Discrimination positive à l’ENS: mesure contre-productive
Cette mesure, en plus de remettre en cause l’égalité intellectuelle entre les candidats, délégitime les boursiers en cas de réussite, estime le spécialiste de philosophie politique Maroun Eddé (dans le Figaro)
L’enfer, dit-on, est pavé de bonnes intentions. Notre époque a le don d’incarner davantage ce proverbe chaque jour. Dernière mesure en date: la décision de la prestigieuse École Normale Supérieure de Paris d’octroyer des points supplémentaires au concours d’entrée pour les boursiers, voire d’augmenter les résultats de ceux dont les parents ont un moins bon niveau d’études. Véritable cadeau empoisonné, cette décision risque de rompre l’égalité morale avec les autres élèves et de défavoriser ceux qu’elle prétend aider.
Le concours, institution d’excellence au cœur de la méritocratie
Les concours ont été créés au cours du XIXe siècle dans l’objectif de remplacer les passe-droits et le népotisme à l’entrée des grandes écoles et de la haute fonction publique. Le concours, c’est la fin des faveurs: tous les candidats, quel que soit leur nom, leur sexe ou leur milieu d’origine, sont soumis à la même impartialité. Récompensant par-dessus tout le travail et l’effort et constituant le dernier bastion d’excellence dans un système nivelé par l’égalitarisme, le système des concours constitue encore aujourd’hui une véritable opportunité d’ascension sociale pour les plus méritants: on compte près de 30% de boursiers en classes préparatoires et 20% parmi les admis à l’ENS chaque année. Même ceux qui ne sont pas admis finissent par intégrer d’autres formations d’excellence. C’est tout à l’honneur de la France que d’offrir gratuitement une éducation d’un tel niveau et de permettre à plus de 20 000 étudiants issus de milieux défavorisés d’intégrer chaque année les grandes écoles les plus prestigieuses du pays et d’y avoir la même reconnaissance que leurs pairs.
Car en plus d’attaquer leur dignité en remettant en cause leur égalité intellectuelle avec les autres candidats, on les rend moins légitimes en cas de réussite.
Une délégitimation des boursiers
Mais ce n’est plus assez pour notre époque. Au lieu de se féliciter des succès permis par ce système, on le critique, on l’accuse, on le condamne et on prétend le changer pour le rendre enfin plus juste. Mais le mieux est l’ennemi du bien. Car loin de rendre service aux boursiers, leur octroyer des points d’avance risque de les délégitimer. Le boursier, comme tout élève de classes préparatoires, veut réussir par son travail et ses propres efforts. Il veut mériter ce qu’il obtient. Lui donner des points supplémentaires, c’est sous-entendre qu’il ne serait pas assez bon pour réussir seul. C’est insinuer avec condescendance que lui, contrairement aux élèves privilégiés, a besoin d’aide pour avoir le concours. Que ses parents étant moins éduqués, il est nécessairement moins brillant. Cette charité déplacée est d’ailleurs rejetée par les boursiers eux-mêmes, quand on se donne la peine de leur demander leur avis: un sondage mené en juin par le Bureau national des étudiants en école de management montre que 70% des boursiers interrogés sont contre l’idée.
Pause
Car en plus d’attaquer leur dignité en remettant en cause leur égalité intellectuelle avec les autres candidats, on les rend moins légitimes en cas de réussite. Un boursier admis ne saura jamais s’il a réussi par lui-même ou parce que le concours aura été truqué en sa faveur. Le doute subsistera, créant au sein de l’école une scission entre ceux qui ont eu le concours par leurs propres efforts et ceux qui l’ont eu en se faisant aider. Le fameux syndrome de l’imposteur, déjà présent chez les étudiants en ascension sociale, n’en sortira que renforcé.
Se focaliser sur les boursiers de classes préparatoires, qui ne représentent que 3% des boursiers du supérieur, c’est vouloir aider les rares rescapés d’un système dont l’essentiel des inégalités se joue ailleurs.
Aider ceux qui n’en ont plus besoin
En plus des effets pervers d’une telle mesure, on se trompe de cible. Ce n’est pas en classe préparatoire que l’ascenseur social est en panne, mais à l’université, qui concentre un demi-million de boursiers dans quelques licences non-sélectives aux taux d’échecs très élevés, parfois de l’ordre de 60%. Ce n’est pas non plus en classe préparatoire que se creusent les écarts de niveau mais bien en amont, dès la petite enfance, au moment d’apprendre à parler, lire et écrire, puis au primaire, au collège et au lycée. Se focaliser sur les boursiers de classes préparatoires, qui ne représentent que 3% des boursiers du supérieur, c’est vouloir aider les rares rescapés d’un système dont l’essentiel des inégalités se joue ailleurs. Arriver jusqu’en classe préparatoire, c’est avoir déjà réussi à surmonter toutes ces épreuves, c’est avoir déjà eu un parcours exceptionnel et on peut faire l’honneur à celui qui est parvenu jusque-là de considérer qu’il a les capacités de s’en sortir seul pour la suite. Plutôt que de se focaliser sur ceux qui n’ont plus besoin d’aide, une véritable politique de justice sociale s’attacherait à ceux que l’on perd successivement tout au long de notre système éducatif. La mixité réelle ne se décrète pas en aval, elle se construit en amont et sur le temps long. Les grandes écoles dont l’ENS ont longtemps œuvré dans ce sens avec des programmes de formation et d’orientation dans les collèges et lycées. Mais elles semblent avoir fini par abandonner et fait le choix de la facilité: truquer superficiellement les concours d’entrée pour maquiller des statistiques qui auraient mis des années d’effort pour être réellement atteintes.
Et c’est là que le bât blesse: loin d’une mesure de justice sociale, il s’agit surtout d’une mesure de communication pour améliorer l’image de l’école à une époque où la vertu est affaire de marketing
Se donner bonne conscience à moindres frais
Derrière une telle mesure se joue une compétition accrue entre grandes écoles pour savoir laquelle pourra afficher le plus de mixité. L’enjeu pour l’ENS, c’est d’améliorer ses statistiques officielles de diversité sociale pour faire face aux universités anglo-saxonnes et aux écoles de commerce, chacune faisant de la surenchère en politiques de discrimination positive pour se donner une bonne image à moindre frais. Et c’est là que le bât blesse: loin d’une mesure de justice sociale, il s’agit surtout d’une mesure de communication pour améliorer l’image de l’école à une époque où la vertu est affaire de marketing. Une époque imprégnée d’un égalitarisme mal compris, où des élites bien-pensantes se font la compétition à coup de mesures délétères pour se donner bonne conscience sans se soucier davantage de qui en fera les frais. En l’occurrence, le principal bénéficiaire de cette mesure sera l’ENS et son image médiatique. Et les principaux perdants seront les boursiers, ceux-là même que l’on prétend aider.