Politique-Mettre fin aux opérations de déstabilisation de Moscou
Défaire la Russie en Ukraine n’est qu’une étape. C’est à la politique agressive menée depuis des années par le régime de Vladimir Poutine dans plusieurs pays qu’il faut mettre fin. Cela passe par la réaffirmation des principes démocratiques et une refondation de nos institutions internationales. Par Nicolas Tenzer (*), président du Centre d’étude et de réflexion pour l’Action politique (CERAP), enseignant à Sciences-Po Paris. dans La Tribune.
Nicolas Tenzer
Depuis 23 ans, Moscou a semé la mort et la destruction. Le régime de Poutine est responsable de centaines de milliers de morts en Tchétchénie, en Syrie, en Géorgie, en Afrique et bien sûr en Ukraine. Les victimes civiles du terrorisme d’État de Poutine sont même plus nombreuses que celles d’Al Qaida et de Daech mises ensemble. Après 22 ans où les démocraties ont laissé le Kremlin gagner toutes ses guerres, la guerre totale déclarée à l’Ukraine le 24 février 2022 a conduit, enfin, à une prise de conscience du danger premier que la Russie actuelle posait au monde. Quoique encore trop lentement, ils ont décidé de défendre l’Ukraine et, désormais, d’assurer sa victoire, en lui donnant des moyens pour le faire. On doit d’ailleurs espérer que les dernières restrictions dans la fourniture d’armes seront bientôt levées pour que la victoire puisse être totale et rapide.
Mais gagner la guerre en Ukraine ne suffira pas. C’est la défaite totale de Moscou qu’il faut assurer : en Géorgie, où Moscou détient de fait encore 20 % du territoire depuis 2008, en Moldavie, où elle conserve la Transnistrie, au Bélarus, où elle soutient à bout de bras le dictateur Loukachenko dans sa politique de répression, en Afrique, où, par son bras armé, les milices Wagner, elle assassine, pille les ressources naturelles et aide les dictatures, mais aussi en Birmanie, à Cuba, au Venezuela et au Nicaragua, et bien sûr en Syrie où, avec l’Iran, elle aide le régime Assad à perpétuer son emprise criminelle (1 million de morts depuis 2011).
Au sein des Nations unies, par sa politique systématique de veto, elle empêche la punition d’autres régimes criminels et veille à protéger sa propre impunité, alors même que Poutine a été inculpé de crimes de guerre par la Cour pénale internationale. Comme d’autres, nous avions d’ailleurs montré que, juridiquement et politiquement, elle pouvait être expulsée de son Conseil de sécurité dont elle demeure un membre permanent, voire de l’organisation elle-même. Il serait dangereux qu’elle essaie de s’acheter des soutiens pour l’éviter, notamment celui du Bélarus, largement sanctionné par la communauté internationale, mais qui semble tenter de se faire élire à son Conseil, quand bien même sa demande a peu de chance d’aboutir. Il est d’ailleurs frappant de voir comment le dictateur biélorusse, qui conduit une répression féroce dans son pays et qui a accepté que son pays serve de base arrière pour des opérations contre l’Ukraine, au point d’accueillir des armes nucléaires tactiques russes en violation de sa constitution et du Mémorandum de Budapest, essaie régulièrement de donner des gages, récemment encore en libérant certains prisonniers politiques. Se prêter à ce subterfuge serait dangereux : il reste plus de 1.500 prisonniers politiques dans les geôles du régime, le plus souvent torturés, et la cheffe de l’opposition en exil et sa présidente légitime, Svetlana Tsikhanouskayak, dont le mari, Siarhei, est en prison, vient d’être condamnée in absentia, à 15 ans de prison. Pour les pays du Sud en particulier, il ne faudrait pas que le Bélarus apparaisse comme une Russie plus acceptable.
Le moment est venu pour les démocraties de réaffirmer leurs principes, mais aussi de lutter plus sérieusement contre les manipulations de l’information. Le cas africain est assez révélateur : alors même que sa politique est néo-impérialiste et néocoloniale, la Russie a su user de tous les moyens, parfois soutenue par des gouvernements qui trouvaient un intérêt personnel à se rapprocher de Moscou, pour renforcer dans l’esprit d’une partie de la population africaine l’idée que l’Occident l’était. En réalité, sa politique de pillage des ressources de ces pays constitue un exemple de prédation dont même les plus fervents colonisateurs occidentaux n’auraient pas pu avoir l’idée. Elle a instillé la corruption en moyen d’action et favorisé les pires pratiques de mauvais gouvernement en opposition totale avec les principes de développement durable portés par les organisations internationales. Les démocraties doivent mieux montrer que la Russie finalement ne favorise que les élites les plus corrompues et fait finalement le malheur des peuples. C’est d’ailleurs ce que Poutine fait avec son propre peuple qui sombre de plus en plus dans la grande pauvreté et avec son propre pays qui tombe dans le sous-développement. Ce n’est évidemment en rien une politique susceptible de garantir la stabilité : tout au contraire, la Russie et ses milices ne font à terme que renforcer un sentiment de désespoir et un état d’anarchie, foyers de développement du terrorisme.
Que ce soit d’ailleurs en Europe, au Moyen-Orient ou en Afrique, cette emprise que les démocraties ont laissée à la Russie est porteuse de deux leçons pour l’avenir. D’abord, après l’Ukraine, il faudra savoir terminer le travail. La Russie doit être suffisamment défaite pour être conduite de lâcher pied là où elle dispose encore d’une présence et d’une influence. Il s’agit là d’une politique de long terme qui suppose que les Alliés et l’Union européenne n’abandonnent pas leur politique de sanctions, directes et secondaires, tant que la menace russe n’a pas disparu et que les coupables de crimes de guerre, contre l’humanité, de génocide et d’agression n’ont pas été livrés à la justice et les dommages de guerre payés à l’Ukraine. Ensuite, les démocraties occidentales doivent revoir leur politique internationale dans un sens de plus grande cohérence : nous avons été trop faibles vis-à-vis aussi d’autres dictatures au prétexte qu’elles servaient nos intérêts alors qu’elle bafouaient ceux de leurs propres peuples. Cela a contribué à rendre les propagandes russe et chinoise plus efficaces. Nous avons peu émis de pression contre les Etats arabes et du Golfe qui ont réhabilité le régime Assad, allié de l’Iran et de la Russie, au point de le réadmettre au sein de la Ligue arabe. Après la fin de la guerre, nous devons aussi proposer aux pays du Sud une politique plus durable en matière de sécurité alimentaire et énergétique.
Refonder les institutions internationales
En somme, la fin de la guerre devra non seulement rendre impossible le business as usual avec la Russie, mais aussi mettre un terme à la tentation de recommencer tout comme avant avec le reste du monde, notamment les pays en développement et en transition.
L’une des tâches majeurs sera aussi de refonder les institutions internationales, et en particulier l’Onu. Le moment est venu d’engager les pays du Sud dans cette entreprise et de conduire une politique menée par l’exemplarité. L’expulsion de la Russie du Conseil de sécurité serait un premier signe. Nous devons également nous montrer intraitables avec des Etats coupables de violations graves de droits au sein de l’organisation, ce qui vaut notamment pour la Syrie, l’Iran ou le Bélarus. Il faudra aussi réactiver l’article 27-3 de la Charte des Nations unies qui dispose qu’un Etat partie à un conflit ne peut faire usage de son droit de vote au Conseil de Sécurité – c’est d’ailleurs les puissances occidentales qui l’avaient rendu caducs dès les premières décennies d’existence de l’organisation de New York.
Un monde sans la Russie de Poutine sera indiscutablement meilleur, plus sûr, plus digne pour les peuples, moins porteur de menaces. Mais nous ne saurions nous arrêter là lorsque l’Ukraine aura gagné : nous devons nous mettre en mesure de bâtir un ordre différent, sur l’exemple de ce qu’avaient fait les fondateurs de l’Onu et concepteurs du droit international après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Sans doute, le moment n’est-il pas, conceptuellement et stratégiquement, si différent.
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(*) Nicolas Tenzer est l’auteur de trois rapports officiels au gouvernement français et de 22 ouvrages. Ses réflexions sur les questions internationales et stratégiques peuvent être consultées sur son blog, Tenzer Strategics.
Fibre: Comment mettre fin à la pagaille ?
Fibre: Comment mettre fin à la pagaille ?
ENTRETIEN. Alors que de nombreux raccordements d’abonnés à la fibre se passent mal, Philippe Le Grand, le président d’InfraNum, qui rassemble les industriels du secteur, dévoile un nouveau plan pour améliorer la qualité des interventions. Il permettra de sanctionner les sous-traitants des opérateurs qui ne travaillent pas dans les règles de l’art. (la Tribune)
LA TRIBUNE – Le déploiement de la fibre fait aujourd’hui l’objet de sévères critiques. Beaucoup d’abonnés se plaignent de ne pouvoir être raccordés correctement, quand d’autres sont parfois sauvagement débranchés par des techniciens indélicats… Chez InfraNum, qui rassemble l’essentiel des industriels de la filière, que comptez-vous faire pour améliorer la situation ?
PHILIPPE LE GRAND - Nous avons pris le sujet à bras le corps. Laure de La Raudière, la présidente de l’Arcep, et Cédric O, l’ancien secrétaire d’Etat au Numérique, nous ont notamment demandé, il y a un peu plus d’un mois, de régler le problème. La pression est tellement forte que nous ne pouvions pas passer à côté. Nous présentons aujourd’hui un plan visant à améliorer la qualité des raccordements des abonnés à la fibre. Nous l’avons travaillé avec les opérateurs d’infrastructures, les opérateurs commerciaux et les intégrateurs [les sous-traitants, Ndlr]. Le principe général est de replacer l’opérateur d’infrastructures, le donneur d’ordre, comme garant de la qualité des réseaux. Ce qui n’est pas le cas avec le mode STOC (1), le processus qui encadre les raccordements des clients. Nous voulons remettre l’opérateur d’infrastructures au centre du jeu. Pour ce faire, notre plan repose sur trois axes. Nous allons d’abord créer une labellisation des intervenants sur les réseaux. Il faut être certain que ceux-ci soient correctement formés, bien équipés, et qu’il suivent les règles de l’art. Dans le cas contraire, ils seront déréférencés et sortis du jeu. Nous souhaitons également mettre un terme à certains actes inadmissibles et intolérables, comme les câbles coupés ou les écrasements volontaires de lignes… L’autre axe du plan concerne le contrôle des travaux. Les opérateurs d’infrastructures doivent pouvoir diligenter des enquêtes en temps réel sur les interventions. L’idée, c’est que les opérateurs commerciaux les préviennent en amont des opérations à venir. Nous commencerons, ici, dans les régions où il y a le plus d’incidents. Le simple fait que les sous-traitants sachent qu’ils peuvent être contrôlés devrait améliorer les choses. Le troisième axe du plan vise, lui, à mettre le compte-rendu d’intervention au centre de la relation contractuelle entre l’opérateur d’infrastructures et l’opérateur commercial, et de facto entre l’opérateur commercial et son sous-traitant. Ce compte-rendu doit être fourni, complet. Il contiendra des informations techniques qui n’existent pas encore, lesquelles attesteront de la bonne réalisation des raccordements. Les photos des interventions sont essentielles. Elles permettront de vérifier, avant et après, s’il y a eu des câbles coupés, débranchés. Ou encore si des points de mutualisation [à partir desquels les opérateurs commerciaux tirent les lignes pour raccorder les abonnés, Ndlr] ont été saccagés, si leurs portes ont été forcées… Notre plan ambitionne, en clair, de sanctionner tout travail mal fait.
Quand sera-t-il opérationnel ?
Nous le présentons ce mercredi après-midi devant l’Avicca, une association rassemblant les collectivités impliquées dans le numérique. J’espère qu’il va rassurer tout le monde. Pour que ce plan soit mis en œuvre, il doit se traduire par des engagements bilatéraux entre tous les opérateurs d’infrastructures et commerciaux. Nous voulons aller très vite. Nous souhaitons qu’il soit totalement opérationnel au mois de septembre.
Ces mesures seront-elles vraiment suffisantes pour en finir avec les malfaçons de certains sous-traitants ? Certains sont, en bout de chaîne, accusés de recourir à des autoentrepreneurs ou à des travailleurs immigrés, mal payés et peu formés, qui sèment la pagaille dans les réseaux…
Ce que vous évoquez, c’est l’ubérisation de la chaîne de sous-traitance. Il s’agit du fait qu’un intermédiaire prenne l’essentiel de la marge et sous-traite au moins-disant. Avec notre plan, nous comptons passer d’un système d’ubérisation à un système d’industrialisation. Cela ne signifie pas que les petites sociétés n’auront plus le droit d’intervenir sur les réseaux. Mais toutes devront avoir suivi un parcours de formation, et avoir démontré leur capacité à travailler correctement. Sinon, encore une fois, elles prendront la porte.
Beaucoup de sous-traitants se plaignent de ne pas être assez bien rémunérés. Certains sous-traitants de rang 2 qui travaillent sur les réseaux d’Orange pestent, notamment, contre les nouveaux prix pratiqués par l’opérateur historique, de loin le premier donneur d’ordre du secteur… Qu’en dites-vous ?
Il y a une compression des prix. C’est vrai. Mais il faut faire attention à ce qu’on dit, parce que cette baisse n’est pas toujours si violente que ça. Ce que je déplore, c’est la brutalité de l’évolution des tarifs d’Orange telle qu’elle a été conduite ces derniers mois. Ce n’est pas acceptable. Ce qui nous préoccupe, c’est que le sous-traitant de rang 2 qui va intervenir sur le chantier puisse vivre décemment de son travail. Or ce n’est pas possible s’il est payé 70 euros pour une demi-journée d’intervention… C’est donc de là qu’il faut partir. Il faut déterminer quel est le prix minimum à payer pour une intervention en bout de chaîne, et faire remonter cette information aux sous-traitants de rang 1, jusqu’à Orange. C’est de cette manière qu’on déterminera au mieux les tarifs des prestations. Le travail à perte ne doit pas être autorisé. Cela dit, je me garde de critiquer Orange. Son modèle économique est sous forte pression, et il a, lui aussi, ses contraintes. Il reste l’opérateur commercial qui investit le plus dans la fibre en Europe.
Que comptez-vous faire, concrètement, au niveau d’InfraNum, pour aider les sous-traitants ?
Nous allons travailler sur la question du partage de la valeur au sein de la filière. C’est l’étape d’après, notre prochain chantier. En parallèle d’une analyse concernant la viabilité économique des acteurs en bout de chaîne, nous souhaitons mettre en place une indexation des contrats sur l’augmentation du coût de la vie. Cela se fait dans tous les autres secteurs d’infrastructures. Il s’agit d’une demande forte des intégrateurs et des sous-traitants. Ils souffrent aujourd’hui de l’inflation, et en particulier de la hausse du prix de l’essence pour se rendre sur leurs lieux d’intervention. Leurs contrats doivent en tenir compte. Cela me paraît tout à fait normal. Mais si les sous-traitants en bout de chaîne doivent pouvoir vivre correctement, il en va de même pour les opérateurs commerciaux. Ces derniers sont confrontés à la domination des GAFAM [Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft, Ndlr], qui captent l’essentiel de la valeur. Il est essentiel que ces grandes plateformes contribuent à l’économie des réseaux, dont elles sont les principaux utilisateurs. Je suis favorable à ce que les opérateurs commerciaux puissent facturer l’utilisation des réseaux aux GAFAM. Cela doit être encadré par des règles de non-discrimination. Il faudra aussi, bien entendu, qu’on veille à la neutralité du Net.
L’Union européenne s’est récemment saisie de ce dossier. Bruxelles appelle à ce que les géants américains du Net, qui utilisent plus de la moitié de la bande passante, contribuent financièrement au déploiement des réseaux télécoms…
Je soutiens totalement cette initiative. Sinon qu’allons-nous faire ? Augmenter les prix des abonnements téléphoniques et Internet de 10 euros pour enrichir encore, au final, les GAFAM ? Parce ce sont eux qui, au final, profitent de tout cet argent… Nous sommes confrontés à un problème structurel. C’est une question de justice.
Considérez-vous que la forte concurrence en France, qui rogne les marges des opérateurs en les obligeant à pratiquer des prix parmi les plus bas d’Europe, a fini par plomber la filière et ses sous-traitants ?
Force est de constater que si la concurrence a permis de doper les investissements, elle a également paupérisé le secteur. Les prix bas ont profité au consommateur. Il a gagné du pouvoir d’achat, et on ne peut que s’en réjouir. Mais l’économie des réseaux en souffre. Aujourd’hui, les prix sont clairement trop bas. Soit on les relève, soit on trouve d’autres sources de revenus. C’est tout l’enjeu, justement, de notre combat contre les GAFAM…
La volonté du gouvernement d’accélérer le déploiement de la fibre n’a-t-elle pas, aussi, déstabilisé la filière, qui a eu du mal à se structurer et à trouver suffisamment de main-d’œuvre qualifiée ?
Il est vrai que nous sommes allés très vite. Nous avons encore raccordé 5,6 millions de lignes en 2021. En 2022, nous projetons au moins 4 millions. A la fin de l’année – c’est-à-dire un peu plus de dix ans après le début du chantier -, plus de 80% des Français bénéficieront de la fibre. C’est énorme. Tout le monde travaille à plein régime, tambour battant, pour tenir le rythme un peu fou du plan France Très haut débit. La qualité en a pâti. Nous n’imaginions pas, pour autant, que les malfaçons seraient si nombreuses, et que leur impact serait aussi important. Mais ce sont d’abord les élus locaux qui voulaient avoir la fibre rapidement. Et non les industriels, qui auraient, de loin, préféré que le déploiement s’étale davantage dans le temps, pour bénéficier de plus de stabilité et de visibilité… Le gouvernement a choisi de suivre les demandes des élus locaux et des collectivités. L’industrie, elle, s’est mise au diapason. Malgré les difficultés, ce chantier reste une belle réussite. La fibre constitue un atout formidable pour le pays et la vitalité de l’économie.
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1. Le mode STOC (« sous-traitance opérateur commercial ») est le dispositif qui s’applique pour le raccordement final des abonnés à la fibre. Dans cette logique, l’opérateur d’infrastructures laisse ces interventions aux opérateurs commerciaux Orange, SFR, Bouygues Telecom et Free, lesquels font appel à différents sous-traitants p