Opposition police-justice: un manque de confiance dans la démocratie
Par
Anne-Charlène Bezzina
Constitutionnaliste, docteure de l’Université Paris 1 Sorbonne, Maître de conférences en droit public à l’université de Rouen, Université de Rouen Normandie
Les protestations de policiers à Marseille, et leur débrayage ont essaimé dans d’autres régions de France après qu’un fonctionnaire de police ait été placé en détention provisoire suite à des faits survenus en marge des émeutes récentes.
La mesure avait été contestée par certains syndicats, et dénoncée par Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale, engendrant de vives tensions avec la magistrature et le monde politique.
Frédéric Veaux avait notamment déclaré : « je considère qu’avant un éventuel procès, un policier n’a pas sa place en prison ». La phrase avait créé une vaste polémique autour de l’indépendance de la justice et de la légitimité de la détention des forces de l’ordre dans le cadre d’un procès. Pourtant, de forts principes constitutionnels demeurent présents et peuvent être l’outil d’apaisement de ce moment de crise institutionnelle.
En 2022, le secrétaire général du syndicat Alliance avait pu déclarer : « le problème de la police, c’est la justice ». Ces deux fleurons de la fonction publique française et piliers de l’état de droit sont en effet, constitutionnellement, placés en étroite relation antagoniste.
Le premier principe qui gouverne leur rapport est le principe de séparation des pouvoirs rappelé par l’article 16 de la Déclaration de 1789 – déclaration qui a la même valeur que la Constitution elle-même depuis une décision du Conseil constitutionnel du 16 janvier 1971 – qui est promu en France comme « garantie » de l’existence même de la Constitution et comme principe d’organisation de la société démocratique.
Cette séparation des pouvoirs n’est pas seulement proclamée par de grands textes et de grands auteurs, elle fait l’objet d’une mise en pratique organisée par le texte même de la Constitution du 4 octobre 1958 qui reprend le dogme de Montesquieu de l’organisation de l’État en trois pouvoirs : judiciaire, exécutif et législatif.
Ces derniers sont séparés dans leurs fonctions afin que chaque « pouvoir arrête le pouvoir » comme le rappelle la maxime issue de L’esprit de loi, 1748. De tels mots ne signifient certes pas une absence totale de circulation mais a minima que chacun des trois pouvoirs puisse être garanti de son « indépendance ».
D’autres principes viennent seconder la séparation des pouvoirs pour la garantir effectivement. Ainsi en est-il du gouvernement qui « dirige » les administrations (article 20 de la Constitution) mais surtout du dogme de l’article 64 de la Constitution qui proclame « l’indépendance de la justice » judiciaire (l’indépendance des juges administratifs est quant à elle garantie par la jurisprudence du Conseil constitutionnel) telle que garantie par le président de la République et le Conseil supérieur de la magistrature.
Appliquée au cas présent, cette maxime signifie donc bel et bien que nul ne peut revenir sur une décision de justice et que seule la justice peut être amenée à trancher un cas d’espèce en fait, en droit et en autorité.
Un principe général anime ainsi l’action des juges depuis Saint Louis, le principe d’égalité devant la loi et la justice (proclamé par l’article 6 de la Déclaration de 1789) signifiant que les administrations, les policiers, les chefs d’État comme les citoyens ordinaires sont tous logés à la même enseigne.
Les juges sont également tenus à l’individualisation des peines (article 8 de la Déclaration de 1789) qui impose qu’une décision de justice soit nécessairement prise en considération des faits d’une espèce, des circonstances ayant animé l’auteur de l’acte, etc.
Aussi, si l’on place suffisamment de confiance dans l’état de droit, toute décision de justice prise à l’égard de n’importe quelle autorité, personne ou institution est prise suivant des conditions d’indépendance de manière la plus en adéquation avec les faits de l’espèce, comme cela est garanti par la Constitution.
Il n’est pas anodin qu’ici, les premières réactions aux propos du directeur général de police nationale soient venues du conseil supérieur de la magistrature, organe garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire, qui s’est logiquement positionné comme chantre du rétablissement de la paix entre ces administrations.
Il ne faut pour autant pas omettre les faits de l’espèce : un policier en exercice est mis en cause dans l’exercice du maintien de l’ordre pour des violences (délit pénal) et a ainsi été jugé par un juge indépendant, ainsi qu’un autre : le juge des libertés pour décider de sa détention provisoire.
Outre que les conditions de la détention provisoire sont prévues par le code pénal et qu’elles ont nécessairement été respectées en l’espèce par des circonstances liées à l’individualisation de la peine et du prononcé de cette mesure provisoire (la loi est la même pour tous), il est nécessaire de rappeler que lorsqu’un fonctionnaire se rend coupable de délits pénaux, il est justiciable de la justice ordinaire et redevient un simple citoyen.
Comme tout agent public, le policier peut également être poursuivi par sa hiérarchie, au niveau disciplinaire, indépendamment des poursuites pénales. La loi est « dure » (dura lex sed lex), elle ne prévoit donc aucune complaisance pour les fonctionnaires du maintien de l’ordre.
Il reste la particularité de leur mission. Celle-ci est garantie par leur serment, cf. Art. L. 434-1 A. :
« Préalablement à sa prise de fonctions, tout agent de la police nationale ou de la gendarmerie nationale déclare solennellement servir avec dignité et loyauté la République, ses principes de liberté, d’égalité et de fraternité et sa Constitution par une prestation de serment. »
Cette mission place les agents en gardiens du respect de la loi, et peut justifier que leur hiérarchie considère moralement qu’un « policier n’a pas sa place en prison » dans le cadre d’une détention provisoire.
Toutefois, la réalité se trouvant, comme toujours en droit constitutionnel, dans la nuance, les organes de garantie de l’indépendance judiciaire ont – avec autant de force et de contradiction pourtant – raison de répliquer que seuls les juges peuvent rendre la justice. De plus, on objectera que tout fonctionnaire est tenu au respect d’une obligation cardinale issue non seulement des textes mais de la jurisprudence et de la pratique : celle de neutralité de sa parole et son action (qualifiée de devoir de réserve), expliquant le caractère rare et particulièrement commenté de la prise de parole du président de la police nationale.
En matière de relation entre police et justice, le paradoxe dû à la porosité des frontières est partout.
D’abord du fait que les juges sont des fonctionnaires qui reçoivent, à ce titre, comme toutes les administrations (rappelons le dogme de l’article 20 de la Constitution) des ordres émanant d’un ministre, celui de la justice, qui peut leur adresser des instructions (le Conseil constitutionnel le rappelle. Ceci semble directement contredire l’indépendance de ses juges.
Enfin parce que le président de la République est le garant de l’indépendance de la justice, ce qui paraît contradictoire avec sa qualité de première autorité administrative de la France.
Pourtant, l’administration peut garantir l’indépendance des juges autant que l’intégrité des forces de l’ordre dans un état de droit. C’est d’ailleurs ce que martèle l’article 64 qui place la confiance dans les mains du président afin qu’il exerce clairement ses fonctions dans le respect de l’indépendance de l’autorité judiciaire. C’est la mission d’arbitrage que lui assigne l’article 5 de la Constitution et qu’Emmanuel Macron a rappelé dans son discours concernant l’affaire en cours.
L’un des seuls facteurs de fonctionnement du système – dont l’existence n’est pas directement prévue par les textes – est celui de la confiance dans l’autorité judiciaire, dans l’exercice du maintien de l’ordre, dans l’égalité devant la loi mais surtout dans la démocratie.
Malheureusement, dans un climat politique délétère, toute prise de parole publique est susceptible d’alimenter un incendie de défiance. Le rappel des principes républicains permet seul de percevoir la contre-productivité de toute tension entre police et justice qui n’ont qu’un but commun : celui de l’apaisement des conflits inter-individuels au fondement de toute société moderne depuis des siècles.