Obsolescence de l’homme avec l’intelligence artificielle ?
Ingénieure diplômée de l’École polytechnique, spécialiste de l’intelligence artificielle et co-autrice de « Intelligence artificielle » La nouvelle barbarie » (éditions du Rocher, 2019), Marie David fait le point dans Marianne
L’intelligence artificielle (IA) ChatGPT, capable de converser « intelligemment » et d’émettre des avis pertinents, crée beaucoup d’engouement sur Internet. Le comprenez-vous ?
Marie David :Oui, car même si les technologies utilisées pour faire tourner ChatGPT existent depuis longtemps, c’est la première fois qu’un modèle aussi performant est mis à disposition du grand public. En effet, contrairement aux modèles précédents développés par OpenAI, qui apprenaient à répliquer des motifs à partir d’un corpus donné, ChatGPT a été ré-entraîné par des techniques complémentaires dites de « réapprentissage renforcé ». Cela signifie que le modèle a été entraîné afin de pouvoir donner des réponses plus proches de celles que fournirait un être humain. En résumé, ChatGPT offre une variété très impressionnante de fonctionnalités et une vraie versatilité. On peut l’utiliser pour lui demander des informations sur de nombreux sujets, traduire un texte, rédiger des mails ou des textes simples, comprendre des lignes de code informatique ou en écrire… Les applications sont immenses.
« Il faut donc envisager un monde où les productions des IA trouvent leur place au sein des productions humaines. »
En revanche, il faut préciser que ChatGPT n’est que la suite de progrès incrémentaux [c’est-à-dire qui découlent des améliorations de l’existant – N.D.L.R.] dans ce domaine de l’IA qui est celui de l’apprentissage statistique [type de méthodes qui se fondent sur les mathématiques et les statistiques pour donner aux IA la capacité d'« apprendre » à partir de données – N.D.L.R.]. Il n’y a pas de magie, ni d’ailleurs d’intelligence derrière cette IA, qui, comme les autres modèles de deep learning, requiert des milliards d’heures de calcul et des volumes faramineux de données pour être entraînée.
Dans le même temps, Midjourney transforme les textes en dessin. L’homme risque-t-il d’être dépassé par l’IA dans la création artistique ?
Dans la création artistique, oui bien sûr, et dans de nombreux autres domaines. Plutôt que dépassé, j’utiliserai le mot « remplacé ». Aujourd’hui les IA peuvent produire des images, composer des morceaux, écrire des articles de journaux ou de blog (comme GPT-3, l’ancêtre de ChatGPT), traiter des conversations sur des scripts simples (par exemple comprendre le problème d’un consommateur et l’orienter vers un service client), voire écrire des livres, comme en publie la jeune maison d’édition Rrose édition. Une IA n’écrira jamais Ulysse (James Joyce, 1922) ni l’Homme sans qualité (Robert Musil, 1930), mais elle peut sans problème produire un texte équivalent à 90% de ce qui couvre les tables des libraires. Cela donne lieu à des réflexions fascinantes sur le rôle de la moyenne et de la régularité.
Tant que les productions humaines restent dans une certaine régularité, une IA peut sans problème les remplacer. Mais n’y a-t-il pas par essence de la moyenne, de la régularité dans toutes les productions humaines, des répétitions dans une école de peinture ? Dans les compositions d’un musicien ? Il faut donc envisager un monde où les productions des IA trouvent leur place au sein des productions humaines, ce qui pose des questions fascinantes.
« L’obsolescence de l’homme » dont parlait le philosophe Günther Anders, en 1956, est-elle toute proche ?
Je vais vous répondre d’une façon provocatrice : ce qui m’étonne c’est que finalement les IA soient si peu utilisées. Nous pourrions en réalité remettre beaucoup plus de nos décisions de la vie de tous les jours aux IA, automatiser beaucoup plus d’emplois, et leur faire produire beaucoup plus de choses (des livres, des films). Je ne dis pas que c’est souhaitable, simplement que c’est techniquement possible. Mon interprétation est que nous avons malgré tout une répugnance instinctive à nous faire remplacer par des machines, qui fait qu’au-delà de leur coût encore prohibitif et de leur complexité, nous rechignons à utiliser les IA à leurs pleines capacités.
Finalement, les grandes évolutions scientifiques mettent des dizaines voire des centaines d’années à se diffuser dans le reste d’une culture. La révolution copernicienne s’est étendue sur plus de 150 ans. Il est trop tôt pour nous pour comprendre en quoi cette technologie va profondément modifier notre façon de travailler et d’interagir avec la machine. Ce qui est le plus inquiétant, c’est l’anthropomorphisation inévitable de notre relation avec des algorithmes comme l’avait montré Shelly Turkle dans son remarquable essai Seuls ensemble (traduit par les éditions L’échappée en 2015).
Nous ne pouvons nous empêcher de prêter des sentiments humains et en tout cas d’en éprouver vis-à-vis d’un artefact (qu’il soit un robot ou comme ChatGPT un chatbot) qui simule soit des caractéristiques du vivant, soit des facultés cognitives comme celles de l’homme. Les créateurs de ChatGPT ont d’ailleurs été sensibles à ce problème puisque l’algorithme vous rappelle très régulièrement qu’il n’est qu’une IA.
L’autre développement inquiétant c’est que nous devons de plus en plus travailler au service des IA : en effet pour préparer les immenses volumes de données sur lesquelles les IA sont entraînées, il faut des petites mains pour classifier et annoter les données. Ce sont des tâches répétitives et mal payées, nécessaires cependant pour avoir des IA performantes. Un nouveau prolétariat au service des machines pourrait ainsi se développer