IA : ni intelligente ni artificielle
OPINION. Depuis quelques mois voire quelques années, il n’y a que peu de discours dans le battage médiatique où l’intelligence artificielle n’est pas honnie ou encensée. Entre contempteurs et laudateurs, le débat autour de l’intelligence artificielle (IA) a peu à peu fait place à un combat d’initiés, dont une large part de la population se sent exclue. Par Mohammed Sijelmassi, CTO chez Sopra Steria ( La Tribune)
Pour les laudateurs, plus un seul produit, plus une seule plaquette publicitaire, plus un seul service n’est évoqué sans qu’il ne soit mention de « machine learning » ou d’algorithmes. Ces mêmes discours sont généralement agrémentés de quelques mots magiques ou « buzzwords » comme « apprentissage profond », « renforcement », « frugalité », sans oublier bien sûr les notions d’éthique et de confiance, particulièrement à la mode ces derniers temps.
L’intelligence artificielle (IA) en vient même à être « personnifiée » même si celle-ci n’est, bien qu’extrêmement complexe, qu’une technologie : l’IA devenant l’alpha et l’oméga de notre existence, la réponse rêvée à l’ensemble de nos problèmes. L’avancée majeure que constitue le développement de l’IA, laisse en effet entrevoir des possibilités presque infinies. Les gains de productivité se font eux déjà sentir pour les entreprises ayant pris le virage de cette technologie. Le cabinet McKinsey estime que d’ici 2030, l’IA pourrait apporter 1,2% de croissance annuelle supplémentaire au niveau mondial.
L’emploi d’outils et de techniques d’Intelligence Artificielle ouvre de nouvelles perspectives dans de nombreux domaines tels que l’éducation, l’industrie, les transports, l’agriculture et bien d’autres.
Les contempteurs quant à eux naviguent entre « la dictature supposée des algorithmes », le grand remplacement de l’homme par la machine et autres théories dystopiques. Plus terre à terre et loin des thèses et univers dystopiques, l’utilisation des algorithmes à des fins de surveillance, de réorganisation du travail ou encore l’impact énergétique de certaines technologies, posent en réalité des questions bien plus légitimes. Les craintes que suscite l’IA sont par ailleurs au centre du rapport Villani de 2018, « Donner un sens à l’Intelligence Artificielle ». Cédric O, évoquait régulièrement la question de la fracture numérique, traduisant une réelle préoccupation jusque dans les plus hautes sphères de l’Etat.
Bien qu’offrant de formidables opportunités, l’IA accélère la montée en puissance du numérique dans nos sociétés tout en complexifiant sa maitrise. Dans un tel écosystème forgé par les algorithmes, seuls les utilisateurs dotés d’un certain niveau de connaissance et de maîtrise peuvent garder leur entier libre arbitre, comprendre leur environnement et ne pas se laisser enfermer dans une bulle.
Convenons néanmoins qu’entre laudateurs et contempteurs il existe un chemin qui tout en reconnaissant les apports de la technologie n’occulte ni les biais ou les menaces que certains usages peuvent produire. Ne jetons pas tous les apports de l’IA dans l’imagerie médicale et la détection précoce de cancers sous prétexte que la reconnaissance faciale généralisée peut être un danger pour nos libertés, pas plus que nous ne devrions mettre en cause une part de nos libertés pour faciliter la lutte anti-blanchiment.
« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » disait-on déjà il y a quelque cinq cents ans.
Même si nombre d’organisations, de scientifiques ou de membres de la société civile, se mobilisent pour faire de l’éthique de l’IA un point central, devons-nous, pour autant, laisser cette charge à la seule discrétion des initiés ou n’avons-nous pas à démocratiser le savoir, à faire en sorte que la compréhension de la technologie, de ses capacités et de ses limites devienne le fait de tous et que l’IA ne soit ni divine ni l’incarnation du démon.
L’IA est, à juste titre, un levier de puissance incontournable… à condition que cette technologie soit accessible à toute les sphères de la société et ne soit pas l’apanage d’une partie seulement de la population. Ainsi, prévenir le développement des fractures numériques et un enjeu décisif. L’intelligence artificielle est donc un phénomène qu’il convient d’aborder sous ses différents aspects : se focaliser uniquement sur les opportunités qu’elle amène, c’est occulter les déboires qu’elle peut occasionner. La capacité des États à se doter d’une stratégie permettant de développer leur niveau technologique tout en assurant une éducation numérique satisfaisante à leur population sera déterminante afin de bénéficier de l’IA sans en subir les revers.
A un moment, où la science est parfois décriée, où les théories complotistes fleurissent à dessein ou par méconnaissance, faisons en sorte que dans toutes nos écoles du primaire au lycée, des universités aux grandes écoles scientifiques, nos jeunes générations soient instruites tout autant des bienfaits que des risques. Faisons en sorte d’expliquer, d’éduquer et démystifier pour tout un chacun ce que cette technologie peut apporter et faire comprendre à tous que, comme le dit si bien Kate Crawford :
« l’IA n’est ni intelligente ni artificielle ».