Syndicalisme « S’adapter ou mourir » (CFDT)
Le secrétaire général de la CFDT ne le nie pas : le syndicalisme est en danger de mort, pris en tenailles des profondes transformations (télétravail, digitalisation, plateformisation, externalisations, désaffection de la jeunesse) qui fragilisent son terreau : les collectifs « physiques » de travail, là où se tissent les liens humains et sociaux. Un paradoxe, car le syndicalisme n’a peut-être jamais été aussi essentiel, afin de riposter à la déshumanisation, lente et sournoise, dont ces mutations menacent le travail. (Cet article est issu de T La Revue de La Tribune – N°9 « Travailler, est-ce bien raisonnable? », actuellement en kiosque)
Depuis mars 2020 et l’irruption de la pandémie de Covid-19, le travail connaît des mutations importantes, brutales et inédites. S’en porte-t-il forcément moins bien ?
LAURENT BERGER - Tout dépend des déterminants que nous affectons au travail. Si l’on se réfère aux actes de production, qu’il s’agisse de biens ou de services, les travailleurs ont répondu présent. Et cela quelle que soit leur situation, en présentiel ou en télétravail – rappelons que 70 % des salariés exercent une activité non éligible à ce dernier. Les entreprises n’ont aucune raison de se plaindre de l’implication et du soin que les salariés ont apportés à tenir leur emploi. En revanche, un autre volet du travail jette l’ombre sur votre question : la manière dont l’exercice du travail a été appréhendé, expérimenté et vécu à l’épreuve de la vie personnelle. Et dans ce domaine, nous sommes loin de pouvoir en tirer tous les enseignements.
D’abord, il y a le télétravail, objet d’immenses paradoxes auxquels la CFDT elle-même est nécessairement confrontée, comme toute entreprise. Des collaborateurs ou adhérents y ont goûté avec plaisir, d’autres en sont écœurés. Tout dépend bien sûr du contexte – logement, distance, situation familiale, etc. Sur les manières de coopérer, l’efficacité des réunions, la dimension affective, la compétence collective, nous n’avons pas fini de mesurer les effets vertueux et ceux délétères. Toutefois, je ne peux m’empêcher de considérer que le sens du travail, par nature lié aux interactions humaines et sociales, pâtit globalement de ce phénomène. Ce qui fait qu’un emploi « humanise » : dialoguer, rencontrer, rire, parfois ferrailler, se constituer des amitiés (et même des amours), bref partager, se délite dans cette digitalisation accélérée du travail. Bien sûr aussi, le télétravail met en péril l’étanchéité des temps professionnel et personnel. Chez beaucoup, ces temps se sont entremêlés, la ligne de frontière est de plus en plus indétectable, ouvrant les vannes d’une intensification et d’une pression supplémentaires.
Enfin, que dire de tous ces travailleurs auparavant invisibilisés et dont on a « découvert » l’immense utilité… et l’immense injustice à laquelle le manque de reconnaissance et des rémunérations indigentes les confrontent ? Travailleurs du commerce, de la logistique, de l’agroalimentaire, du nettoyage, de la sécurité privée, ils sont enfin un peu mieux considérés. Et que dire des professionnels du soin ? Voilà plus de dix ans qu’à la CFDT nous alertons sur la situation dramatique de l’hôpital, et il a fallu une crise pandémique pour que politiques, médias et opinion publique s’en saisissent !
Le télétravail accélère la fragmentation des espaces et des moments « physiques » du travail collectif, il dissémine et isole les salariés, il met au défi les liens humains et sociaux, l’esprit de coopération, le sentiment d’appartenance, l’intelligence partagée, le « management humain » : pour ces raisons, il est un poison pour les organisations syndicales…
Les deux années extrêmement difficiles que nous avons tous passées l’ont été aussi pour les organisations syndicales – songez par exemple dans nombre d’entreprises que nous n’avions pas accès aux boîtes mail professionnelles des salariés, ce qui nous aurait permis d’entrer en contact avec eux. Le lien interpersonnel se tisse dans la confiance, et cette dernière dans l’action collective. Laquelle est contestée dans un contexte de modification durable des organisations du travail où entretenir le lien avec les travailleurs sera plus compliqué. Nous ne savons pas si cela traduit un reflux du collectif au bénéfice de la singularité de chacun ; or le télétravail précise cette dernière selon les conditions dans lesquelles on l’exerce et la manière dont on veut (ou non) l’inscrire dans une perspective collective. Comment reconstruire du collectif en prise avec le télétravail : voilà un immense défi pour les entreprises, mais aussi pour les organisations syndicales exhortées à se réinventer.
Faut-il craindre que les entreprises se saisissent de ce phénomène – spontané ou contraint – d’individualisation pour externaliser toujours plus, pour atomiser davantage les collectifs du travail – notamment en se déchargeant des contrats au profit de l’auto-entrepreneuriat ?
Le risque est à plusieurs niveaux. Faire télétravailler à 95 % condamne toute opportunité de rencontres « physiques » et d’interaction sociale. Et en effet, poussée à son paroxysme, la logique d’autonomisation des fonctions peut amener à externaliser les postes, et à substituer au salariat le statut d’entrepreneur individuel. À propos de ce statut qui a connu en 2021 un vif succès, on a tendance à se focaliser sur la face émergée de l’iceberg (indépendance, gestion de son temps et de son lieu de travail, etc.) mais sous la ligne de flottaison les dangers sont nombreux. Être salarié ou prestataire ne donne pas accès aux mêmes droits. Et ne confère pas au travail un même « sens ».
Justement, la quête de sens fait résonance avec une lame de fond, que la pandémie a exacerbée : la digitalisation (et, sous-jacentes, la dématérialisation et la délocalisation) du travail, qui concerne tout particulièrement une jeunesse par nature très peu sensible au syndicalisme. Comment vous adaptez-vous à ce qui ressemble à un péril pour les organisations syndicales ?
Le défi de réhumaniser les relations doit composer avec cette réalité du digital. Laquelle va bien davantage bouleverser le travail que l’emploi. Continuer de créer du lien, continuer de nourrir un sentiment commun d’appartenance à la condition de travailleur, continuer de traiter tout ce qui altère l’épanouissement au travail : risques d’aliénation, d’intensification, de précarisation, d’isolement, de statut dégradé, etc. Le défi est de continuer d’avoir un regard sur l’évolution du travail et de faire la démonstration de notre utilité – notamment en donnant une existence, une reconnaissance à tous ces emplois « invisibles ».
Le syndicalisme doit choisir : s’adapter ou mourir. Et au profit des droits à construire, il doit solliciter un levier capital : celui de la régulation, axé sur le partage de la valeur et de la gouvernance. Il faut absolument rééquilibrer les pouvoirs dans l’entreprise.
Le salut peut-il venir de l’Europe ? En tant que président de la Confédération européenne des syndicats (CES), qu’attendez-vous de manière concrète et réaliste de la présidence française de l’Union européenne qui s’étire jusqu’en juin ?
Un salaire minimum dans toute l’Europe n’est plus une utopie. Cette convergence sociale est indispensable. Ce sera compliqué, mais on peut y parvenir. Autres sujets : lutter contre l’inégalité salariale entre les femmes et les hommes, un véritable scandale dont les entreprises se rendent coupables en dépit des lois. Accroître la protection et la couverture sociale des travailleurs indépendants, très vulnérables – une directive sur la présomption de salariat est en projet, qui mettrait fin à l’exploitation elle aussi scandaleuse de l’auto-entrepreneuriat « subi » ; que l’on cesse de nous prendre pour des abrutis en affirmant que l’on est pleinement heureux de traverser Paris sous la pluie et livrer une pizza pour quelques dizaines de centimes ! Enfin, au niveau européen, nous pouvons peser sur le comportement social et environnemental des entreprises – en leur sein mais surtout chez leurs sous-traitants hors Europe, dans les pays dépourvus de normes exigeantes. C’est l’objectif du combat que la CES mène en faveur d’une directive sur le devoir de vigilance au niveau européen.
Sur le thème du travail, que restera-t-il du quinquennat d’Emmanuel Macron ?
Une approche minimum. La priorité a été donnée à l’emploi (meilleur accès, moins de règles et de contraintes) avec un certain succès sur des points en particulier comme l’apprentissage, et donc le travail a été traité comme un « sous-produit ». Rien des attributs du travail que nous venons d’évoquer n’a été abordé. Pendant la pandémie, de bonnes mesures en faveur des travailleurs et de l’activité ont été mises en œuvre. Du futur président, j’attends qu’il décrète l’organisation de grandes Assises du travail, dédiées à cerner ce qu’est et ce que doit devenir le travail : qu’est-il désormais, à quoi et qui sert-il, comment inoculer du sens, par quels moyens faire lien, comment répartir la valeur, quelles organisations, etc. Une approche globale – sociologique, philosophique, économique, managériale, organisationnelle – pour positionner le travail au cœur de notre épanouissement, et au cœur de la société.
À quelles conditions le travail peut-il « faire réconciliation » entre l’employé et l’employeur ?
Juste avant d’entrer dans l’usine, de s’attabler à son bureau, d’ouvrir son commerce, ou d’enclencher le moteur de son camion, le travailleur ne sort pas son cerveau du crâne pour le laisser à la porte ! Tout travailleur peut être contributeur de son propre travail, de l’amélioration de son travail, d’une meilleure performance au travail, et donc il participe substantiellement à la réussite économique et sociale de l’entreprise… si on lui en donne la possibilité. Cela requiert quelques conditions : être écouté, considéré, respecté, configurer le travail pour qu’il soit source d’émancipation et de réalisation de soi, cultiver les opportunités de coopération et de partage – à tous points de vue, y compris dans la gouvernance. Il y a une place pour l’humanisme au travail.
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Article issu de T La Revue n°9 « Travailler, est-ce bien raisonnable? » – Actuellement en kiosque et disponible sur kiosque.latribune.fr/t-la-revue