L’urgence de la réhabilitation des mathématiques à l’école
Dans une lettre ouverte adressée aux candidats à l’élection présidentielle, un collectif composé de sociétés savantes et associations d’enseignants, chercheurs, ingénieurs et universitaires scientifiques, alerte sur l’importance d’améliorer l’enseignement des matières scientifiques.
Notre collectif se mobilise pour alerter sur la question cruciale de la formation scientifique pour les années à venir. En tant qu’enseignants, chercheurs, ingénieures, scientifiques, cette question est au cœur de nos activités professionnelles. Nous contribuons de manière essentielle à la formation des jeunes générations pour permettre d’apporter des réponses concrètes aux besoins de la société. Les analyses conduites au sein de notre collectif nous confèrent une vision large et éclairée des enjeux qui nous font face.
Cette lettre ouverte aux candidates et candidats à la présidence de la République Française présente nos analyses et 12 propositions qui en découlent. Puissent le futur président ou la future présidente de la République et son gouvernement s’en saisir et prendre la mesure des évolutions nécessaires pour une formation ambitieuse en sciences, en étroite relation avec tous les acteurs concernés. La société contemporaine doit pouvoir relever les nombreux défis pour lesquels la contribution de toutes les sciences est essentielle : le développement très rapide du numérique et son utilisation dans tous les secteurs d’activité; le recours accru aux données pour communiquer dans le monde actuel; les nécessaires évolutions
technologiques pour faire face aux enjeux climatiques et énergétiques, au contrôle des ressources; la préservation de la biodiversité et du bon fonctionnement de la biosphère; le contrôle de l’émergence des nouvelles maladies infectieuses et la prévention des maladies environnementales. Relever ces défis requiert l’apport de disciplines très diverses comme la chimie, la physique, la biologie, l’écologie, les géosciences, les sciences de l’évolution , mais aussi l’informatique, les mathématiques, les statistiques qui permettent la modélisation, la collecte, l’analyse et la gestion des données pour comprendre un monde changeant. Celles-ci sont aussi indispensables pour aider les prises de décisions dans de très nombreux domaines. Tous ces exemples montrent le rôle prépondérant des sciences dans notre société actuelle et signalent la nécessité d’une éducation forte du grand public. La crise liée au Covid en constitue une illustration particulièrement frappante. Pour permettre une action des pouvoirs politiques et du monde économique en cohérence avec ces défis, il est donc essentiel que chacun et chacune bénéficie d’une formation scientifique solide répondant aux besoins professionnels, aux besoins de la vie quotidienne et à l’exercice de la citoyenneté. Même si elles font partie des sciences, les mathématiques ont un rôle spécifique qui nécessite de les évoquer dans certains des points développés par la suite.
Les mathématiques sont en effet plurielles: elles sont d’indispensables outils aux sciences; au-delà, elles entretiennent des liens avec de nombreuses disciplines (sciences économiques, humaines ou sociales, sciences de la santé et du sport, artisanat, disciplines artistiques,…) ; elles constituent également une discipline autonome qui contribue au développement de l’esprit critique et des capacités de raisonnement. Elles font donc partie intégrante de la culture commune et ne doivent pas être réservées à une élite. Par conséquent, il est aussi nécessaire d’offrir à tous et à toutes une formation solide et progressivement diversifiée.
Les compétences scientifiques de haut niveau sont recherchées et donnent accès à des emplois variés, fortement qualifiés et bien rémunérés. De ce fait, une formation ambitieuse et accessible à tous et toutes est une nécessité absolue pour lutter contre les inégalités de genre, socio-économiques et territoriales qui pèsent fortement sur les trajectoires individuelles et sur les dynamiques collectives. La visibilité médiatique récente donnée à la place de la formation en mathématiques témoigne de sa reconnaissance comme un enjeu majeur par tous les acteurs de la société civile. En période électorale, ce débat fait émerger un problème plus général, porté depuis des années par les sociétés savantes et associations qui s’intéressent à l’enseignement des sciences: celui de l’insuffisance de la formation scientifique en France.
Depuis la mise en place de la réforme du lycée en 2019, les choix faits pour le cycle terminal de la filière générale vont à l’encontre d’une formation ambitieuse en sciences dont la société a besoin.
Dans le tronc commun de la classe de première, sur un total de 16 heures, la part dévolue à l’enseignement scientifique représente 2 heures hebdomadaires. À ceci s’ajoutent des dysfonctionnements liés aux spécialités comme l’obligation d’abandonner à l’entrée en terminale l’une des trois spécialités choisies en première. Outre le fait qu’ils sont empêchés de voir les liens entre les différentes disciplines, les élèves sont contraints d’effectuer des choix leur fermant de nombreuses portes à l’entrée dans l’enseignement supérieur. Rappelons aussi que nombre de filières post-bac, y compris des filières courtes, nécessitent une formation scientifique solide indissociable des formations dans les disciplines cibles. En particulier, l’impact de la réforme pour la voie technologique et professionnelle sur les choix offerts aux élèves en termes de débouchés professionnels et de possibilités de poursuite d’études ne doit pas être négligé. Les analyses des données de la DEPP mettent en évidence les effets délétères des choix de structure pour la voie générale du lycée: baisse importante du nombre d’élèves étudiant les mathématiques, particulièrement marquée pour les filles, accroissement des inégalités socio-économiques et territoriales en faveur des garçons issus de classes sociales très favorisées dans les doublettes mathématiques/physique-chimie, baisse du vivier d’élèves pour la poursuite d’études scientifiques et dans les filières technologiques de la production (alors que les besoins sont en augmentation), recul de la polyvalence dans la formation des lycéennes et lycéens en filière générale.
Nos propositions: Aujourd’hui, une remise à plat de la structure de la voie générale du lycée est indispensable et urgente. Pour cela, nous demandons à mettre en place un groupe de travail large et indépendant du calendrier politique, réunissant de manière collégiale tous les acteurs concernés. Son objectif sera d’établir des propositions pouvant être mises en œuvre dès la rentrée 2023, selon les axes suivants:
-Proposition 1: Renforcer la place des sciences dans les parcours de tous les élèves au cycle terminal et
diversifier l’offre de mathématiques dès la première
-2: Conserver en classe de terminale les trois spécialités choisies en classe de première
- 3: Proposer des actions concrètes et réalistes pour remédier aux inégalités aggravées par le système actuel dans les choix de parcours et garantir l’accès à la même offre de formation sur l’ensemble du territoire.
L’un des impacts de la baisse du vivier d’élèves scientifiques concerne l’orientation vers les métiers d’enseignants en sciences. Devant déjà faire face à une pénurie récurrente de candidats en mathématiques en raison de la concurrence avec l’attractivité des carrières et des rémunérations pour ces étudiants de niveau master, la diminution des profils scientifiques au lycée va mécaniquement faire encore baisser le nombre de candidats aux concours de recrutement pour enseigner les sciences dans le secondaire. En particulier, on peut s’attendre aussi dans les années à venir à des difficultés de recrutement en informatique, concours nouvellement
créés. Ces choix auront également un impact sur les futurs professeurs des écoles. Le nombre de candidats au CRPE qui auront reçu une formation scientifique au lycée va mécaniquement baisser.
La faible part des sciences et de mathématiques dans le tronc commun du cycle terminal ne suffit pas pour établir les connaissances et compétences scientifiques de base, de nature cumulative. La mise en place de PPPE ne concernant qu’un nombre limité d’étudiants, les remises à niveau indispensables pour la préparation au concours compenseront difficilement ces insuffisances. L’acquisition des connaissances et compétences didactiques s’en trouvera donc fragilisée. On entre ainsi dans un cercle vicieux dont il faut impérativement s’extraire.
En outre, la réforme des concours du Capes et du CRPE et de la formation initiale des enseignants repousse à nouveau leur recrutement après le master (bac+5). L’allongement nécessaire des études augmente la précarité des étudiants et aggrave les inégalités sociales pour accéder au métier d’enseignant. Cela risque d’accentuer la pénurie de candidats, comme cela a déjà été constaté en 2012. La mise en place d’un véritable plan de pré-recrutement permettant à des étudiantes et des étudiants de tous les milieux sociaux de se projeter vers le métier d’enseignant est réclamée depuis des années par la communauté et paraît indispensable pour pallier cette pénurie.
Les systèmes mis en place ces dernières années n’ont pas rempli ce rôle: d’une part, la charge de travail en établissement rend difficile un suivi efficace de la formation universitaire ; d’autre part l’instabilité du dispositif, l’absence d’une impulsion nationale, la disparité d’offre et de traitement suivant les académies, ainsi que des choix budgétaires contraints n’ont pas permis d’assurer la réussite de ces dispositifs. Enfin, les actions engagées pour la formation continue des enseignants en mathématiques suite au rapport Villani-Torossian sont encourageantes et nécessitent d’être pérennisées et structurées. Les plans de formation continue en sciences tout aussi nécessaires commencent à se développer dans le premier degré ; ils ne doivent pas entrer en concurrence avec les actions précédentes en cours. Pour la réussite et le développement de la formation continue en sciences, il est nécessaire que les nouvelles écoles académiques de la formation continue prennent en compte les structures existantes et collaborent étroitement avec les acteurs de terrain de toutes les origines (Irem, Ires, Ife, Inspe), en lien avec la recherche.
Nos propositions:
Il est nécessaire de créer un vivier d’enseignantes et d’enseignants scientifiques bien formés, en nombre suffisant, représentatif, à tous les niveaux d’enseignement, de la diversité de la population en termes de genre, de mixité sociale et de diversité territoriale.
- 4: Améliorer les conditions de travail des enseignants en institutionnalisant des temps de concertation et des temps de formation réguliers, prévus à l’avance et intégrés dans le temps de travail.
Ouvrir plus largement la possibilité de formations par la recherche et à la recherche pour favoriser les évolutions de carrière et pour permettre d’appréhender concrètement la réalité de la science en train de se faire, dans un souci d’authenticité.
- 5: Améliorer la formation initiale en favorisant des pré-recrutements pour réduire des inégalités
sociales d’accès au métier et en s’assurant que les périodes de stage ou d’alternances, indispensables pour l’entrée dans le métier, n’entrent pas en concurrence avec la formation.
- 6: Renforcer et structurer la formation continue dans le premier et le second degré en collaboration
avec l’ensemble des acteurs concernés. Développer les articulations entre le terrain, la formation, la recherche en éducation, la recherche et la médiation scientifiques.
Depuis 20 ans, le nombre d’étudiantes et étudiants a considérablement augmenté dans les établissements d’enseignement supérieur, et particulièrement à l’Université. Cette augmentation globale se retrouve dans les filières scientifiques, même si cela reste insuffisant pour répondre aux besoins prévisibles. Pourtant, le nombre des enseignants et enseignants-chercheurs n’a pratiquement pas augmenté. Parmi les disciplines, la part des enseignants-chercheurs en sciences a diminué, particulièrement en mathématiques. L’augmentation des tâches administratives et la diminution globale des appuis techniques ont accru d’autant plus leur charge de travail.
Ce manque de personnel n’est pas dû à un problème de vivier: il est la conséquence de la diminution des recrutements pérennes des enseignants-chercheurs et des personnels des universités.
Il a conduit à une dégradation de la qualité de la formation, qu’elle soit destinée à la formation initiale des futurs enseignants, à l’accompagnement en formation continue ou encore à la formation vers les métiers à haut niveau de compétences scientifiques. De plus, l’absence de perspective de recrutement stable dans la recherche académique entraîne une fuite des compétences: un certain nombre d’étudiants de très haut niveau et formés en France préfèrent partir à l’étranger où les conditions de travail pour la recherche et les rémunérations sont meilleures. Plus inquiétant, la tendance à la baisse du nombre de doctorants dans les disciplines scientifiques est un mauvais signal pour l’avenir.
Enfin, la part des femmes scientifiques à l’Université et dans les formations d’ingénieures et ingénieurs reste particulièrement basse dans la plupart des filières, notamment en informatique, en mathématiques, en physique. Ceci impacte très fortement la part des femmes dans les métiers nécessitant une formation scientifique et technologique de haut niveau.
Nos propositions: pour augmenter le vivier des étudiantes et étudiants à haut niveau de compétences scientifiques dont la société a besoin en garantissant une représentation équilibrée en termes de genre, de mixité sociale et de diversité territoriale ; pour améliorer l’accompagnement en formation initiale et continue des enseignants du premier et du second degré; pour conserver nos jeunes chercheures et chercheurs et notre position de premier plan pour la recherche scientifique, il est indispensable de:
- 7: Prendre un engagement fort en faveur des financements récurrents de la recherche publique et
de l’amélioration des conditions de travail des enseignants-chercheurs et des chercheurs.
- 8: Prendre l’engagement d’augmenter significativement le nombre de postes fixes d’enseignants-
chercheurs et de chercheurs pour répondre aux besoins actuellement insuffisants en matière de formation, pour toutes les formations scientifiques.
- 9: Mener des actions fortes pour augmenter la représentation des femmes, à tous les niveaux de la hiérarchie des postes d’enseignants-chercheurs particulièrement dans les disciplines scientifiques où elles sont sous représentées.
À moyen et à long terme, en l’état actuel de la formation en sciences, c’est la société tout entière qui risque d’être durablement impactée, avec des retards s’accumulant dans les domaines de la recherche et de l’innovation, alors que leur développement est crucial pour affronter les défis du XXIe siècle.
La maîtrise des sciences est indispensable à un pays pour assurer son indépendance économique, technologique et militaire, pour limiter le réchauffement climatique et assurer la nécessaire transition énergétique. Malgré cela, la culture scientifique ne fait pas pleinement partie de la culture générale dans la vie quotidienne. Il nous paraît essentiel que la classe politique prenne en main les questions du discours et de l’image associés aux sciences dans la société, bien au-delà des limites de l’école. La question de la place des sciences est une question de société, et l’une de celles qui conditionnent notre avenir.
Nos propositions: nous demandons à la classe politique de s’engager véritablement dans la mise en œuvre d’un plan sciences qui ne se limite pas au cadre de l’école et qui implique l’ensemble des acteurs de la société. Son objectif est d’accroître la reconnaissance du rôle des sciences dans la maîtrise de notre avenir. Pour cela, il est nécessaire de:
- 10: Agir sur le discours à l’orientation transmis en particulier par l’institution, pour encourager les jeunes à s’engager en confiance vers les mathématiques et les sciences, au niveau correspondant à leurs aspirations et en cohérence avec les besoins de la société contemporaine.
- 11: Agir sur l’image des sciences pour permettre la reconnaissance de la place des femmes et des citoyennes et citoyens de toutes origines sociales et territoriales dans les métiers scientifiques.
- 12: Engager fortement la classe politique pour la promotion des sciences auprès de tous les acteurs de la société, au travers d’actions de grande envergure pour la sensibilisation de ses enjeux sociétaux.
Cette lettre est signée par un collectif de sociétés savantes et d’associations regroupant une large communauté d’enseignants, chercheurs, ingénieures et universitaires scientifiques:
Adirem (Association des directeurs des instituts de recherche pour l’enseignement des mathématiques)
AEIF (Association des enseignantes et enseignants d’informatique de France)
APMEP (Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public)
ARDM, (Association pour la recherche en didactique des mathématiques)
CFEM (Commission française pour l’enseignement des mathématiques)
CLEA (Comité de liaison enseignants et astronomes)
EPI (Enseignement public & informatique)
Femmes et mathématiques,
Femmes et sciences,
Femmes ingénieures,
GEM (Groupe d’étude des membranes)
SF2A (Société française d’astronomie et d’astrophysique)
SFB (Société française de biométrie)
SFB (Société française de biophysique)
SFBD (Société française de biologie et développement)
SFdS (Société française de statistiques)
SFE2 (Société française d’écologie et d’évolution)
SFHST (Société française d’histoire des sciences et des techniques)
SFP (Société française de physique)
SIF (Société informatique de France)
SMAI (Société de mathématiques appliquées et industrielles)
SMF (Société mathématique de France)
UdPPC (Union des professeurs de physique-chimie)
UPA (Association des professeurs scientifiques des classes préparatoires BCPST, TB et ATS)