Adopté en première lecture à l’Assemblée nationale, le projet de loi sur l’enseignement supérieur facilite l’emploi de l’anglais à l’université. La polémique qu’il suscite relève-t-elle d’un folklore français ?
Jean-Marie Rouart : La France est un pays d’idées. Et les idées ont toujours été explosives. Quant à la langue française, elle est dans une situation effroyable. D’autant plus effroyable que les gouvernants et les Français ne s’en rendent pas compte.
Cette loi touche à l’être même du pays : la France est une idée. Et cette idée sans mots, eh bien, elle n’est plus rien ! Faut-il rappeler qu’il y a cinquante ans Emile Cioran, un Roumain, a lancé cet appel désespéré : « Aujourd’hui que cette langue est en plein déclin, ce qui m’attriste le plus, c’est de constater que les Français n’ont pas l’air d’en souffrir. Et c’est moi, rebut des Balkans, qui me désole de la voir sombrer. Eh bien, je coulerai inconsolable avec elle ! »
Je ne suis pas contre l’anglais ! Je suis pour son apprentissage. Cependant, l’anglais dégrade le français. Et cela ne nous choque même plus. C’est lamentable. Les formes passives, empruntées à l’anglais, se multiplient. Exemple : « Vous êtes demandé au téléphone », au lieu de « On vous demande au téléphone ». La langue française ne sera bientôt plus une langue authentique, mais une sorte de pidgin.
Là est le plus grave. Le problème n’est pas celui des anglicismes, c’est-à-dire du vocabulaire. Nous utilisons beaucoup de mots anglais, et cela peut être acceptable. Même si un snobisme fait rage, celui de créer des mots pseudo-anglais qui, dans cette langue, ne veulent rien dire.
Luc Ferry : Il y a une passion pour la langue française, et je la partage. Les fautes sont de plus en plus fréquentes. Nos hommes politiques les plus éminents n’y échappent pas : « Nous avons convenu… », « Vous vous en rappelez… », « La décision que j’ai pris », etc. Ce déclin m’est extraordinairement pénible. La langue, c’est un patrimoine et un espace de pensée communs. Mais ce phénomène n’a aucun rapport avec l’enseignement en anglais. Parler mal l’anglais n’est pas un gage de parfaite maîtrise du français. Le triste état de notre langue s’explique par deux grandes causes : derrière la prédominance de l’anglo-américain, il y a le fait que la culture contemporaine est devenue, pour l’essentiel, et pour son malheur, une culture scientifique et commerciale. Or, dans ce domaine, l’anglo-américain est dominant.
Deuxième cause, le français est mal parlé, parce qu’il est mal appris. L’impérialisme de l’anglais n’y est pour rien. Près de 35 % des enfants qui entrent en 6e rencontrent de grandes difficultés en lecture et en écriture. Ils ne liront jamais un livre en entier. C’est l’urgence absolue.
Par ailleurs, ni vous ni moi n’avons inventé le français. Tout comme la civilité (ou la politesse), il constitue un patrimoine héréditaire. Hélas, ils sont tous les deux en perdition sous les effets de l’immense mouvement de déconstruction des traditions et des patrimoines qui a caractérisé le XXe siècle.
Pour en revenir au projet du gouvernement, ne fallait-il pas adapter le droit à la réalité, l’emploi répandu de l’anglais dans l’enseignement supérieur ?
J.-M. R. : Les Français réclamaient-ils vraiment que l’anglais fût introduit à l’université ? Non. Ce n’était pas un besoin. Les responsables des établissements de l’enseignement supérieur pensent autrement, car ils suivent une voie de marchandisation. On veut vendre la France par appartements… Le vrai problème, c’est une université sinistrée, un collège dans lequel on n’apprend plus les rudiments de la langue. L’inculture littéraire et historique est générale. Il y a un mois, je suis intervenu dans une classe de 3e. J’ai demandé : « Connaissez-vous Flaubert ? » « Non », « Chateaubriand ? » « Non », « Corneille ? » « Oui, c’est un chanteur ! » Là est l’urgence. Un ancien ministre de l’éducation nationale devrait être désespéré de ce que l’on est obligé de donner des leçons d’orthographe à l’université.
Autre problème, ce texte détricote la loi Toubon, seul geste d’indignation pour essayer de protéger la langue française. [Adoptée en 1994, elle vise à en protéger l'usage, notamment dans l'enseignement supérieur.]
L. F. : Elle a été calamiteuse.
J.-M. R. : Nous sommes peut-être gaullistes tous les deux, mais nous n’avons pas la même conception du gaullisme. La loi Toubon a été excellente, car elle constitue une prise de conscience. Si elle n’a pas été respectée, c’est la faute des pouvoirs publics.
L. F. : C’est la loi la plus absurde que l’on ait adoptée concernant l’université depuis que celle-ci existe ! Pourquoi, d’ailleurs, l’Académie française ne s’est-elle pas mobilisée lorsque les grandes écoles ont commencé à donner des cours en anglais ?
Si l’on veut attirer des étudiants non francophones venant du Brésil, de l’Inde, de la Russie ou de la Chine, on doit leur offrir quelques cours dans lesquels ils ne seront pas totalement perdus. Si nous ne le faisons pas, nous aurons uniquement des étudiants issus de nos anciennes colonies. Or, notre intérêt aujourd’hui est d’élargir le vivier des étudiants étrangers, car ils reviendront chez eux avec un bout de France accroché à leur cartable.
De même, pour défendre la culture française, il faut pouvoir organiser des cours, des colloques, des conférences en anglais. En outre, la maîtrise de l’anglais est indispensable pour nos enfants. Or, personne n’a jamais appris une langue en classe ! L’immersion est bien plus efficace. Les écoles bilingues et les grandes écoles l’ont bien compris. L’université doit pouvoir en faire autant.
L’usage de l’anglais ne risque-t-il pas de se généraliser peu à peu, comme cela s’est vu dans le nord de l’Europe ?
L. F. : Le gouvernement assure qu’il n’y aura que 1 % de cours en anglais. Il n’y a donc pas de risque de généralisation.
J.-M. R. : Jusqu’à présent, l’utilisation de l’anglais était une tolérance. C’est pour cela que cette loi n’était pas nécessaire et qu’elle est grave. On se retrouve dans la situation où l’on ajoute des lois sur des lois. Je suis étonné qu’un philosophe considère qu’autoriser 1 % de cours en anglais à l’université, ce n’est pas toucher à un principe. Cette loi est anticonstitutionnelle, car la Constitution dispose que le français est la langue de la République.
M. Ferry affirme que les étudiants étrangers emporteront un morceau de la France dans leur cartable même s’ils reçoivent leur enseignement en anglais. Cela me paraît une bien étrange conception de la langue française et donc de la France.
On touche ici à l’idée de la France, et c’est ce qui déchaîne les passions. La langue française porte quelque chose de plus grand qu’elle-même, quelque chose de généreux que n’a pas l’anglais. L’anglais porte avec lui le commerce.
L. F. : La constitutionnalité de cette loi ne fait aucun doute. Je me suis intéressé aux écoles bilingues lorsque j’étais ministre de l’éducation nationale. Elles ont le droit d’utiliser l’allemand, l’italien, aussi bien que l’anglais, pourvu que cela ne dépasse pas un certain pourcentage. Elles n’enfreignent aucun principe constitutionnel.
J.-M.R. : Il est affligeant de constater l’absence de politique de la francophonie. Si l’on souhaite attirer des étudiants étrangers, que l’on commence par cela. Les pays francophones sont navrés de voir à quel point nous sommes laxistes, à quel point nous ne défendons pas notre langue. Les étudiants francophones préféreraient entendre cette langue, qui reste un chef-d’oeuvre. Ils ont l’impression que l’on met un drugstore dans la cathédrale de Chartres. D’ailleurs, beaucoup d’étrangers se sont convertis à notre langue : Eugène Ionesco, Romain Gary et bien d’autres. Descartes ne doit pas son succès au fait qu’il écrivait en latin. Montaigne et Rousseau n’ont-ils pas eu une égale renommée alors qu’ils écrivaient en français ?
L. F. : Si Spinoza, Leibniz et Descartes ont pu lire les ouvrages les uns des autres, c’est parce qu’ils s’exprimaient en latin, car la langue maternelle de Leibniz était l’allemand, celle de Spinoza le hollandais, et celle de Descartes le français. La langue commune était alors le latin. Aujourd’hui, c’est une position occupée par l’anglais. M. Rouart et moi-même nous entendons pour défendre le français. Ce qui nous différencie, c’est la question de la finalité de la loi sur l’enseignement supérieur.
La question de la langue touche à des passions démocratiques qui sont extrêmement puissantes. Mais croire que nous sommes en train d’abdiquer devant l’impérialisme américain me paraît abusif. L’extrême gauche et la droite souverainiste se rejoignent soudainement.
Ce débat ne montre-t-il pas le malaise de la France dans la mondialisation ?
L. F. : Evidemment. Ce qui est compréhensible, car on vit dans une mondialisation qui est culturellement anglo-saxonne. La France se sent menacée à juste titre, je n’ironise absolument pas là-dessus. La culture anglo-saxonne est fondamentalement libérale : elle va du particulier vers l’universel, de la société civile vers l’Etat, qui a pour modèle politique la jurisprudence.
Nous avons une tradition jacobine qui s’est incarnée à gauche, même chez les communistes, autant qu’à droite chez les gaullistes – si tant est que l’on puisse considérer que le gaullisme est de droite. Cette tradition est présente dans le code Napoléon : le droit va de l’Etat vers la société civile. Il faut rappeler que la France est le plus vieil Etat-nation du monde.
Cette opposition culturelle explique que la France se sente menacée par la mondialisation. Cette crainte du déclin fait de l’enseignement en anglais à l’université un sujet explosif. Gardons les pieds sur terre ! Il s’agit seulement d’autoriser quelques cours en anglais. Et si je le dis aussi fort, c’est que ce débat occulte les vraies raisons du déclin du français.
J.-M. R. : La mondialisation est une catastrophe.
L. F. : Pas du tout.
J.-M. R. : Elle est une forme de barbarie qui détruit et aplanit toutes les identités. Elle est destructrice sur le plan économique, écologique, politique. Avant d’être anglo-saxonne, c’est une énorme machine commerçante. Je suis pour l’universalisme, son contraire. La mondialisation emploie certes la langue anglaise, mais sous une forme médiocre. Le français résiste davantage à la médiocrité.