Pourquoi changer la marque ENA ?
« Dès lors que les fonctionnalités principales sont conservées, pourquoi ne pas conserver aussi le nom ? S’interroge Jean-Eric Schoettl , ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel.
Tribune
On peut estimer nécessaire de réformer la haute fonction publique. On peut penser que cette réforme exige une refonte de la formation des hauts fonctionnaires, une révision du déroulement des carrières et une plus large contractualisation des emplois publics de catégorie A. Mais comment se passer d’un système de formation et de recrutement présentant les fonctionnalités basiques aujourd’hui confiées à l’ENA et à une douzaine d’autres écoles ? La fin des concours serait la porte ouverte au clientélisme. Aussi n’est-il prévu que de remplacer l’ENA par un Institut du service public, moyennant quelques aménagements de fond.
Quels aménagements ? Deux principaux, croit-on comprendre : un tronc commun entre 13 écoles de fonctionnaires en première année d’études et un différé de titularisation dans les grands corps de l’Etat à la sortie de l’école. Quoique d’une mise en œuvre compliquée, les deux mesures poursuivent des enjeux essentiellement emblématiques.
La première mesure entend mettre fin à l’administration en silos. Mais, outre qu’on ne voit pas en quoi elle y parviendrait, c’est une usine à gaz qui ignore les différences d’âges, de cultures et de vocations entre lauréats des différentes écoles. La seconde mesure repose sur l’idée que, pour éviter de devenir de « petits marquis » à la sortie de l’ENA, les tout premiers du classement doivent tâter de quelques années de « terrain ». Idée séduisante sur le papier, mais, comme on sait, le diable est dans les détails.
« Botte ». Soumettra-t-on à ce différé de titularisation la partie de la « botte » qui est issue du concours interne ou du troisième concours et qui connaît déjà le terrain ? Et comment compenser les conséquences négatives, sur le fonctionnement d’organismes comme le Conseil d’Etat et la Cour des comptes (et donc de la République), de la privation de ce sang neuf que constituent les auditeurs frais émoulus de l’ENA, dont les talents sont taillables et corvéables à merci ?
«On entend signifier, en jouant sur les fantasmes, que le pouvoir d’Etat quitte sa tour d’ivoire technocratique, qu’il se dépouille de sa morgue»
Quoiqu’on pense de l’opportunité de tels changements, ils ne remettent pas en cause les fonctionnalités principales de l’ENA et des autres écoles de la haute fonction publique : sélectionner les candidats à l’entrée et classer les élèves à la sortie, pour pourvoir aux mêmes emplois de responsabilité qu’aujourd’hui. Sélectionner non par obsession du classement, mais pour respecter le principe énoncé à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 : « Tous les citoyens sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ».
Dès lors que les fonctionnalités principales sont conservées, pourquoi ne pas conserver aussi le nom ? Pour un motif de communication politique. En immolant la marque, on entend signifier, en jouant sur les fantasmes, que le pouvoir d’Etat quitte sa tour d’ivoire technocratique, qu’il se dépouille de sa morgue, qu’il se rapproche des gens, qu’il va désormais entendre leurs doléances.
Démagogique, la liquidation de la marque ENA sera également contre-productive. Tout d’abord le nom actuel de l’école annonçait loyalement les couleurs républicaines d’une institution fille de la Résistance et de la Libération : une école d’application qui est au service de la Nation et se réclame non du « management » mais de l’administration. L’appellation envisagée fait plutôt penser à un think tank. Et quel symbole d’abroger l’ordonnance de 1945, sous les auspices de laquelle toute la haute fonction publique contemporaine s’est construite…
Prince sacrificateur. Ensuite, la disparition de la marque réduira l’attractivité du concours, car celle-ci tient plus au prestige de l’école qu’aux perspectives concrètes de carrière. Mais surtout, la République n’a-t-elle rien de plus urgent à faire, en pleine crise économique et sanitaire, que de supprimer ce qui marche ? Management pour management, quelle entreprise renoncerait à une marque dont le rayonnement est international ? Pourquoi se priver d’un « label » dont les anciens élèves étrangers se prévalent à juste titre et qui constitue pour eux une valeur patrimoniale ? N’est-ce pas trahir la confiance légitime qu’ils ont placée dans les institutions françaises ? Et dilapider un capital d’influence française à l’étranger ? C’est paradoxal venant de personnalités (le prince et ses inspirateurs) qui disent tant se soucier de la place de la France dans le monde.
Calcul politique ? Il serait vain. L’énarchie était un objet non identifié sur les ronds-points en 2019. L’ire des Gilets jaunes est dirigée non contre l’ENA mais contre le coût de la vie, contre l’éloignement des services publics, contre l’effacement des repères et contre la classe politique.
En sacrifiant la marque ENA, le chef de l’Etat semble se livrer à un acte propitiatoire : purger sa propre image de ses adhérences élitaires. Le sacrificateur pourrait s’en repentir trois fois. Son image restera ce qu’elle est ; les déconvenues de la réforme seront portées à son débit, comme celles d’autres initiatives hasardeuses du quinquennat (retraites, révision constitutionnelle, taxe d’habitation, démocratie directe, environnement…) ; enfin, beaucoup d’amertume sera ressentie par ces 95 % d’anciens élèves qui servent humblement et loyalement l’Etat sans pantoufler ni faire de la politique.
Ceux-là ne manifesteront pas et ne feront pas grève. Mais ils se sentiront injustement transformés en victimes expiatoires de maux dont l’ENA est parfois un symptôme, mais dont elle n’est assurément pas la cause : le divorce entre les anywhere et les somewhere, la mondialisation et ses conséquences sur le déclassement français, l’insécurité matérielle et culturelle, l’inflation normative, la bureaucratie, l’éclipse de l’intérêt général dans les arbitrages politiques, l’emprise de la « com » et de la judiciarisation sur les politiques publiques.
Le président de la République jetant la marque ENA aux orties, c’est comme Napoléon expliquant à ses grognards que la Grande Armée s’appellera désormais « Eléments projetés des opérations extérieures »…