Ukraine: odeur de gaz et de guerre
Un article de Jean-Michel Bezat évoque dans le Monde les liens entre les risques de guerre en Ukraine et la question du gaz russe (extrait)
La Russie fournit un tiers du gaz de l’Union européenne, ce qui la place en position de force. Mais c’est oublier que le président russe, Vladimir Poutine, n’a pas toutes les cartes en main.
L’Europe entre dans l’hiver, et la question n’est plus de savoir si elle aura du gaz pour se chauffer et faire tourner les usines, mais à quel prix. Il s’est enflammé ces dernières semaines et coûte six fois plus cher qu’il y a un an. La facture des particuliers et des industriels sera lourde en 2022. Le fonctionnement du marché européen s’y prête, le contexte économique aussi : la demande est forte en cette saison, l’activité reste soutenue malgré la menace du variant Omicron du SARS-CoV-2, les stockages affichent un niveau très bas (63 %) et l’arrêt inattendu de centrales nucléaires françaises accroît les tensions.
S’il n’y avait que cela… Les cours du gaz, et par extension ceux de l’électricité, évoluent aussi sur fond de bruits de bottes russes aux frontières orientales de l’Ukraine. La Russie fournit un tiers du gaz de l’Union européenne (UE). Cette part, supérieure à celle de la Norvège et de l’Algérie réunies, met Vladimir Poutine en position de force pour tirer un double bénéfice, financier et politique, de la situation. Le président russe joue depuis des mois de ce pouvoir de marché en demandant à Gazprom de ne pas exporter plus que prévu par ses contrats avec les clients européens.
Un projet cristallise les tensions avec les Vingt-Sept, qui se disent prêts à faire payer un « prix énorme » à la Russie en cas d’agression de l’Ukraine : Nord Stream 2, un pipeline à 10 milliards d’euros financé par Gazprom (50 %) et cinq groupes européens d’énergie, dont le français Engie. Long de 1 230 kilomètres, il doit acheminer le gaz russe jusqu’en Allemagne en passant sous la mer Baltique, évitant ainsi des pays de l’ex-bloc soviétique (Ukraine, Pologne, pays baltes) devenus membres de l’UE ou attirés dans l’orbite occidentale.
Ce corridor énergétique, achevé en septembre, peut livrer 55 milliards de m3 de gaz par an, près des deux tiers de la consommation allemande. Sa mise en service a été suspendue outre-Rhin par l’autorité de régulation de l’énergie pour non-conformité au droit européen. Elle attendra l’été au mieux, et sera peut-être reportée sine die par l’Europe en cas d’escalade militaire – y compris avec l’appui politique de Berlin. Une telle décision de la nouvelle coalition trancherait sur la position d’Angela Merkel, qui avait soutenu bec et ongles Nord Stream 2 face aux pressions de Donald Trump et de plusieurs pays d’Europe de l’Est.
Joe Biden a finalement donné son feu vert au lancement du pipeline en dérogeant aux sanctions « dans l’intérêt des Etats-Unis ». Il admet désormais être allé trop vite en besogne, puisque son blocage est désormais présenté à Washington (et à Bruxelles) comme une réponse prioritaire à tout aventurisme russe. Avec quelles chances de succès ? Jusqu’à présent, le gel d’avoirs, les listes noires d’homme d’affaires et de banques, l’interdiction de recourir au dollar ou l’embargo sur des équipements pétroliers décidés à la suite de l’annexion de la Crimée en 2014 ont handicapé la Russie, sans la mettre à genoux.