L’IA , nouveau média ?
Après la radio, la télévision et Internet, l’intelligence artificielle s’impose comme un nouveau média. Cette révolution transforme radicalement notre rapport à l’information et redéfinit les règles du jeu économique pour les créateurs de contenu. Par Primavera de Filippi, Directrice de la Recherche chez Alien Intelligence (*)
dans La Tribune
L’évolution des médias suit une logique implacable : donner toujours plus d’autonomie aux consommateurs. La radiodiffusion imposait une communication descendante ridige (one to many), où chaînes de télévision et stations de radio dictaient le tempo. Internet a démocratisé les échanges avec les réseaux sociaux et blogs, permettant une communication horizontale décentralisée (many to many). Aujourd’hui, l’intelligence artificielle franchit une nouvelle étape : la personnalisation de masse, où chaque utilisateur reçoit un contenu sur-mesure.
L’innovation majeure de l’IA réside dans sa capacité à découpler le fond de la forme. Un même traité philosophique peut être reformulé en un article académique, un guide illustré, un dialogue interactif ou un podcast — chaque version préservant l’essence du contenu original tout en s’adaptant aux préférences du public. Cette flexibilité permet de combler les fossés culturels et générationnels : la littérature classique peut atteindre les jeunes audiences via des formats interactifs, et la recherche scientifique devient accessible au grand public via des podcasts, infographies ou dialogues animés.
Les créateurs peuvent désormais se concentrer sur leur valeur ajoutée — l’innovation conceptuelle, le jugement éthique, l’expression émotionnelle — en déléguant à l’IA l’adaptation formelle. Cette division du travail créatif libère les talents des contraintes techniques d’exécution et de diffusion. L’audience interpelle désormais directement l’IA pour obtenir des contenus personnalisés en temps réel. Ces contenus ne sont ni issus exclusivement de la créativité humaine, ni de la simple automatisation technologique : ils représentent une nouvelle forme hybride de production culturelle.
Le défi du modèle économique
Mais cette révolution soulève des questions cruciales qui rappellent les premiers temps du piratage numérique. L’entraînement actuel des IA, basé sur l’extraction de contenus sans autorisation ni compensation, menace l’écosystème créatif fondé sur un système de droits d’auteur qui a du mal à s’adapter à ce nouveau paradigme. Dans une ère où les contenus peuvent être indéfiniment agrégés et désagrégés, reformulés et réutilisés, comment attribuer une œuvre générée à partir des contributions de millions d’auteurs ? Comment garantir la provenance et l’authenticité des données quand les mêmes idées peuvent se manifester sous d’innombrables formes ? Enfin, en ce qui concerne la rémunération : comment garantir que les créateurs soient justement récompensés quand leurs travaux sont ingérés, transformés et réutilisés à une échelle sans précédent ? Sans mécanismes de redistribution équitable, les créateurs risquent de perdre leur incitation à produire les contenus nécessaires au fonctionnement même de ces systèmes.
L’enjeu n’est pas de résister à cette transformation, mais de la guider vers un modèle viable. L’histoire d’Internet nous éclaire sur la solution. Face au piratage musical, l’industrie n’a pas trouvé son salut dans la répression, mais dans l’innovation commerciale avec l’arrivée des plateformes de streaming. En transformant la propriété en accès et les achats en abonnements, Spotify et Netflix ont créé une nouvelle source de revenus passifs pour les créateurs avec une offre plus attractive que le piratage.
Un modèle similaire émerge dans le domaine de l’IA générative. Plutôt que de vendre leurs bases de données pour l’entraînement, les créateurs peuvent proposer leurs œuvres sous forme de flux continus, rémunérés à l’usage, qui vont enrichir les capacités de l’IA en temps réel. Les partenariats d’OpenAI avec des éditeurs comme Associated Press ou Le Monde, ou encore ceux de Mistral avec l’Agence France-Presse, préfigurent cette évolution vers une compensation directement liée à l’utilisation effective des contenus.
Construire l’écosystème de demain
Cette mutation exige de développer rapidement des infrastructures permettant un partage sécurisé des données, une attribution transparente et une compensation équitable. L’enjeu dépasse la simple innovation technologique : il s’agit de construire l’écosystème culturel de demain, où la valeur est redistribuée à ceux qui créent des contenus de qualité plutôt qu’à ceux qui se contentent de les agréger.
L’IA comme média n’est plus une perspective d’avenir, mais une réalité présente. Le défi consiste maintenant à transformer cette disruption en opportunité durable pour l’ensemble de la chaîne créative. L’avenir de la culture numérique se joue aujourd’hui dans notre capacité à inventer ces nouveaux modèles économiques.
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(*) Primavera de Filippi est directrice de recherche au CNRS à Paris, associée à la faculté du Berkman-Klein Center for Internet & Society à Harvard, et directrice de la recherche chez Alien, une entreprise française qui développe une infrastructure de streaming des données (« data streaming ») pour enrichir les systèmes d’IA générative, de façon juridique et éthique. Ses recherches portent sur les défis et les opportunités juridiques de la technologie blockchain et de l’intelligence artificielle. Elle est co-auteure du livre « Blockchain and the Law », publié en 2018 par Harvard University Press, et de « Blockchain Governance », publié en 2024 par MIT Press. Membre fondateur du Global Future Council on Blockchain Technologies du Forum économique mondial, elle est la fondatrice et la coordinatrice de l’Internet Governance Forum’s dynamic coalitions on Blockchain Technology de l’ONU (COALA).