Union européenne : la nécessité d’une réforme de la gouvernance économique.
La réforme des règles budgétaires du Pacte de Stabilité et de Croissance – au cœur de la révision – doit absolument s’accompagner d’une seconde réforme destinée à mettre sur pied une nouvelle capacité centrale européenne d’investissement, de grande ampleur et pérenne, pour financer la transition écologique. Par Victor Warhem, économiste, et Marc Uzan, directeur du Centre de Politique Européenne (cep) Paris
Après le Sommet de Versailles, qui n’a fait qu’ouvrir le débat sur le « nouveau modèle de croissance européen » et s’est plutôt focalisé sur les réponses à apporter à la guerre en Ukraine, le Centre de politique européenne (cep) de Paris souhaite réinsister sur la nécessité d’une réforme de la gouvernance économique de l’Union, pour à la fois retrouver une marge de manœuvre budgétaire suffisante dans tous les États membres, et pour financer l’avenir d’une Union plus souveraine, en termes de croissance, d’énergie ou de défense.
La révision de cette gouvernance est soutenue par un consensus institutionnel qui met en avant l’inefficacité des règles budgétaires européennes, et par des évolutions macroéconomiques majeures qui ont profondément bouleversé la dynamique des dettes publiques. Pour adapter ce cadre au monde d’aujourd’hui et aux défis de demain, il convient de conserver des règles budgétaires qui seraient plus adaptées aux contextes nationaux, mais aussi de développer une nouvelle « force de frappe » budgétaire européenne, délivrée de manière conditionnelle aux États membres.
De nombreuses voix, à l’intérieur et à l’extérieur de l’Union, appellent à un changement de la gouvernance économique de l’Union. Parmi elles, le Comité budgétaire européen plaide en faveur d’une modification des règles budgétaires du Pacte de stabilité et de croissance (PSC), jugées peu claires et mal adaptées aux contextes et spécificités nationales. Par ailleurs, le FMI, la Banque mondiale et la Banque centrale européenne estiment également qu’il est nécessaire de réviser une nouvelle fois le PSC, malgré les révisions précédentes de 2005, 2011, 2012 et 2015. Dans ce contexte, le 19 octobre 2021, la Commission européenne a relancé sa consultation de février 2020 sur la révision de la gouvernance économique de l’Union.
Ce consensus institutionnel s’explique surtout par l’obsolescence des règles budgétaires européennes et par un environnement macroéconomique qui a radicalement changé.
Ainsi, les règles actuelles du PSC sont complexes et inefficaces. Elles n’ont pas permis de réduire le ratio dette-sur-PIB partout dans l’Union, et ce malgré les réformes structurelles menées par les États membres qui en avaient le plus besoin après la crise financière de 2008-2009 et la crise de la zone euro de 2010-2011.
En outre, ces règles amplifient les divergences en matière de finances publiques. Ces mêmes divergences entraînent actuellement un risque accru de défaut sur la dette souveraine des pays européens les plus endettés, ce qui crée de nouvelles tensions dans la zone euro. Alors que la BCE vient d’annoncer qu’elle réduirait les achats d’actifs de l’« Asset Purchase Program » à 20 milliards d’euros par mois en juin 2022, contre 40 milliards d’euros par mois aujourd’hui, et va cesser la hausse de ses achats nets dans le cadre « Pandemic Emergency Purchase Program » à la fin du mois de mars, ces tensions vont s’accroitre. Les mesures budgétaires destinées à contrebalancer les effets délétères de la guerre en Ukraine sur le niveau des prix des matières premières risquent donc de mettre certains pays au sud de l’Europe dans une situation délicate.
Par ailleurs, les niveaux d’investissements publics sont en baisse depuis de nombreuses années en raison des contraintes budgétaires pesant sur les États membres, ce qui remet en question la croissance et la souveraineté économique dans l’Union dans un monde post-pandémie.
Compte tenu de cette situation très complexe, comment réduire les ratios dette-sur-PIB et renforcer simultanément la croissance économique de l’Union ? Cela semble possible uniquement en poursuivant une stratégie de « la carotte et du bâton ».
Tout d’abord, le lancement d’un programme sérieux de réduction des ratios dette-sur-PIB nécessite le maintien de règles budgétaires. L’idée de s’appuyer uniquement sur des « standards » calculés ex-post – comme ceux promus par Blanchard, Leandro et Zettelmeyer – n’est pas appropriée car des règles communes garantissent l’équité entre les États membres qui appartiennent tous à la même Union. Ils doivent donc suivre le même ensemble de règles pour garantir une Union entre égaux plutôt qu’une Union entre privilégiés et moins privilégiés, intenable à long-terme.
En outre, même si les États membres ne respectent pas toujours les règles du PSC, des études empiriques ont montré que ces règles contraignent effectivement les déficits publics et incitent bel et bien à la réduction du ratio dette-sur-PIB, et donc à la soutenabilité budgétaire. La « discipline de marché » seule s’avère trop imprévisible et volatile pour aider les États à maintenir leur discipline.
S’agissant des règles en elles-mêmes, un travail de simplification est nécessaire. Elles devraient notamment s’appuyer sur la croissance potentielle comme seul élément prospectif pour calculer des plafonds de dépenses nationales, ce qui pourrait être fait sur une base pluriannuelle afin d’assurer une plus grande prévisibilité, applicabilité et crédibilité avec comme objectif d’envoyer un signal de discipline budgétaire à moyen terme aux marchés. En outre, l’évaluation des situations budgétaires et des clauses d’exemption devrait être confiée à un réseau d’autorités budgétaires nationales indépendantes coordonnées par une agence de supervision européenne.
Toutefois, quels que soient les changements, les règles budgétaires du PSC resteront un « bâton » axé sur la réduction des ratios dette-sur-PIB, compte tenu du contexte macroéconomique.
Les décideurs devraient plutôt consacrer l’essentiel de leur énergie à concevoir une « carotte » : un instrument d’investissement pérenne, de préférence une capacité budgétaire centrale élargie, qui aiderait l’Union à atteindre la neutralité carbone en 2050 – en soutenant le secteur privé qui peine à s’engager dans cette transition et a besoin d’un soutien public pour des investissements risqués et pas nécessairement très rentables. Avec la guerre en Ukraine, cette capacité budgétaire centrale serait également chargée de viser l’indépendance énergétique et de renforcer la défense de l’Union. Ces fonds publics pourraient avoir un effet de levier sur les investissements privés, comme l’actuel NextGenerationEU ou comme le plan Juncker il y a quelques années. En outre, ils inciteraient les États membres à mener des réformes en raison de la conditionnalité de leur accès à l’accomplissement de ces mêmes réformes.
Toutefois, cette capacité budgétaire centrale élargie et pérenne ne doit pas conduire à un fédéralisme budgétaire sur le modèle américain ou suisse. Un « moment hamiltonien », où tous les États membres de l’Union décideraient de mutualiser leurs dettes et leurs ressources budgétaires, est encore loin, et n’est même pas souhaitable tant que les préférences nationales restent différentes d’un pays à l’autre dans l’Union. Une solution fonctionnelle peut être trouvée entre un fédéralisme budgétaire pur et l’incomplétude actuelle de l’union économique et monétaire.
Les récentes déclarations de certains ministres des Finances suggèrent que les États membres sont déjà prêts pour une réforme du PSC axée sur la nationalisation du rythme de réduction des ratios dette-sur-PIB, ce qui constituerait une première étape dans la réduction du biais pro-austérité.
Néanmoins, aucune déclaration officielle n’a été faite concernant la pérennisation de la facilité pour la reprise et la résilience du programme NextGenerationEU ni sur la mise en place d’un nouvel instrument exclusivement axé sur la transition écologique et énergétique ou le financement de projets favorisant l’autonomie stratégique de l’Union.
La guerre en Ukraine pourrait bien être l’occasion d’accélérer sur ce volet avec le plan actuellement débattu « REPower EU », destiné à financer l’indépendance énergétique de l’Union et la défense européenne, qui pourrait atteindre 200 milliards d’euros. Finalement, Poutine, qui voulait éviter la constitution d’une véritable Europe-puissance, en sera peut-être le premier artisan.
Finalement, une proposition officielle de réforme de la gouvernance économique de l’Union par la Commission est attendue en juin 2022 pour une mise en œuvre en 2024.
Avec les derniers évènements géopolitiques, la probabilité que cette réforme soit ambitieuse a augmenté. L’Union a déjà su montrer qu’elle pouvait agir de manière rapide et forte, avec le régime de sanctions imposé à la Russie en quelques jours fin février et début mars. Les temps difficiles qui s’annoncent seront donc peut-être le ferment d’une Union budgétaire et fiscale européenne puissante que le cep Paris appelle de ses vœux.
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