez les participants sur la plate-forme officielle.
Cet écart dans le soutien au mouvement des « gilets jaunes », avec une différence de 13 points entre les usagers de la plate-forme officielle et l’ensemble de la population française (39 % contre 52 %), est loin d’être anecdotique. Concrètement, cela signifie que les personnes hostiles au mouvement des « gilets jaunes » avaient une probabilité plus élevée de 67 % de contribuer à la plate-forme gouvernementale que celles soutenant le mouvement. Autrement dit, les anti « gilets jaunes » se sont beaucoup plus exprimés que les pro « gilets jaunes » pendant le grand débat. Cette autosélection des participants a donc nécessairement impacté les enseignements qui pouvaient être tirés de cette consultation massive.
Bien sûr, notre étude explore en détail les principaux biais méthodologiques pouvant altérer nos résultats. Par exemple, le fait que les usagers de Facebook soient plutôt jeunes (et selon toute vraisemblance plus jeune que ceux sur la plate-forme officielle) pourrait potentiellement perturber nos estimations. Dans les faits, la correction de tels biais liés à l’âge, le diplôme ou d’autres caractéristiques (par des techniques de repondération et de simulation) n’a que très peu d’impact sur notre résultat principal : il y a bien eu une mobilisation très inégale des Français sur la plate-forme officielle du grand débat, en fonction de leur soutien ou non au mouvement des « gilets jaunes ». Au final, on estime qu’entre 39 % et 45 % des quelque 400 000 participants numériques au grand débat soutenaient le mouvement, soit 7 à 13 points de moins que dans la population française en général à la même époque.
Quelles leçons en tirer ?
Notre étude ne permet pas de savoir si cette autosélection des participants relevait plutôt d’un boycott de la plate-forme officielle par les « gilets jaunes » (ils avaient d’ailleurs créé leur plate-forme autonome) ou bien d’une mobilisation particulièrement forte des opposants au mouvement. Quoi qu’il en soit, nos résultats montrent qu’une initiative de démocratie participative a priori très réussie d’un point de vue quantitatif peut en réalité aboutir à une vision biaisée de l’opinion publique dans son ensemble.
Or cette déformation peut avoir des conséquences très concrètes sur les enseignements qui sont tirés par les décideurs publics. Dans le cas présent, elle a pu influencer ou justifier certaines annonces d’Emmanuel Macron et Edouard Philippe au moment de la restitution du grand débat, qu’il s’agisse notamment de la forte baisse de l’impôt sur le revenu ou des propositions qui ont été écartées (la reconnaissance du vote blanc ou le référendum d’initiative citoyenne par exemple).
De telles décisions politiques, prises de manière unilatérale ou en se basant sur une loupe déformante, peuvent nourrir un sentiment de défiance et une volonté de désengagement de la part des citoyens. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit lors de la deuxième grande initiative de démocratie participative de la Présidence d’Emmanuel Macron, la Convention Citoyenne pour le Climat.
Lancée en avril 2019 à la suite du grand débat, cette convention reposait cette fois sur les discussions et délibérations d’un panel représentatif de 150 citoyens tirés au sort. Néanmoins, malgré la qualité de ce dispositif et des travaux de la convention, plusieurs propositions emblématiques des « 150 » furent écartées par le Gouvernement sans même attendre le débat parlementaire, suscitant un sentiment de gâchis et de trahison…
Au final, ce sont donc la représentativité des participants, puis la traduction politique des opinions exprimées qui constituent les deux enjeux cruciaux d’une démocratie participative véritablement légitime et efficace. Sans forcément toujours passer par un tirage au sort, une bonne pratique facile à mettre en place consisterait à demander aux répondants de renseigner systématiquement leurs caractéristiques sociodémographiques, voire leur orientation politique. Cela permettrait de savoir rapidement si une consultation citoyenne donne une vision plutôt fidèle ou au contraire déformée de l’opinion des citoyens dans leur ensemble.