Musk: Du populisme massif en grands sabots
En 2022, Elon Musk semblait avoir adopté une logique populiste dans le but de transformer le réseau social qu’il venait d’acquérir. Depuis, récemment nommé à un poste aussi mal défini que puissant au sein de l’administration Trump II, l’entrepreneur a résolument embrassé le populisme à des fins idéologiques.
par Barthélémy Michalon
Professeur au Tec de Monterrey (Mexique) – Docteur en Sciences Politiques, mention Relations Internationales, Sciences Po dans The Conversation
Avant même de devenir le nouveau patron de Twitter en octobre 2022, Musk avait déjà mis en avant un projet pour la plateforme qui se positionnait ouvertement dans une démarche populiste, ce qui a effectivement constitué sa marque de fabrique une fois aux commandes de Twitter, qu’il n’a pas tardé à rebaptiser X. En ligne avec une définition académique largement admise du populisme, il a cherché à justifier ses décisions par son intention supposée d’écouter et de servir le « peuple » et d’accomplir ce qu’il interprétait comme relevant de la « volonté générale » portée par ce dernier, tout en s’efforçant de contrer les desseins d’une « élite » corrompue et agissant dans l’ombre.
Dans un premier temps, son discours et ses initiatives populistes s’inscrivaient dans une stratégie visant avant tout à transformer en profondeur la plateforme qu’il venait d’acquérir – et qu’il a effectivement modifiée de fond en comble. Bien que Musk ait permis le retour de nombreux utilisateurs sur Twitter/X, y compris de nombreuses figures associées à l’extrême droite, il avait tenté de dissiper toute lecture politique de cette décision en l’inscrivant dans sa vision prétendument « absolutiste » de la liberté d’expression.
Le populisme, une idéologie « étroite » qui se suffit rarement à elle-même
En activant ces ressorts du populisme hors du champ politique à proprement parler, Musk faisait encore une fois preuve d’originalité. En effet, en tant qu’« idéologie étroite » (en anglais, thin-centered ideology), le populisme n’existe que rarement à l’état pur, servant plutôt de support rhétorique à des discours à plus forte charge idéologique.
Comme l’expliquent des chercheurs spécialisés tels que Cas Mudde et Cristobal Rovira Kaltwasser, « à lui seul, le populisme n’offre pas de réponse complexe et d’ensemble aux questions politiques que suscitent les sociétés modernes ». Il doit donc être associé à une idéologie politique plus large, capable d’interpréter la réalité de manière plus approfondie tout en intégrant ses éléments centraux – le peuple, l’élite et la volonté générale. C’est pourquoi le populisme s’articule aisément avec une grande variété de discours et de positionnements, d’un extrême à l’autre du spectre politique. Sa plasticité est telle qu’il est même question de « populisme centriste ».
Le populisme de Musk au service des projets politiques de l’ultra-droite états-unienne
Musk est entré de plain-pied dans l’arène politique en juillet 2024, lorsqu’il déclara son soutien au candidat républicain Donald Trump quelques heures à peine après la tentative d’attentat qui a failli coûter la vie à ce dernier.
Depuis, pleinement impliqué dans la campagne électorale puis dans les premières mesures du 47e président des États-Unis, le multimilliardaire a mis ses méthodes populistes, déjà éprouvées chez Twitter, au service d’une cause politique non équivoque : celle de l’ultra-droite états-unienne.
À la tête du « DOGE » (sigle anglais pour « Département d’efficience gouvernementale »), une structure créée à sa mesure et à l’autorité douteuse d’un point de vue légal, Musk s’est lancé dans une entreprise de démantèlement à vitesse accélérée de l’administration états-unienne, sous couvert de réaliser d’importantes économies budgétaires.
Son mode opératoire, qui ne laisse guère de place à la nuance, présente de très nombreuses similitudes avec les actions qu’il avait entreprises, dès sa prise en main de Twitter.
N’ayant lui-même aucun mandat électif, il est quelque peu paradoxal que Musk prétende servir les intérêts du peuple. Il s’agit pourtant d’un élément central de ses efforts de justification des mesures drastiques déjà entreprises et de celles à venir.
Par exemple, dans une publication personnelle sur son propre compte Twitter/X, Musk tient un discours typiquement populiste, où il annonce « rendre le pouvoir au peuple » – écho quasiment à l’identique de ce qu’il proclamait déjà au moment de sa prise de contrôle de la plateforme.
Sur cette même plateforme dont il est le propriétaire, Musk s’exprime également via le compte du DOGE, qui fait office de site officiel pour cette structure. En guise de description, la formule laconique « le peuple a voté pour une réforme majeure » résonne comme une justification de son action.
Les contenus publiés sur cet espace en ligne sont une succession d’annonces de suppressions de dépenses présentées comme inutiles, voire aberrantes ou au service d’une cause tournée en dérision – comme les initiatives étiquetées « DEI » (diversité, équité, inclusion). Présentée comme un effort de transparence envers le public en général, cette démarche, qui repose sur des messages de quelques lignes et des captures d’écran peu lisibles, cherche avant tout à susciter l’indignation envers les politiques et programmes qui recevaient jusque-là un financement public.
Le parallélisme avec le modus operandi de Musk à la tête de Twitter/X est frappant : fin 2022, il avait livré au public une masse de documents internes. Bien qu’il eut présenté ces Twitter Files comme compromettants pour l’équipe dirigeante antérieure, ce grand déballage n’avait pas débouché sur des révélations aussi fracassantes que promis.
Outre cette volonté de prendre le « peuple » à témoin de son entreprise de démantèlement de la « bureaucratie » américaine, Musk prétend l’impliquer directement dans certaines décisions.
Le 4 février, il sonde ses abonnés sur Twitter/X : le DOGE devrait-il auditer l’administration fiscale (IRS) ? Trois jours plus tard, même réflexe : il consulte son auditoire sur l’opportunité de rétablir dans ses fonctions un des membres de son équipe, qui avait dû démissionner à la suite de révélations dans la presse de plusieurs posts racistes et eugénistes qu’il avait mis en ligne quelques mois plus tôt.
Sans surprise, dans le premier cas comme dans le second, ce recours au « peuple » a débouché sur le résultat désiré par le meilleur ami du nouveau président. Musk avait utilisé de tels procédés lors de sa prise en mains de Twitter : c’est sur la base de tels sondages qu’il avait, à l’époque, ouvert de nouveau sa plateforme à Donald Trump et à des milliers d’utilisateurs ayant commis de graves infractions aux conditions d’utilisation de Twitter avant son arrivée.
Autre composante majeure du populisme, Musk n’hésite pas à présenter ses rivaux comme faisant partie d’une supposée élite. Qualifier l’administration états-unienne dans son ensemble de « gouvernement de l’ombre radical-gauchiste », comme dans sa publication citée plus haut, relève pleinement de cette logique. Ces accusations répétées contre l’ensemble du personnel administratif servent de justification à ses efforts visant à démanteler le système en place.»
Fin janvier, deux millions de fonctionnaires fédéraux ont reçu le même courrier électronique les invitant à renoncer à leurs fonctions de façon « volontaire » avant le 6 février, avec la promesse qu’ils recevraient leurs salaires jusqu’en septembre. Si Musk n’a pas officiellement revendiqué cette initiative, la démarche est étrangement similaire à celle qu’il avait mise en place juste après son arrivée à Twitter. Dans les deux cas, l’objet du courriel, que l’on peut traduire par « à la croisée des chemins », était même identique.
Cet appel à la démission du plus grand nombre possible est en soi une façon de désigner le personnel comme faisant partie intégrante du problème. En annonçant une « culture de la performance » et une exigence de « loyauté », le courriel insinue que les membres de l’administration ont affiché des insuffisances dans ces domaines.
Ce discours antagoniste envers la bureaucratie fédérale n’est en rien nouveau : le Parti républicain dénonce ce qu’il appelle le big government depuis des décennies, sans l’avoir pour autant profondément remis en cause une fois au pouvoir. Il est notable que Musk a pleinement intégré cet élément populiste dans le narratif qu’il propage – rien de bien étonnant de sa part, puisqu’il a toujours cherché à réduire la masse salariale dans ses entreprise – et qu’il l’utilise pour initier ce qui semble être un démantèlement en profondeur de l’administration.
Le traitement réservé à USAID (Agence des États-Unis pour le développement international) illustre également ce réflexe populiste : Musk ne se contente pas de la présenter comme un gâchis budgétaire mais la traite comme un adversaire à éliminer. Il est allé jusqu’à la qualifier d’entreprise criminelle qu’il faut tuer, et à valider sa description comme « la plus grande organisation de terreur globale de l’histoire ». À l’en croire, l’agence n’était qu’une coquille pour détourner des fonds à grande échelle et déployer un agenda gauchiste à l’international, tout en ayant une responsabilité directe dans l’épidémie de Covid-19.
Sur la base de ces graves accusations, le DOGE a ordonné sans ménagement l’arrêt immédiat des activités d’USAID. Les employés de celle-ci se sont subitement retrouvés privés d’accès aux installations comme aux systèmes informatiques, une démarche rappelant une fois de plus les agissements passés de Musk à la tête de Twitter. Ce traitement hostile est partie intégrante du message dépeignant l’USAID comme dangereuse et nuisible aux intérêts américains.
Musk a beau avoir collectionné les succès entrepreneuriaux dans divers domaines relevant de l’ingénierie, son expérience à Twitter/X, où la technologie n’est qu’un aspect parmi d’autres, est bien moins digne d’éloges.
De fait, l’apport personnel de Musk à l’entreprise a conduit à sa dégradation à bien des égards, que ce soit du point de vue de la perception de la plateforme, que bien des utilisateurs et des organisations ont décidé de quitter, ou de sa valeur économique. Il y a fort à craindre que le sort qui attend l’administration fédérale américaine ressemble bien davantage à la destinée de la plateforme qu’à celle de Tesla.
De plus, la précipitation dans l’exécution de ces mesures met en péril tant la sécurité nationale que la sécurité personnelle de nombreux employés. Des secteurs sociaux entiers, dépendant de la continuité des programmes en cours de démantèlement, se trouvent subitement dans une grande précarité.
Les méthodes radicales utilisées par le DOGE de Musk ne sont pas nouvelles, dans la mesure où ce dernier reproduit point par point le mode opératoire déployé dès 2022 à l’égard de Twitter. Cette nette ressemblance n’en est que plus troublante, car elle démontre à quel point Musk agit sur l’administration fédérale américaine comme le nouveau propriétaire d’une entreprise qu’il aurait acquise.
Bien qu’ouvertement assumée, cette démarche est problématique à plus d’un titre. D’abord, comme Musk l’a lui-même reconnu à un moment donné, les fonctions officiellement attribuées au DOGE ne portaient initialement que sur la modernisation de l’infrastructure informatique de l’administration. Son chef n’était donc pas censé détenir un pouvoir de décision, encore moins sur le sort d’agences entières.
Même si Trump a récemment signé un nouveau décret étendant considérablement le périmètre d’action du DOGE et de sa figure de proue, nombre des actions que cette structure ad hoc a entreprises relèvent en réalité du Congrès en tant qu’instance décisionnelle en matière budgétaire, ce que confirment de récentes décisions de justice. Ce piétinement des règles existantes, au nom d’une volonté générale à laquelle rien ne devrait faire obstacle, est un autre trait caractéristique du populisme.
En appliquant les recettes du populisme à l’échelle de Twitter/X, Musk avait déjà été capable de produire de profondes mutations sur une plateforme de premier plan, la transformant en un instrument d’influence personnelle. En transposant ces mêmes méthodes sur le gouvernement de la première puissance mondiale et en les adossant à l’idéologie du nouveau président, le multimilliardaire est parvenu à passer à l’échelle supérieure.
À supposer qu’il conserve les grâces de Trump, seul l’État de droit, ou ce qu’il en reste sous la présidence actuelle, serait susceptible de freiner ses ardeurs. Il y a fort à parier que Musk puisera sans cesse davantage dans ses ressources populistes pour faire face à cet obstacle potentiel, qui à ce jour tarde et peine à se dresser sur sa route.