« Nous tous » : Vraie orientation ou slogan électoral ? (*Tarik Ghezali, fondateur de La Fabrique du Nous)
Sommes-nous encore capables de bien vivre ensemble, tous ensemble, dans un minimum de respect, de compréhension mutuelle et de « communs » ? En un mot, pouvons-nous encore faire Nation ? Rien n’est moins sûr aujourd’hui.
Tribune
La France se fracture socialement (banlieues en 2005, gilets jaunes en 2018, par exemple) et se divise politiquement, comme en témoigne encore la dernière élection présidentielle. La France se polarise : le moindre sujet controversé enflamme la société, le combat l’emporte sur le débat, l’agressivité sur l’empathie.
La France se « tribalise » : les algorithmes des réseaux sociaux, les marchés de l’emploi et de l’immobilier nous enferment dans l’entre-soi de semblables qui pensent et vivent pareil, en défiance vis-à-vis des autres. Pour 6 Français sur 10, « on n’est jamais assez méfiant vis-à-vis des autres », 10 % de plus qu’en 2012 (Credoc). La France isole : la solitude explose depuis 10 ans, notamment chez les personnes âgées et, fait nouveau depuis la Covid, chez les jeunes ; d’après la Fondation de France, 1 Français sur 4 est désormais en situation d’isolement ! Enfin, la France se fige : il faut 6 générations pour sortir de la pauvreté, l’un des plus mauvais scores de l’OCDE.
Il y a donc urgence. Urgence à refabriquer du commun, à retisser un « Nous » national, maille par maille… Comment ? En mobilisant à la fois la main, le cœur et la tête.
« La main » de l’action : paradoxalement, il n’y a jamais eu autant d’initiatives créatrices de lien social, à l’œuvre sur le terrain. Elles connectent des milieux sociaux différents, relient les générations, brisent la solitude, désenclavent les territoires… Elles rapprochent les gens à coup de mentorat, d’habitats inclusifs avec des personnes vulnérables, de tiers-lieux, de communautés d’entraide, d’écoles ouvertes et « augmentées », d’Ehpad « hors les murs » et de bien d’autres innovations qui bénéficient à tous.
Aujourd’hui formidables mais marginales, ces forces de lien peuvent demain devenir majoritaires et banales… Cela est à la fois socialement souhaitable, économiquement efficient et techniquement faisable, sous réserve d’une double volonté politique et citoyenne.
« Le cœur » qui fait vibrer : qu’est-ce qui nous émeut encore ensemble, au-delà des grandes victoires sportives ou hélas des attentats terroristes ? Formulons ici une hypothèse : nous pouvons retrouver de l’émotion partagée dans l’acte de s’engager pour les autres ; de donner un peu de son temps, de son argent, de son réseau, de ses compétences ou tout simplement de sa chaleur humaine à des personnes qui en ont besoin.
Nous sommes des êtres sensibles, interdépendants et « endettés » les uns envers les autres, avec des devoirs d’attention réciproque. D’autant plus que, par la magie de la fraternité, lorsque l’on s’engage, on reçoit bien davantage ! Reconnectons-nous donc émotionnellement par l’altruisme. Pour que demain, l’engagement devienne un réflexe français, accessible et désirable par toutes et tous.
La « tête », enfin, celle qui produit et défend des idées : nous, « progressistes », qu’avons nous à opposer au « grand remplacement », à la « remigration » et à tous ces récits de division qui, s’ils n’ont pas gagné dans les urnes, ont néanmoins gagné du terrain dans les esprits ?
Soyons lucides et reconnaissons que « nos » mots – vivre-ensemble, diversité, intégration… – ne fonctionnent plus. Ils apparaissent galvaudés et à bout de souffle. Relevons donc ce beau défi de réinvention narrative ! De ces nouveaux récits à venir découleront aussi de nouvelles propositions de politiques publiques, à même de faire la différence.
Dans une France fatiguée et aux mille fractures, l’unité nationale ne se décrète pas, c’est un combat de tous les jours et de « chacun pour tous ».
Ce chantier du « Nous tous » constitue ainsi l’autre grand défi du quinquennat, à côté de celui, déjà explicité, de la planification écologique. Il a vocation à être porté également au plus haut niveau du gouvernement, celui de la Première ministre, et incarné par le président de la République.
Ce n’est pas un luxe mais un impératif : nous devons apprendre à nous mélanger ou nous sommes condamnés à nous déranger.
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*Tarik Ghezali a 44 ans et vit à Marseille. Entrepreneur du bien commun, il a co-fondé et co-développé plusieurs initiatives dédiées à l’intérêt général : le Mouvement des entrepreneurs sociaux (devenu Impact France), réseau de dirigeants engagés sur leurs territoires ; le Labo de l’économie sociale et solidaire (think tank) ; Marseille Solutions, accélérateur d’innovations territoriales. Et depuis peu, la Fabrique du Nous, fabrique d’idées et de projets pour une société plus fraternelle. Ingénieur de formation (Centrale Paris), co-auteur de Démocratiser l’économie (Grasset, 2010), Tarik Ghezali est aussi fellow 2013 du German marshall fund of United States et chevalier de l’ordre national du mérite (2018).
Tarik Ghezali, fondateur de La Fabrique du Nous