Archive pour le Tag 'méritocratie'

L’illusion de la méritocratie

L’illusion de la méritocratie

L’idée d’une hiérarchie fondée sur le mérite est un des fondements de l’école républicaine, mais une compétition équitable exigerait que tous les enfants aient les mêmes conditions culturelles et socio-économiques.

Luc Cédelle dénonce dans le Monde l’illusion de la méritocratie

 

 « Je suis un pur produit de la méritocratie républicaine dont l’école est le pilier. » Prononcée le 20 mai lors de sa passation des pouvoirs avec Jean-Michel Blanquer, cette phrase fut l’une des premières de Pap Ndiaye en tant que ministre de l’éducation nationale. Selon Le Robert, la méritocratie désigne la « hiérarchie sociale fondée sur le mérite ». Son invocation semble couler de source : qui peut être contre les efforts à fournir pour acquérir un savoir et contre le mérite qui en découle ?

Mais la mesure de ce mérite se dérobe. Comment, dans les résultats scolaires, distinguer ce qui relève de l’effort fourni, de dispositions personnelles ou du contexte familial et relationnel ? A résultat égal, un enfant sera immensément méritant et un autre n’aura eu qu’à s’acquitter d’une formalité. D’autres complexités surgissent lorsque l’on passe d’une situation ponctuelle (untel a bien travaillé, bravo) à une caractérisation durable (untel travaille toujours bien, c’est un « bon élève »), et du registre individuel à la dimension politique signifiée par la notion de « méritocratie ».

De ce fait, elle est associée à celle de « l’égalité des chances » : une compétition équitable exigerait que tous soient placés dans les mêmes conditions culturelles et socio-économiques. Ce n’est évidemment pas le cas et c’est pourquoi le système scolaire s’assigne un devoir de compensation : dans son article 1, le code de l’éducation stipule que le service public de l’éducation « contribue à l’égalité des chances ». Il précise que, « dans le respect de l’égalité des chances, des aides sont attribuées aux élèves et aux étudiants selon leurs ressources et leurs mérites ». Garante de la méritocratie et au cœur des discours sur l’école, l’égalité des chances a donc le statut ambivalent d’un principe de fonctionnement proclamé et d’un idéal toujours à atteindre.

La méritocratie, note le sociologue François Dubet à propos des paroles « rituelles » de Pap Ndiaye, est qualifiée de « républicaine », en référence à l’école de Jules Ferry. Pourtant, celle-ci « pratiquait plutôt l’élitisme républicain, consistant à sélectionner “les meilleurs des enfants du peuple’’, susceptibles de suivre une scolarité longue, sans se soucier d’organiser une quelconque “égalité des chances’’ pour les autres », rappelle le sociologue qui, d’un ouvrage à l’autre, appelle depuis plus de vingt ans à davantage d’attention pour les vaincus de la compétition scolaire.

Aujourd’hui, puisque les enfants de tous milieux fréquentent un système scolaire unifié et sont censés bénéficier d’une égalité des chances, les perdants sont rendus responsables de leurs échecs et des infériorités de statut social qui en découlent. Tel est le message, générateur de puissants ressentiments, que la société leur transmet – alors même que la crise sanitaire vient de souligner le rôle crucial des travailleurs de « première ligne » au service du bien commun.

Méritocratie : l’illusion perdue

 

L’écrivain Edouard Louis, les journalistes Adrien Naselli, Sébastien Le Fol… racontent le parcours de personnalités aux origines modestes. Pour mieux dénoncer les failles de la méritocratie.( Le Monde, extrait)

 

« Est-ce que je suis condamné à toujours espérer une autre vie ? », écrit Edouard Louis dans « Changer : méthode ». THE NEW YORK TIMES-REDUX-REA

L’écrivain Edouard Louis l’appelle « son odyssée » : ce voyage de la vie qu’il décrivait dans En finir avec Eddy Bellegueule (Seuil, 2014) à celle qu’il s’est construite à force de transformations – voix, nom, corps, lectures, vocabulaire – a effacé « une par une les traces de ce qu[’il a] été ». Mais voilà que, alors qu’il est arrivé au terme de cette odyssée, les souvenirs d’enfance se font plus nostalgiques. « Je voudrais revenir dans le temps… »écrit-il dans Changer : méthode, paru le 16 septembre au Seuil. « Est-ce que je suis condamné à toujours espérer une autre vie ? »

 

Cette rentrée, ils sont plusieurs auteurs à s’intéresser au parcours des « transclasses », le leur, comme Edouard Louis, ou celui de leurs semblables. Dans Et tes parents, ils font quoi ? (JC Lattès), le journaliste Adrien Naselli, fils d’un chauffeur de bus et d’une secrétaire, est allé rencontrer des parents d’autres « transfuges de classe », comme on les nomme aujourd’hui : les politiques Aurélie Filippetti et Najat Vallaud-Belkacem, la journaliste Rokhaya Diallo, le magistrat Youssef Badr, pour ne citer que les plus connus.

La philosophe Chantal Jaquet, qui a forgé le terme de « transclasse » dans Les Transclasses ou la non-reproduction (PUF, 2014), revient sur son parcours dans un livre d’entretiens avec Jean-Marie Durand (Juste en passant, PUF). Enfin, le directeur de la rédaction du Point, Sébastien Le Fol, dénonce, dans Reste à ta place… ! (Albin Michel), « le système français prétendument méritocratique » qui « assassine chaque jour des milliers de génies en herbe ». Il y fait parler des célébrités d’origine modeste – Anne Hidalgo, Fabrice Luchini, Michel Onfray, Cyril Hanouna, Bernard Tapie ou François Pinault – du mépris social dont ils ont été l’objet.

Ce phénomène d’édition ne fait pas pour autant des transfuges de classe des héros. Les auteurs plantent au contraire quelques clous supplémentaires dans le cercueil bien abîmé de la méritocratie. Il est plutôt question d’un sentiment de déréliction, de mépris, de honte et de cette honte d’avoir honte décrite par Albert Camus. « Ces dernières années, le discours a changé, écrit ainsi Adrien Naselli. Les transfuges ne se contentent plus de sourire à la télévision en donnant l’exemple et en disant merci. »

« Même ceux qui ont bénéficié d’une mobilité sociale sont très sceptiques vis-à-vis du système. Et beaucoup expliquent surtout leur succès par la chance. » Luc Rouban, politologue

Ils se font plutôt les témoins privilégiés de la rareté de leur propre réussite, eux qui peuvent constater que leur place dans l’imaginaire républicain est inversement proportionnelle à leur nombre. Au point de faire dire à Adrien Naselli : « Quand l’un ou l’une d’entre eux croise ma route, ce que je ressens est comparable au sentiment amoureux. » « C’est ce qu’on voit dans nos enquêtes, commente Luc Rouban, du Cevipof. Même ceux qui ont bénéficié d’une mobilité sociale sont très sceptiques vis-à-vis du système. Et beaucoup expliquent surtout leur succès par la chance. » La critique du modèle républicain traverse toutes les classes.

Méritocratie scolaire : un mythe ?

Méritocratie scolaire : un mythe ?

« La méritocratie scolaire est une croyance plus qu’une réalité », expliquent Florence Rizzo, cofondatrice de SynLab, Céline Darnon, chercheuse en psychologie sociale à l’université Clermont-Auvergne, François Dubet, sociologue, et Sébastien Goudeau, chercheure en psychologie sociale à l’université Paris-Descartes. Ils plaident pour « le développement de pratiques pédagogiques génératrices de plus d’équité. Tribune dans le JDD.

 

Tribune

 

La tradition française attribue un rôle clé à l’école dans la mobilité sociale. Pourtant, les enquêtes Pisa de ces dernières années rappellent que la France est l’un des pays les plus inégalitaires de la zone OCDE : le poids de l’origine sociale pèse davantage qu’ailleurs sur les résultats scolaires. Comment réduire cette fracture?

Pour creuser cette question, l’association SynLab a conduit en juin une grande enquête auprès de 826 enseignants. L’objectif était d’examiner le lien entre les croyances des enseignants et leurs pratiques pédagogiques liées à la réussite scolaire. Les résultats de l’enquête montrent que plus les enseignants croient en la méritocratie scolaire (c’est-à-dire plus ils pensent que des affirmations telles qu’ »à l’école, quand on veut, on peut » correspondent à la réalité), plus ils engendrent un climat de « performance » en classe (comparaison entre élèves, mise en avant des bons éléments, sanctions, pratiques compétitives…) et moins ils favorisent un climat de « maîtrise » (valorisation des progrès, présentation de l’erreur comme une étape nécessaire à l’apprentissage…). Or la recherche a montré que les pratiques compétitives ont tendance à accentuer l’écart de performance entre les élèves issus de milieux populaires et ceux issus de milieux plus favorisés.

A l’inverse, il existe des pratiques pédagogiques efficaces pour faire progresser les plus fragiles sans pour autant freiner les meilleurs élèves. Faire coopérer les élèves entre eux, leur expliquer que l’erreur permet d’apprendre et mettre cela en pratique dans son enseignement, leur faire des feedbacks individualisés en leur expliquant ce qu’ils n’ont pas compris et pourquoi, donner du sens et expliciter l’utilité des apprentissages scolaires, préciser l’objectif d’une séquence de formation avant de commencer à l’enseigner : voici quelques exemples de pratiques pédagogiques dont les recherches expérimentales ont montré qu’elles sont bénéfiques à l’apprentissage.

Or l’enquête réalisée par SynLab montre que plus les enseignants favorisent, dans leur classe, un climat de performance, moins ils rapportent utiliser l’ensemble de ces pratiques, identifiées par la littérature scientifique comme utiles pour permettre les progrès de tous et, dans bien des cas, réduire les inégalités. Loin de soutenir un nivellement par le bas, ces pratiques permettent au contraire à chacun de progresser.

Il est intéressant de le noter : 90% des enseignants interrogés dans l’enquête déclarent avoir envie d’être informés et formés sur les pratiques efficaces pour réduire les inégalités. Nous pouvons donc améliorer la performance de notre système éducatif si et seulement si nous sommes prêts à reconnaître collectivement que la méritocratie scolaire est une croyance plus qu’une réalité, et si nous sommes prêts à soutenir les enseignants dans le développement de pratiques pédagogiques génératrices de plus d’équité. »

La méritocratie scolaire : un mythe ?

La méritocratie scolaire : un mythe ?

« La méritocratie scolaire est une croyance plus qu’une réalité », expliquent Florence Rizzo, cofondatrice de SynLab, Céline Darnon, chercheuse en psychologie sociale à l’université Clermont-Auvergne, François Dubet, sociologue, et Sébastien Goudeau, chercheure en psychologie sociale à l’université Paris-Descartes. Ils plaident pour « le développement de pratiques pédagogiques génératrices de plus d’équité. Tribune dans le JDD.

 

Tribune

 

La tradition française attribue un rôle clé à l’école dans la mobilité sociale. Pourtant, les enquêtes Pisa de ces dernières années rappellent que la France est l’un des pays les plus inégalitaires de la zone OCDE : le poids de l’origine sociale pèse davantage qu’ailleurs sur les résultats scolaires. Comment réduire cette fracture?

Pour creuser cette question, l’association SynLab a conduit en juin une grande enquête auprès de 826 enseignants. L’objectif était d’examiner le lien entre les croyances des enseignants et leurs pratiques pédagogiques liées à la réussite scolaire. Les résultats de l’enquête montrent que plus les enseignants croient en la méritocratie scolaire (c’est-à-dire plus ils pensent que des affirmations telles qu’ »à l’école, quand on veut, on peut » correspondent à la réalité), plus ils engendrent un climat de « performance » en classe (comparaison entre élèves, mise en avant des bons éléments, sanctions, pratiques compétitives…) et moins ils favorisent un climat de « maîtrise » (valorisation des progrès, présentation de l’erreur comme une étape nécessaire à l’apprentissage…). Or la recherche a montré que les pratiques compétitives ont tendance à accentuer l’écart de performance entre les élèves issus de milieux populaires et ceux issus de milieux plus favorisés.

A l’inverse, il existe des pratiques pédagogiques efficaces pour faire progresser les plus fragiles sans pour autant freiner les meilleurs élèves. Faire coopérer les élèves entre eux, leur expliquer que l’erreur permet d’apprendre et mettre cela en pratique dans son enseignement, leur faire des feedbacks individualisés en leur expliquant ce qu’ils n’ont pas compris et pourquoi, donner du sens et expliciter l’utilité des apprentissages scolaires, préciser l’objectif d’une séquence de formation avant de commencer à l’enseigner : voici quelques exemples de pratiques pédagogiques dont les recherches expérimentales ont montré qu’elles sont bénéfiques à l’apprentissage.

Or l’enquête réalisée par SynLab montre que plus les enseignants favorisent, dans leur classe, un climat de performance, moins ils rapportent utiliser l’ensemble de ces pratiques, identifiées par la littérature scientifique comme utiles pour permettre les progrès de tous et, dans bien des cas, réduire les inégalités. Loin de soutenir un nivellement par le bas, ces pratiques permettent au contraire à chacun de progresser.

Il est intéressant de le noter : 90% des enseignants interrogés dans l’enquête déclarent avoir envie d’être informés et formés sur les pratiques efficaces pour réduire les inégalités. Nous pouvons donc améliorer la performance de notre système éducatif si et seulement si nous sommes prêts à reconnaître collectivement que la méritocratie scolaire est une croyance plus qu’une réalité, et si nous sommes prêts à soutenir les enseignants dans le développement de pratiques pédagogiques génératrices de plus d’équité. »

ENA: de la méritocratie à l’oligarchie

ENA: de la méritocratie à l’oligarchie

« C’est dans notre pays que l’origine sociale a le plus d’influence sur les parcours individuels. Nous avons rendu la méritocratie héréditaire et fait de l’ENA le berceau de l’oligarchie »Déclare dans une tribune François de Closets ( l’Opinion)

 

Tribune

Qu’il faille réformer l’ENA, un énarque seul pouvait en douter. L’institution comporte, dans sa structure comme ans son fonctionnement, des aberrations qui devaient être corrigés. Mais pourquoi diable fallait-il supprimer le mot ? Avait-on un sigle plus accrocheur ? Je doute que, dans l’avenir, l’imprononçable ISP puisse faire oublier le clinquant ENA qui convenait parfaitement à l’école de remplacement. Au reste, lorsque Emmanuel Macron prononça la sentence, les commentateurs la trouvèrent hors de propos.

A quoi bon ? La disparition de la prestigieuse école ne figurait pas dans le catalogue hétéroclite des revendications en gilets jaunes. Mais il ne s’agissait pas de satisfaire telle ou telle réclamation, il fallait répondre à une attente informulée car plus profonde. Cette décision trouvait sa pertinence dans la rage antisystème que ressentaient les Français. Le peuple en colère demandait un sacrifice, l’ENA avait la tête de l’emploi. C’est même tout son problème.

La marque fait florès à l’étranger, bien des pays veulent s’en inspirer, mais pour nous, elle cristallise la détestation des élites. Les Français ont le sentiment que leur pays est tenu par cette super-élite aussi saisissante qu’insaisissable. Or le mouvement des Gilets jaunes était d’abord antiélitaire et c’est pour cela sans doute qu’il a bénéficié d’un soutien populaire si large et si constant.

L’Enarchie aurait dû résister à cette fièvre égalitariste car elle s’appuyait sur la sélection la plus républicaine qui soit ​: la compétition scolaire

Pour la démocratie, cette détestation des élites est un péril mortel car toute société se construit sur une structure pyramidale, inégalitaire. L’égalitarisme qui prétend s’en passer, bascule toujours du meilleur au pire. Ainsi l’antiélitisme exacerbé, loin d’annoncer un regain démocratique, nous conduirait tout droit au cauchemar de la démocratie directe ou de l’anarchie. Le sacrifice de l’ENA est donc tout sauf un caprice présidentiel, il nous renvoie, par son incongruité même, à cette condamnation des élites qui nourrit le populisme.

D’une façon générale, les Français ne supportent pas que certains passent avant les autres. Pour la fortune comme pour le pouvoir. Ils suspectent le « self made man ​», ils envient autant qu’ils méprisent l’héritier et contestent chaque matin les élus de la Nation. Seuls les gagnants du Loto trouvent grâce à leurs yeux. L’Enarchie aurait dû résister à cette fièvre égalitariste car elle s’appuyait sur la sélection la plus républicaine qui soit ​: la compétition scolaire. L’école n’a pas seulement pour rôle de transmettre le savoir, elle doit aussi classer les jeunes Français entre les cracks et les cancres et donner à chacun sa place dans la société. Un classement qui fut longtemps indiscutable ​: la France est d’abord une république des bons élèves. Sacraliser la méritocratie scolaire et contester la méritocratie économique, c’est la recette de la cohésion sociale à la française.

Certains élèves, soutenus par leur famille, étaient plus égaux que d’autres devant le parcours scolaire, on le savait. Mais cette inégalité, cette injustice, était compensée par « ​l’ascenseur social ​» qui, pour l’essentiel, était assuré par l’école. C’est elle qui assurait la promotion de boursiers méritants, elle qui permettait de réussir brillamment ses études avec un père ouvrier et une mère femme de ménage. Cette mobilité sociale compensait les inégalités et légitimait la place des uns et des autres.

L’ENA s’est précisément construite en 1945 pour affirmer le principe méritocratique. Elle a mis fin au système opaque de concours qui protégeait l’entre-soi des notables dans la haute fonction publique. Comment est-on passé de cette vision républicaine de l’administration à cette « ​noblesse d’Etat ​» que dénonçait justement Pierre Bourdieu ?

D’emblée, la fonction de sélection-classement l’a emporté sur la fonction d’enseignement-formation. Les meilleurs élèves étaient proclamés Inspecteurs des Finances, Conseillers d’Etat ce qui ne correspondait à aucun enseignement spécialisé mais à un niveau d’excellence. Ainsi dès la sortie de l’école, avant toute expérience professionnelle, ils se trouvaient habilités aux plus hautes fonctions. L’ENA générait la caste qui dirigerait le pays.

Il faut reculer de deux générations pour trouver, éventuellement, une origine populaire à nos Enarques

Ce triomphe de la méritocratie scolaire ne s’est pas limité à l’administration. L’habilitation au commandement qu’elle décernait à travers les Grands Corps n’était pas seulement valable pour l’administration mais également pour la banque, les entreprises, les partis politiques, les plus hautes institutions, pour la France entière. Cette aristoénarchie compensait son arrogance par la plus républicaine des légitimations ​: la méritocratie. Elle était donc ouverte à tous grâce à la promotion au mérite qu’assurait l’école. Malheureusement, celle-ci, qui fonctionnait jusqu’à l’instauration du collège unique en 1975, a peu à peu cédé la place à la reproduction.

Aujourd’hui, la sélection pour nos grandes écoles se fait à la naissance et repousse impitoyablement les enfants des milieux populaires. Pour cacher ce recrutement trop élitiste, l’institution se plait à présenter le pourcentage honorable des élèves qui ne sont pas fils, mais petits-fils, d’ouvriers, d’artisans d’agriculteurs ou d’employés. Il faut reculer de deux générations pour trouver, éventuellement, une origine populaire à nos Enarques. Notre méritocratie s’est refermée sur les classes les plus instruites ou les plus aisées. En un demi-siècle, l’ENA a donc subi une double évolution. D’une part, elle a étendu son emprise sur l’ensemble de la société, de l’autre elle a restreint son champ de recrutement aux seules CSP++. Les comparaisons internationales PISA sont impitoyables. C’est dans notre pays que l’origine sociale a le plus d’influence sur les parcours individuels. Nous avons rendu la méritocratie héréditaire et fait de l’ENA le berceau de l’oligarchie.

Reconstruction. Le phénomène s’est à ce point généralisé que la méritocratie dans son principe même se trouve aujourd’hui remise en cause. Tant dans l’enseignement que dans les entreprises. Le mouvement est parti des Etats-Unis et arrive en France. Un jeune énarque d’origine modeste, il en existe encore, David Guilbaud s’attaque à L’Illusion méritocratique[1] en dénonçant un système qui engendre une aristocratie fort peu démocratique. La déconstruction est parfaite mais elle appelle, ce que l’on oublie ordinairement, une reconstruction.

Pour beaucoup, l’école qui promettait à tous la réussite n’annonce plus que l’échec. Longtemps cette dégradation fut cachée par la baisse du niveau

Pour la formation des hauts fonctionnaires, les voies sont connues. Un tronc commun d’initiation au service public pour tous et des écoles de spécialisation pour former aux différents métiers de la fonction publique. Pas de grands corps, pas de classements, rien que des certificats d’habilitation professionnelle. La sélection entre les meilleurs et les autres se fait sur le terrain, dans l’exercice de l’activité professionnelle. Cette émulation confère à l’administration plus de dynamisme, plus de souplesse, plus d’inventivité. A chacun de faire ses preuves ! C’est ainsi que l’Etat peut choisir sur une décennie ceux qui feront l’école d’excellence, l’équivalent de l’Ecole de guerre pour les militaires, d’où sortiront, les futurs dirigeants de l’administration, voire du pays. Dans un système de ce type, l’Enarchie se dissout dans la haute fonction publique, il devient possible de compenser les inégalités sociologiques, de redonner leurs chances à ceux qui ne viennent pas des milieux aisés. Bref de corriger les défauts les plus criants de notre oligarchie. La réforme en cours va dans ce sens mais hésite à rompre totalement avec une méritocratie scolaire dévoyée.

Mais l’ENA n’est que l’aboutissement de cette instruction que reçoivent tous les enfants de France et qui doit conduire chacun au maximum de ses possibilités. Un système magnifique mais qui ne fonctionne plus. Pour beaucoup, l’école qui promettait à tous la réussite n’annonce plus que l’échec. Longtemps cette dégradation fut cachée par la baisse du niveau. On sait maintenant que de donner le bac à tous les candidats ne mène à rien. Mais cet indispensable renouveau qui, pour l’ENA, est une réforme devient, pour l’Education nationale, une révolution. C’est pourtant l’ensemble de notre système de formation qui est à régénérer. Un système qui ne peut se fonder que sur la méritocratie, une méritocratie qui ne peut venir que de l’école pour tous. Pas seulement de l’ENA pour les meilleurs.

[1] David Guilbaud, L’Illusion méritocratique, 2018 chez Odile Jacob.

ENA: de la méritocratie à l’oligarchie

ENA: de la méritocratie à l’oligarchie

« C’est dans notre pays que l’origine sociale a le plus d’influence sur les parcours individuels. Nous avons rendu la méritocratie héréditaire et fait de l’ENA le berceau de l’oligarchie »Déclare dans une tribune François de Closets ( l’Opinion)

 

Tribune

Qu’il faille réformer l’ENA, un énarque seul pouvait en douter. L’institution comporte, dans sa structure comme ans son fonctionnement, des aberrations qui devaient être corrigés. Mais pourquoi diable fallait-il supprimer le mot ? Avait-on un sigle plus accrocheur ? Je doute que, dans l’avenir, l’imprononçable ISP puisse faire oublier le clinquant ENA qui convenait parfaitement à l’école de remplacement. Au reste, lorsque Emmanuel Macron prononça la sentence, les commentateurs la trouvèrent hors de propos.

A quoi bon ? La disparition de la prestigieuse école ne figurait pas dans le catalogue hétéroclite des revendications en gilets jaunes. Mais il ne s’agissait pas de satisfaire telle ou telle réclamation, il fallait répondre à une attente informulée car plus profonde. Cette décision trouvait sa pertinence dans la rage antisystème que ressentaient les Français. Le peuple en colère demandait un sacrifice, l’ENA avait la tête de l’emploi. C’est même tout son problème.

La marque fait florès à l’étranger, bien des pays veulent s’en inspirer, mais pour nous, elle cristallise la détestation des élites. Les Français ont le sentiment que leur pays est tenu par cette super-élite aussi saisissante qu’insaisissable. Or le mouvement des Gilets jaunes était d’abord antiélitaire et c’est pour cela sans doute qu’il a bénéficié d’un soutien populaire si large et si constant.

L’Enarchie aurait dû résister à cette fièvre égalitariste car elle s’appuyait sur la sélection la plus républicaine qui soit ​: la compétition scolaire

Pour la démocratie, cette détestation des élites est un péril mortel car toute société se construit sur une structure pyramidale, inégalitaire. L’égalitarisme qui prétend s’en passer, bascule toujours du meilleur au pire. Ainsi l’antiélitisme exacerbé, loin d’annoncer un regain démocratique, nous conduirait tout droit au cauchemar de la démocratie directe ou de l’anarchie. Le sacrifice de l’ENA est donc tout sauf un caprice présidentiel, il nous renvoie, par son incongruité même, à cette condamnation des élites qui nourrit le populisme.

D’une façon générale, les Français ne supportent pas que certains passent avant les autres. Pour la fortune comme pour le pouvoir. Ils suspectent le « self made man ​», ils envient autant qu’ils méprisent l’héritier et contestent chaque matin les élus de la Nation. Seuls les gagnants du Loto trouvent grâce à leurs yeux. L’Enarchie aurait dû résister à cette fièvre égalitariste car elle s’appuyait sur la sélection la plus républicaine qui soit ​: la compétition scolaire. L’école n’a pas seulement pour rôle de transmettre le savoir, elle doit aussi classer les jeunes Français entre les cracks et les cancres et donner à chacun sa place dans la société. Un classement qui fut longtemps indiscutable ​: la France est d’abord une république des bons élèves. Sacraliser la méritocratie scolaire et contester la méritocratie économique, c’est la recette de la cohésion sociale à la française.

Certains élèves, soutenus par leur famille, étaient plus égaux que d’autres devant le parcours scolaire, on le savait. Mais cette inégalité, cette injustice, était compensée par « ​l’ascenseur social ​» qui, pour l’essentiel, était assuré par l’école. C’est elle qui assurait la promotion de boursiers méritants, elle qui permettait de réussir brillamment ses études avec un père ouvrier et une mère femme de ménage. Cette mobilité sociale compensait les inégalités et légitimait la place des uns et des autres.

L’ENA s’est précisément construite en 1945 pour affirmer le principe méritocratique. Elle a mis fin au système opaque de concours qui protégeait l’entre-soi des notables dans la haute fonction publique. Comment est-on passé de cette vision républicaine de l’administration à cette « ​noblesse d’Etat ​» que dénonçait justement Pierre Bourdieu ?

D’emblée, la fonction de sélection-classement l’a emporté sur la fonction d’enseignement-formation. Les meilleurs élèves étaient proclamés Inspecteurs des Finances, Conseillers d’Etat ce qui ne correspondait à aucun enseignement spécialisé mais à un niveau d’excellence. Ainsi dès la sortie de l’école, avant toute expérience professionnelle, ils se trouvaient habilités aux plus hautes fonctions. L’ENA générait la caste qui dirigerait le pays.

Il faut reculer de deux générations pour trouver, éventuellement, une origine populaire à nos Enarques

Ce triomphe de la méritocratie scolaire ne s’est pas limité à l’administration. L’habilitation au commandement qu’elle décernait à travers les Grands Corps n’était pas seulement valable pour l’administration mais également pour la banque, les entreprises, les partis politiques, les plus hautes institutions, pour la France entière. Cette aristoénarchie compensait son arrogance par la plus républicaine des légitimations ​: la méritocratie. Elle était donc ouverte à tous grâce à la promotion au mérite qu’assurait l’école. Malheureusement, celle-ci, qui fonctionnait jusqu’à l’instauration du collège unique en 1975, a peu à peu cédé la place à la reproduction.

Aujourd’hui, la sélection pour nos grandes écoles se fait à la naissance et repousse impitoyablement les enfants des milieux populaires. Pour cacher ce recrutement trop élitiste, l’institution se plait à présenter le pourcentage honorable des élèves qui ne sont pas fils, mais petits-fils, d’ouvriers, d’artisans d’agriculteurs ou d’employés. Il faut reculer de deux générations pour trouver, éventuellement, une origine populaire à nos Enarques. Notre méritocratie s’est refermée sur les classes les plus instruites ou les plus aisées. En un demi-siècle, l’ENA a donc subi une double évolution. D’une part, elle a étendu son emprise sur l’ensemble de la société, de l’autre elle a restreint son champ de recrutement aux seules CSP++. Les comparaisons internationales PISA sont impitoyables. C’est dans notre pays que l’origine sociale a le plus d’influence sur les parcours individuels. Nous avons rendu la méritocratie héréditaire et fait de l’ENA le berceau de l’oligarchie.

Reconstruction. Le phénomène s’est à ce point généralisé que la méritocratie dans son principe même se trouve aujourd’hui remise en cause. Tant dans l’enseignement que dans les entreprises. Le mouvement est parti des Etats-Unis et arrive en France. Un jeune énarque d’origine modeste, il en existe encore, David Guilbaud s’attaque à L’Illusion méritocratique[1] en dénonçant un système qui engendre une aristocratie fort peu démocratique. La déconstruction est parfaite mais elle appelle, ce que l’on oublie ordinairement, une reconstruction.

Pour beaucoup, l’école qui promettait à tous la réussite n’annonce plus que l’échec. Longtemps cette dégradation fut cachée par la baisse du niveau

Pour la formation des hauts fonctionnaires, les voies sont connues. Un tronc commun d’initiation au service public pour tous et des écoles de spécialisation pour former aux différents métiers de la fonction publique. Pas de grands corps, pas de classements, rien que des certificats d’habilitation professionnelle. La sélection entre les meilleurs et les autres se fait sur le terrain, dans l’exercice de l’activité professionnelle. Cette émulation confère à l’administration plus de dynamisme, plus de souplesse, plus d’inventivité. A chacun de faire ses preuves ! C’est ainsi que l’Etat peut choisir sur une décennie ceux qui feront l’école d’excellence, l’équivalent de l’Ecole de guerre pour les militaires, d’où sortiront, les futurs dirigeants de l’administration, voire du pays. Dans un système de ce type, l’Enarchie se dissout dans la haute fonction publique, il devient possible de compenser les inégalités sociologiques, de redonner leurs chances à ceux qui ne viennent pas des milieux aisés. Bref de corriger les défauts les plus criants de notre oligarchie. La réforme en cours va dans ce sens mais hésite à rompre totalement avec une méritocratie scolaire dévoyée.

Mais l’ENA n’est que l’aboutissement de cette instruction que reçoivent tous les enfants de France et qui doit conduire chacun au maximum de ses possibilités. Un système magnifique mais qui ne fonctionne plus. Pour beaucoup, l’école qui promettait à tous la réussite n’annonce plus que l’échec. Longtemps cette dégradation fut cachée par la baisse du niveau. On sait maintenant que de donner le bac à tous les candidats ne mène à rien. Mais cet indispensable renouveau qui, pour l’ENA, est une réforme devient, pour l’Education nationale, une révolution. C’est pourtant l’ensemble de notre système de formation qui est à régénérer. Un système qui ne peut se fonder que sur la méritocratie, une méritocratie qui ne peut venir que de l’école pour tous. Pas seulement de l’ENA pour les meilleurs.

[1] David Guilbaud, L’Illusion méritocratique, 2018 chez Odile Jacob.

Société- La tyrannie de la méritocratie

Société- La tyrannie de la méritocratie 

Le philosophe américain Michael Sandel explique dans son dernier  livre que l’orgueil d’une élite estimant devoir ses privilèges à son travail déstabilise nos démocraties.

 

Livre. Emmanuel Macron vient d’annoncer sa volonté de supprimer l’ENA, devenue pour beaucoup un symbole de l’entre-soi élitiste. Le chef de l’Etat estime cette décision nécessaire « parce que nous avons renoncé à gérer, bâtir des carrières de manière transparente et méritocratique ». Ce dernier mot prend une valeur particulière, tant il incarne un idéal auquel il est dur de renoncer, la promotion sur la base du mérite, la possibilité donnée à chacun d’améliorer sa condition sur la base du travail.

 

Pour le philosophe américain Michael Sandel, la méritocratie est aujourd’hui, aux Etats-Unis comme ailleurs, une tyrannie qui a installé une nouvelle noblesse de robe. Sandel poursuit ainsi la brillante critique du libéralisme politique qui est au cœur de son projet philosophique. Selon lui, l’orgueil d’une élite qui estime devoir ses privilèges à son travail déstabilise nos démocraties. Si l’on suit son raisonnement, il y a fort à craindre que de passer de l’ENA à un Institut du service public (ISP), comme le propose Emmanuel Macron, n’y changera sans doute rien, si les prémices restent les mêmes.

Mépris de classe

La réflexion du philosophe prend comme point de départ la question à laquelle chaque intellectuel américain est sommé de répondre : qu’est-ce qui explique le phénomène Trump ? Repoussant les explications traditionnelles, l’insécurité économique ou culturelle, Sandel estime que « la plainte populiste » est l’expression d’une colère contre une caste qui dénigre les milieux populaires. Ce mépris de classe est inspiré d’une culture de l’effort, selon laquelle les gagnants de la mondialisation, généralement détenteurs de prestigieux diplômes, ont réussi, car ils ont trimé dur dès le plus jeune âge. De façon plus ou moins implicite, l’orgueil de cette classe dominante dévalorise les moins fortunés, en laissant entendre qu’ils n’ont pas fait les efforts nécessaires à l’école et au-delà.

Ce système n’humilie pas seulement les classes populaires, mais plonge aussi les jeunes aspirants aux premiers rôles dans une réelle détresse psychologique

De l’éthique protestante du travail à la récente survalorisation des diplômes, Michael Sandel montre également que la méritocratie n’humilie pas seulement les classes populaires, mais plonge aussi les jeunes aspirants aux premiers rôles dans une réelle détresse psychologique. Entourés d’une riche coterie de coachs, de professeurs, de répétiteurs, les adolescents des familles aisées vivent dans la crainte de ne pas être reçus dans l’une des plus prestigieuses universités. La peur du déclassement les fragilise, si bien que la méritocratie continue de tourner grâce au soutien d’un cocktail d’antidépresseurs.

La Tyrannie de la méritocratie

La Tyrannie de la méritocratie 

Le philosophe américain Michael Sandel explique dans son dernier  livre que l’orgueil d’une élite estimant devoir ses privilèges à son travail déstabilise nos démocraties.

 

Livre. Emmanuel Macron vient d’annoncer sa volonté de supprimer l’ENA, devenue pour beaucoup un symbole de l’entre-soi élitiste. Le chef de l’Etat estime cette décision nécessaire « parce que nous avons renoncé à gérer, bâtir des carrières de manière transparente et méritocratique ». Ce dernier mot prend une valeur particulière, tant il incarne un idéal auquel il est dur de renoncer, la promotion sur la base du mérite, la possibilité donnée à chacun d’améliorer sa condition sur la base du travail.

 

Pour le philosophe américain Michael Sandel, la méritocratie est aujourd’hui, aux Etats-Unis comme ailleurs, une tyrannie qui a installé une nouvelle noblesse de robe. Sandel poursuit ainsi la brillante critique du libéralisme politique qui est au cœur de son projet philosophique. Selon lui, l’orgueil d’une élite qui estime devoir ses privilèges à son travail déstabilise nos démocraties. Si l’on suit son raisonnement, il y a fort à craindre que de passer de l’ENA à un Institut du service public (ISP), comme le propose Emmanuel Macron, n’y changera sans doute rien, si les prémices restent les mêmes.

Mépris de classe

La réflexion du philosophe prend comme point de départ la question à laquelle chaque intellectuel américain est sommé de répondre : qu’est-ce qui explique le phénomène Trump ? Repoussant les explications traditionnelles, l’insécurité économique ou culturelle, Sandel estime que « la plainte populiste » est l’expression d’une colère contre une caste qui dénigre les milieux populaires. Ce mépris de classe est inspiré d’une culture de l’effort, selon laquelle les gagnants de la mondialisation, généralement détenteurs de prestigieux diplômes, ont réussi, car ils ont trimé dur dès le plus jeune âge. De façon plus ou moins implicite, l’orgueil de cette classe dominante dévalorise les moins fortunés, en laissant entendre qu’ils n’ont pas fait les efforts nécessaires à l’école et au-delà.

Ce système n’humilie pas seulement les classes populaires, mais plonge aussi les jeunes aspirants aux premiers rôles dans une réelle détresse psychologique

De l’éthique protestante du travail à la récente survalorisation des diplômes, Michael Sandel montre également que la méritocratie n’humilie pas seulement les classes populaires, mais plonge aussi les jeunes aspirants aux premiers rôles dans une réelle détresse psychologique. Entourés d’une riche coterie de coachs, de professeurs, de répétiteurs, les adolescents des familles aisées vivent dans la crainte de ne pas être reçus dans l’une des plus prestigieuses universités. La peur du déclassement les fragilise, si bien que la méritocratie continue de tourner grâce au soutien d’un cocktail d’antidépresseurs.




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