- L’analyse de deux économistes, Frédéric Pretet, co-directeur de la recherche macroéconomique chez BNP et na Boata, directrice de la recherche économique chez Euler Hermes qui repose essentiellement sur l’hypothèse qu’il il n’y aura pas de bouclage salaire prix. (L’opinion).
«Mieux vaut garder son sang froid s ur ce sujet très sensible de l’inflation, temporisait le ministre de l’Economie Bruno Le Maire la semaine dernière au Sénat. Mieux vaut une analyse lucide que d’exagérer la gravité de la situation.» + 6,2 % en octobre aux Etats-Unis, + 4,5 % en Allemagne, + 4,1 % dans la zone euro, + 2,6 % en France… Annoncées comme temporaires, ces hausses de prix pourraient s’installer dans la durée. «Nous considérons que l’inflation mérite toute notre vigilance», assurait encore Bruno Le Maire le 16 novembre à l’Assemblée.
«On était dans une phase de très forte dépression ou en tout cas de contraction de l’activité l’an dernier puisqu’on a fait – 3 % de croissance au niveau mondial», rappelle Frédéric Pretet, co-directeur de la recherche macroéconomique chez BNP Paribas Exane. «Et puis on a vu une reprise qui est beaucoup plus forte qu’attendue parce qu’on a mis énormément de stimulations pour rebondir. La stimulation monétaire avec des taux d’intérêt qui ont fortement baissé, la stimulation budgétaire avec des plans de soutien à l’économie, que ce soit aux Etats-Unis ou en Europe, qui ont été massifs et sans précédent. Donc on a rebondi beaucoup plus fort que ce qu’on anticipait avec des prévisions qui, celles du FMI dernièrement, montrent des croissances mondiales autour de 6 %. Ce sont quand même des chiffres qui sont assez impressionnants, qui se poursuivent, autour de 5 % encore l’année prochaine.»
«Donc dès qu’on a une reprise cyclique, on a déjà des tensions sur tout ce qui est prix des matières premières. Dans la hausse de l’inflation qu’on voit dans l’ensemble des économies, il y a quand même une grosse composante prix des matières premières, prix des matières énergétiques (prix du baril, etc.) qui pèsent pour beaucoup dans cette hausse de l’inflation.»
Ce retour de l’inflation qui reflète le dynamisme de l’économie est plutôt une bonne nouvelle. «Quelque part c’est naturel et c’est une bonne nouvelle d’avoir une accélération d’inflation après une longue période où on avait des craintes de déflation», complète Ana Boata, directrice de la recherche économique chez Euler Hermes.
Une bonne nouvelle, mais pas que… «La mauvaise c’est qu’on a un choc d’offre qu’on ne peut pas tout à fait régler tout de suite», ajoute ana Boata. «Il y a une partie aussi mauvaise nouvelle qui est celle d’une accélération assez rapide», ajoute Frédéric Pretet. «Et puis, il y a une partie de cette inflation qui vient de cette hausse des prix de l’énergie. Et nous, en tant que pays consommateur, ce n’est jamais une très bonne nouvelle de ce côté-ci puisque ça veut dire qu’on vient attaquer notre pouvoir d’achat de façon un peu subie. Et là-dessus, on peut dire que c’est la partie inflationniste qui est plutôt la mauvaise nouvelle qui rend la situation un peu plus périlleuse.»
«Notre évaluation est que l’inflation est temporaire», affirmait le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, en présentant au Sénat le projet de budget pour 2022 le 18 novembre. C’est également ce qu’anticipent ces deux spécialistes : «L’inflation, certes, va encore accélérer, le pire n’est pas derrière nous», selon Ana Boata. «Mais on voit qu’en fait on est dans une dynamique, en sortie de crise, avec cette conjonction de facteurs qui fait que l’accélération est certes plus élevée qu’attendue mais encore une fois, elle devrait ralentir fin 2022 pour se rapprocher de la cible de 2 %. On pourra rester encore légèrement au-dessus de 2 %. Mais en tout cas on n’aura pas un phénomène d’hyperinflation.»
Pour Frédéric Pretet, «on est plutôt dans une situation conjoncturelle. Mais c’est vrai qu’on a quand même le sentiment que l’inflation s’est installée sur un sentier de croissance qui est sans doute un petit peu plus élevé que ce qu’on avait eu l’habitude de connaître sur les dix dernières années». «Effectivement il peut y avoir un côté structurel si, par exemple, on voit une boucle prix-salaires qui s’installe. Ce qui n’est pas vraiment notre scénario», nuance Ana Boata.
A quelques mois de l’élection présidentielle, le gouvernement craint que l’inflation ampute le pouvoir d’achat. Bruno Le Maire assure prendre «la question de la hausse des prix, avec le Premier ministre, très au sérieux». Car en s’installant durablement, ces augmentations pourraient conduire à un cercle vicieux qui peut nourrir lui-même l’inflation.
«Si cette inflation devient trop rapide, trop forte, trop longtemps, ça peut créer un déplacement dans les anticipations d’inflation et donc du coup des revendications salariales qui s’amplifient de plus en plus, qui viennent perturber, je dirais, le bon fonctionnement des entreprises, leur visibilité sur leurs coûts et donc du coup sur leurs investissements», prévient Frédéric Pretet. «Et donc ça peut créer un choc qui perdure et qui vient attaquer de façon durable aussi la reprise à moyen, long terme. Par rapport à ça, ça voudrait dire qu’on a des banques centrales qui sont quand même, bien sûr, sensibles au risque inflationniste, qui pourraient remonter les taux. Et donc si on remonte les taux, on rajoute aussi au coût pour les entreprises, pour les ménages, pour consommer, pour investir, et c’est là où l’inflation deviendrait une mauvaise nouvelle si ça devait durer trop longtemps et ça entraînerait cette réaction en chaîne de la part des autres agents économiques.»
Si cette hypothèse n’est pas à l’ordre du jour, une éventuelle hausse des taux d’intérêt viendrait tuer dans l’oeuf la reprise économique. «Un resserrement excessif des conditions de financement n’est pas souhaitable et constituerait un obstacle injustifié à la reprise», a déclaré le 15 novembre la présidente de la BCE, Christine Lagarde.
«Venir attaquer, par une hausse des taux d’intérêt, à un moment donné où le cycle de reprise reste quand même sur des niveaux qui sont en-dessous ou pas encore au niveau de ce qu’on avait il y a deux ans, c’est peut-être venir briser, je dirais, le cycle de reprise beaucoup trop tôt», analyse l’économiste Frédéric Pretet.
Une éventuelle hausse des taux viendrait également fragiliser les Etats les plus endettés comme l’Italie, la Grèce ou la France. «Tant que les taux d’intérêt restent bas et que la croissance reste supérieure à ces taux d’intérêt, on est bons, parce que les marchés savent qu’on est dans un scénario de soutenabilité de la dette qui est assurée», temporise Ana Boata.
«Une hausse des taux d’intérêt, bien sûr, c’est un frein pour la politique budgétaire, pour les arbitrages, pour l’investissement», estime par ailleurs Frédéric Pretet. «Le coût de la dette augmente avec la hausse des taux d’intérêt. Si vous avez une hausse des taux d’intérêt aujourd’hui, ça ne se traduirait pas directement tout de suite par une hausse de la charge de la dette à porter puisque, par exemple, pour un pays comme la France, la maturité de la dette est autour de sept ans. Donc, en gros, avant d’avoir un impact significatif de la hausse des taux d’intérêt, il faut laisser presque sept ans s’écouler avant d’avoir cet impact-là sur les finances publiques. Mais il n’empêche, c’est quand même un signal qui est envoyé. Ça veut dire qu’il faut quand même se préparer à une situation qui sera sans doute beaucoup plus compliquée sur le moyen terme. Et donc du coup, pour les politiques budgétaires, même si ça ne vient pas forcément freiner tout de suite les gouvernements, ça leur met quand même une espèce de «warning» je dirais, un avertissement. Et donc du coup ça peut un petit peu les gêner pour mettre en place certaines politiques qu’ils jugent comme importantes.»