Société: « Héritocratie », métamorphoses de l’élitisme
Dans son nouvel et brillant essai, le sociologue Gilles Bastin(Sociologue et collaborateur du « Monde des livres » montre comment les grandes écoles résistent à l’ouverture sociale en dépit des discours et des mesures qui la promeuvent.(extrait)
« Héritocratie. Les élites, les grandes écoles et les mésaventures du mérite (1870-2020) », de Paul Pasquali, La Découverte, « L’envers des faits », 312 p., 21 €, numérique 14,50 €.
Que vaut la méritocratie, en matière d’éducation, si tout le mérite revient toujours aux héritiers ? La question est une de celles qui troublent le plus notre société, où l’on oppose fréquemment le volontarisme des programmes d’ouverture sociale des « grandes écoles » et leur promotion de la « diversité » aux constats désabusés et répétés des sociologues quant au maintien d’un niveau très élevé d’inégalité à leurs portes. Paul Pasquali avait apporté quelques réponses dans Passer les frontières sociales (Fayard, 2014), où il décrivait le poids des hiérarchies qui pèsent sur les « déplacés », ces enfants des classes moyennes et populaires admis dans des filières d’accès réservées à Sciences Po depuis les années 2000. Pour son nouveau livre, il s’est attaché à décrire non plus des individus mais les métamorphoses les plus visibles de ce qu’il appelle « l’héritocratie » – c’est son titre – depuis la fin du XIXe siècle. Un concept qui désigne les stratégies de résistance au changement et de fermeture sociale des « grandes écoles ».
Cette enquête le mène sur les traces du concept de « méritocratie », qui fut forgé par le sociologue britannique Michael Young (1915-2002) dans un roman dystopique, La Méritocratie en mai 2033 (Futuribles, 1969), décrivant une société cauchemardesque gouvernée par son élite scolaire. Elle le conduit à suivre Condorcet, Alain ou Marc Bloch dans leurs écrits les plus incisifs sur le mérite comme dépassement de soi par l’instruction. Ou encore Edmond Goblot (1858-1935), qui éclaira la façon dont le mérite pouvait aussi être mis au service de la reproduction de la bourgeoisie dans la mesure où il est associé à l’acquisition d’une culture faisant barrage au renouvellement de cette classe et l’homogénéisant.
Elle lui permet enfin une fine analyse des moyens que la société se donne de connaître ces mécanismes en menant des enquêtes qui, des tentatives de l’Institut national d’études démographiques, dans les années 1960, sur « l’appareil élévateur » de la société française, aux tableaux de bord actuels du ministère de l’enseignement supérieur, en passant évidemment par les travaux de Pierre Bourdieu (1930-2002) et Jean-Claude Passeron sur les héritiers et la reproduction, ont été régulièrement brocardées, détournées ou ignorées.