Neutralité religieuse et JO
Comme pendant les Jeux olympiques, durant les Jeux paralympiques, les sportifs de la délégation française n’auront pas le droit de porter des signes religieux lors des épreuves. La ministre des Sports et des JO, Amélie Oudéa-Castera, a été très claire sur ce point. Cette interdiction est une expression contemporaine du modèle français de séparation des Églises et de l’État. Celui-ci repose sur le principe philosophico-juridique de laïcité, qui implique la neutralité de l’État et de ceux qui le représentent, c’est-à-dire, traditionnellement, des agents publics. En juin dernier, l’athlète Sounkamba Sylla, sélectionnée en équipe de France pour le relais 4x400m, avait déjà dû se résoudre à porter une casquette pour dissimuler son voile pendant les championnats d’Europe. Cela n’avait pas manqué de faire réagir, y compris la sportive elle-même. A l’arrêt pendant les deux semaines de compétition, le débat sur cette singulière interdiction française a été relancé lors de la cérémonie de clôture : Sifan Hassan, médaillée d’or néerlandaise et détentrice d’un nouveau record olympique, portait un voile (hijab), alors qu’elle ne le portait pas pendant sa courseSur les réseaux sociaux, deux camps se sont dessinés. D’un côté, ceux qui s’offusquent de cette visibilité religieuse de premier plan, lui donnant un caractère militant. De l’autre, ceux qui rappellent que : « La France reste le seul pays à interdire à ses athlètes de porter le voile ou tout autre signe religieux pendant les Jeux olympiques. »
par Hugo Gaillard
Maître de conférences en Sciences de gestion, Le Mans Université dans The Conversation
Quel son de cloche du côté institutionnel ? L’association Amnesty International et l’Organisation des Nations unies (ONU) ont vertement critiqué l’interdiction française, invoquant une discrimination pour la première, et la liberté de se vêtir des femmes, pour la seconde.
Quid de la position du Comité international olympique (CIO) ? L’article 50.2 de la Charte olympique indique :
« Aucune sorte de démonstration ou de propagande politique, religieuse ou raciale n’est autorisée dans un lieu, site ou autre emplacement olympique. »
La Charte ne semble évoquer ici que le prosélytisme et les démonstrations politiques, puisque le Comité international olympique autorise par ailleurs les signes religieux, qu’il considère comme une manifestation culturelle.
Mais alors, si le Comité international olympique (CIO) autorise les signes religieux, comment la France argumente cette interdiction ?
Le CIO laisse en fait aux fédérations internationales le pouvoir de décider d’une éventuelle interdiction. Elles-mêmes laissent les fédérations nationales décider. La décision de la ministre repose en fait sur une philosophie et des textes de droit spécifiquement français.
Amélie Oudea Castera précise s’appuyer sur une décision du Conseil d’État de juin 2023 sur le port du hijab pendant les matchs de football. Le texte indique à l’article 11 que les personnes que la Fédération sélectionne dans les équipes de France sont :
« mises à sa disposition et soumises à son pouvoir de direction pour le temps des manifestations et compétitions auxquelles elles participent à ce titre et sont, dès lors, soumises au principe de neutralité du service public ».
Cette décision du Conseil d’État découle de la loi du 24 août 2021, au départ connue sous le nom de projet de loi de « lutte contre le séparatisme », puis promulguée comme « loi confortant les principes républicains ». Celle-ci prévoit qu’une fédération sportive délégataire de service public doit s’assurer que ses agents et les personnes qui participent à l’exécution du service public respectent l’obligation de neutralité. Mais en quoi les sportifs de haut niveau seraient-ils concernés ?
Le raisonnement sous-jacent, qui n’est pas forcément explicite mais a déjà été analysé, est que sportifs et entraîneurs représentant la France en équipe nationale ou à titre individuel peuvent être soumis à la neutralité sur le fondement de l’article L. 221-1 du Code du sport. Celui-ci dispose qu’ils « concourent, par leur activité, au rayonnement de la Nation et à la promotion des valeurs du sport », et contribuent ainsi à l’exécution d’un service public.
Selon cette logique, en représentant le service public du sport, les athlètes de la délégation française peuvent être considérés comme assimilables à des agents publics et donc être soumis à une obligation de neutralité.
Toujours en ce sens, la page du ministère des Sports sur la Laïcité précise :
« Le fait de s’abstenir de faire ostentation de ses croyances ou convictions sauvegarde l’égalité et le respect mutuel entre tous. »
Les contours de la neutralité sont élargis par rapport à ce qui est pratiqué dans d’autres pays où les Églises et l’État sont séparés. Finalement, cette recherche d’unité par la neutralité est couplée au souhait d’incarner le principe de laïcité à la française lors de la représentation de la France par ces sportifs, investis par-là d’une mission de service public.
Il semble enfin que ce que poursuivent les dirigeants français actuels, c’est, des mots d’Amélie Oudéa-Castera, « l’attachement à un régime de laïcité stricte », dont les contours et frontières spécifiques sont définis quasiment au cas par cas juridique, souvent au gré des affaires rendues publiques, comme ici dans le cas des sportifs représentant la France.
Cette décision intervient dans un contexte où la place du religieux dans l’espace public est en constante interrogation – comme en attestent les polémiques annuelles sur la pratique du ramadan par les footballeurs et confirme le caractère mouvant des frontières de l’obligation de neutralité, y compris dans d’autres espaces, comme celui du travail.
Au-delà de la question de la légitimité philosophique, politique et juridique de cette approche de la laïcité, son pragmatisme peut être interrogé.
Les recherches sur le fait religieux au travail conduites dans le contexte français peuvent nous éclairer. En étudiant les organisations publiques, certaines de ces recherches montrent à quel point cette obligation de neutralité est difficile à traduire et encadrer pour les managers. Ceux-ci manquent de compréhension et de connaissances pour lui donner du sens, et de discours explicatifs pour argumenter auprès de leurs équipes, qui doivent l’appliquer.
Plus encore, ces recherches soulignent l’importance pour les personnes d’exprimer toutes les facettes de leur identité dans l’ensemble des sphères de leur vie. Dans le milieu sportif, le paradoxe peut apparaître encore plus fortement. On sait par exemple que, dans les vestiaires du football, la religion occupe une place importante, parfois soutenue par les équipes d’encadrement pour aider les jeunes footballeurs à se concentrer sur le sport et ne pas trop s’en écarter.
Donner du sens aux règles est un premier levier permettant d’en faciliter l’appropriation et d’en garantir une application cohérente. Il semble qu’ici, il y ait encore du chemin à parcourir. L’annonce d’une interdiction par voie de presse, certainement découverte par beaucoup d’acteurs du sport à cette occasion, a pu manquer de tact. Sensibiliser un large public aux raisons de cette interdiction en phase avec le modèle français aurait permis qu’elle ne surprenne pas, même si elle aurait sans doute continué à détonner du fait de sa singularité. Mieux expliciter cette règle française est donc une piste à suivre.
Cependant, même si ce changement est opéré, certaines recherches montrent que toutes les personnes ne sont pas prêtes à consentir à l’invisibilisation ou la dissimulation de leurs croyances en contexte professionnel. Cela peut les conduire à quitter l’organisation, ou, dans le cas considéré ici, peut-être, à concourir sous une autre bannière…