La stratégique transition numérique
Thibault Lanxade et Alexandre Zapolsky dirigeants de Jouve et de Linagora, insiste sur le caractère stratégique de la transition numérique (chronique dans l’Opinion)
Formulée noir sur blanc, comme telle, dans son programme de campagne pour la présidentielle de 2017, la promesse du candidat Emmanuel Macron était belle : « Par-delà la dématérialisation des services publics, l’Etat doit devenir un “Etat plateforme”, qui s’appuie sur les contributions de la multitude des usagers pour améliorer les services existants ou en créer de nouveaux. Cela permettra de fournir de nouveaux services plus simples, plus performants et mieux adaptés aux besoins. Nous créerons un compte citoyen en ligne (site et application), qui rassemblera sur une même interface tous les droits, notamment ceux liés à la santé, à la trajectoire professionnelle, à la formation, à la situation fiscale, aux droits civiques. Ce point d’entrée unique facilitera les relations avec l’administration, et permettra d’avoir plus facilement l’information. Nous créerons une banque de données numériques réutilisables. »
Les acteurs du secteur étaient alors unanimes : ce projet était astucieux, moderne. Il témoignait d’une véritable connaissance des enjeux et d’une volonté de rupture par rapport aux habitudes et aux réflexes du monde d’avant.
Vive la métaplateforme ! Il s’agissait, alors, de créer au niveau de l’Etat une métaplateforme numérique, une « plateforme des plateformes » qui transforme les principes d’organisation et les modes d’action de l’État et qui, à l’image des grandes entreprises du numérique – principalement les GAFAM –, mette en place des dispositifs d’interface et d’intermédiation permettant de faciliter les échanges d’informations ainsi que la production de biens et services.
A cette métaplateforme, d’autres plateformes satellites innovantes, issues du monde bouillonnant du numérique allaient pouvoir s’agréger pour servir l’intérêt général. Ce type d’organisation avait été décrit par Nicolas Colin et Henri Verdier, deux entrepreneurs du numérique français, dans leur livre L’Age de la multitude, publié en 2012. L’objectif était double : d’une part, accélérer la révolution numérique en partant du principe que les flux d’intelligence et de créativité se situent désormais dans la « multitude », c’est-à-dire davantage à l’extérieur qu’à l’intérieur des organisations. Et d’autre part, de stimuler l’engagement citoyen qui favorise et utilise l’innovation du plus grand nombre et qui garantisse des ressources accessibles à tous.
En appliquant ce concept, l’Etat proposait de faire son aggiornamento numérique. La logique de silos ? Balayée ! Avec cette proposition, Emmanuel Macron portait une vision ambitieuse et innovante d’une organisation numérique transversale des services publics pour plus d’efficacité et de réactivité face aux attentes des concitoyens. Dans le même temps, cette révolution permettait à la France de se protéger des appétits des géants du numérique extra-européens dont les solutions, parce qu’elles règlent et facilitent une partie de notre quotidien, se substituent progressivement à l’Etat, contribuant ainsi à sa fragilisation.
L’histoire se répète… Plus de trois ans après ces déclarations, il faut convenir que le chemin reste encore long pour matérialiser cette ambition. Certes, la French Tech a pris son envol. Nos start-up témoignent aux quatre coins du monde de l’ingéniosité de nos talents, attirant les investisseurs, suscitant les fiertés nationales. Mais le montant des levées de fonds ne peut en aucun cas être un critère suffisant pour évaluer la réussite de la révolution numérique que la France doit impérativement mener pour rester compétitive face à ses concurrentes.
Malgré le rôle majeur joué par les innovations numériques au cours de cette crise de la COVID19, et notamment pendant le confinement, ayant contribué « à la résilience de la Nation » pour le président de République, force est de constater que le monde d’aujourd’hui ressemble étrangement à celui d’hier. A la place de la métaplateforme promise, ouverte et accessible sont apparues des « mégaplateformes » cloisonnées, fonctionnant en silos, avec pour leader technique les acteurs majeurs du secteur.
Les 7 milliards d’euros du plan de relance seront-ils mis au service de cette nouvelle ambition affichée de « bâtir ensemble la souveraineté numérique de la France » ?
Un tel outil, en proposant des solutions agiles, plug and play, aurait facilité une digitalisation massive des TPE, PME et commerçants en leur permettant d’utiliser les briques technologiques adaptées à leurs besoins. Cette métaplateforme les aurait probablement aidés à mieux anticiper cette seconde vague…
On peut, à juste titre s’interroger sur la structuration du plan de relance, et notamment sur la répartition proposée de ces 7 milliards d’euros. Seront-ils véritablement mis au service de cette nouvelle ambition affichée de « bâtir ensemble la souveraineté numérique de la France » ? Il suffit de regarder les derniers résultats des appels d’offres lancés par les structures gouvernementales pour être convaincu que le changement de paradigme n’a pas encore eu lieu. Nous sommes manifestement au cœur du sujet, fortement porté par le Président de la République, de l’accomplissement des « derniers mètres », ceux de la concrétisation effective d’une ambition politique.
Que ce soit au ministère de l’Intérieur, à la Justice, à Bercy, à la Défense, au ministère du Travail ou en interministériel, les grands référencements AMOA, MOE, TMA sont captés en très grande majorité par les entreprises de services numériques (ESN) françaises et internationales. Bien entendu, elles promettent d’associer l’ensemble des acteurs de cet écosystème et jouent la carte du « collaboratif ». Mais tiendront-elles leur promesse ? En France, historiquement, les relations entre les grandes entreprises numériques et les autres n’ont pas jamais été équilibrées. Les rapports de force ont toujours joué en faveur des premières et au détriment des secondes. Pour quelles raisons le cours de l’histoire changerait-il ?
Est-il trop tard ? Nous ne le pensons pas.
Face au risque de voir l’Etat se faire ubériser par des géants numériques basés hors d’Europe, une ambition à la petite semaine n’a aucun de sens
Revenons tout simplement à l’idée de départ : la révolution culturelle. Il s’agissait de structurer en profondeur l’armature numérique de l’Etat et des services publics en coconstruisant une plateforme ouverte, collaborative, réactive. Certains diront que cette révolution est trop ambitieuse. Mais, face au risque de voir l’Etat se faire ubériser par des géants numériques basés hors d’Europe, une ambition à la petite semaine n’a aucun de sens. La demi-mesure serait même dangereuse.
Par ailleurs, il faut bien avoir conscience que la difficulté de passer d’une architecture verticale à une architecture horizontale n’est pas d’ordre technique. Nos entreprises, et nous le précisons, toutes nos entreprises quelle que soit leur taille, sont en mesure de répondre aux défis technologiques posés par cette révolution que nous appelons de nos vœux. Mais la difficulté s’avère être d’ordre culturel… Si l’on veut réellement changer de système pour créer un Etat moderne, efficace, réactif, économe qui défende pleinement les intérêts des citoyens et protège notre souveraineté, le plus simple, mais peut-être aussi le plus difficile, est de changer de mentalité.
Thibault Lanxade est PDG du groupe Jouve et Alexandre Zapolsky est président de Linagora.
Comment faire de la France un grand du numérique
Comment faire de la France un grand du numérique
Par Laurent Gerin, Président des opérations de CGI pour l’Europe de l’Ouest et du Sud qui explique ses espoirs pour faire de la France un grand du numérique dans le journal la Tribune
Qui aurait pu par exemple imaginer avant cette crise que des millions de salariés – un sur cinq précisément en France et plus de deux sur cinq en Ile-de-France – puissent être mis en télétravail du jour au lendemain, permettant ainsi aux entreprises de maintenir leur activité et préserver des milliers d’emplois ? Comment aurions-nous pu permettre aux consommateurs de s’approvisionner pendant le confinement avec les contraintes sanitaires que nous connaissons, sans le e-commerce ? Et comment les administrations et les services de l’Etat auraient-ils pu continuer de fonctionner, assurant ainsi la continuité de leur mission de service public et d’éducation sans la technologie ? La France vient de vivre le plus grand moment de transformation numérique de son histoire et les usages numériques développés pendant la période de confinement viennent, hélas, confirmer la supériorité de solutions extra-européennes.
C’est un fait, le numérique va être un facteur déterminant pour assurer le rebond de notre économie et permettre, ensuite, sa reconstruction. Pourtant, notre pays n’a pas encore pris toute la mesure de cette nouvelle donne. Certes, le numérique est désormais enseigné – un peu – à l’école. Certes, le secteur a obtenu un plan de relance de sept milliards d’euros, et nous nous en réjouissons. Certes, le monde entier nous envie nos licornes, start-up, et nos talents – entrepreneurs, chercheurs, développeurs – sont recrutés par les géants du numérique mondial, GAFAM en tête. Même si les progrès sont réels, il va nous falloir faire beaucoup plus pour inciter, éduquer, former. Inciter nos entrepreneurs, nos collectivités et nos concitoyens à croire dans le potentiel du numérique et investir massivement dans ce secteur. Éduquer nos jeunes, filles et garçons, et les intéresser aux métiers de cette filière. Former les exclus du marché du travail, tels que les chômeurs ou encore les travailleurs en situation de handicap, en privilégiant la reconversion vers les métiers du digital.
Pour soutenir une politique ambitieuse en matière d’innovation et de digitalisation, il sera aussi indispensable de déployer une politique de démystification, pour en finir avec le vieux paradigme d’une « informatique destructrice d’emplois » et enfin envisager le numérique comme un moteur de l’évolution des métiers. L’histoire du 19ème siècle et sa révolution industrielle nous l’a déjà prouvé dans le secteur de l’agriculture. Des milliers d’emplois ont certes été détruits par l’industrialisation, mais cela ne nous a pas empêchés d’avoir aujourd’hui une des agricultures les plus performantes au monde. L’intelligence artificielle et les nouvelles technologies rendront probablement certains métiers obsolètes mais de nouveaux besoins en compétences émergeront rapidement. Charge à nous d’éduquer les jeunes générations et former aux emplois de demain.
En ce qui concerne l’éducation justement, le renforcement du programme d’éducation au numérique dès la maternelle ou la création d’un baccalauréat général « Humanités & Numérique » pourraient être des pistes intéressantes à explorer. En matière d’emploi, on pourrait imaginer le développement des filières de reconversion vers les métiers du numérique pour les demandeurs d’emploi ainsi que la création d’un bureau de prospective des métiers et des compétences du numérique avec pour mission de gérer cette tâche de reconversion et de réinsertion. Enfin, le développement d’outils numériques pour permettre aux personnes en situation de handicap d’accéder à l’emploi dans des conditions optimales, la défiscalisation des coûts liés à l’adaptation du poste de travail et la mise en place d’outils collaboratifs permettant le télétravail pourraient être des pistes pour améliorer l’insertion professionnelle des personnes en situation de handicap.
Il est temps que les entreprises, l’Etat, les collectivités territoriales et le monde éducatif s’unissent pour enfin changer de paradigme en lançant un véritable « Grenelle du Numérique » pour la France. Il est temps d’investir massivement pour doter notre économie des talents dont elle a besoin. Ils contribueront à faire de notre pays une grande Nation du numérique.
A l’heure où le monde s’interroge sur l’évolution du virus et sur l’hypothèse de futures vagues, il nous faut agir et vite. Nous avons l’immense chance d’avoir en France une économie solide et résiliente et de pouvoir compter sur les salariés et entrepreneurs parmi les plus engagés et talentueux au monde. L’innovation et notre capacité à nous adapter seront les clés qui nous permettront de trouver les alternatives, les solutions et les opportunités dont nous avons collectivement besoin pour surmonter les impacts de cette crise sans précédent. La France sait mobiliser ses forces vives pour atteindre les objectifs qu’elle se fixe. Elle l’a prouvé à de très nombreuses reprises dans sa longue histoire. Il nous faut retrouver non pas les mêmes méthodes – les temps ont changé – mais ces ingrédients indispensables à toute aventure humaine collective : l’ambition, la solidarité et l’enthousiasme. Nous pourrons alors aborder le monde d’après sereinement.