Pour un nouveau de marché de l’électricité
La crise énergétique en Europe a montré que le système actuel n’était pas adapté. Quels sont les outils et les conditions nécessaires pour une réforme du marché européen de l’électricité? Par Charles Cuvelliez et Patrick Claessens, Ecole Polytechnique de Bruxelles, Université de Bruxelles.
Un papier intéressant qui dénonce les profits excessifs de certains énergéticiens vient et la nécessité d’un autre mode de régulation. NDLR
Les tenants du marché libéralisé de l’électricité ont beau jeu de s’opposer à sa réforme en expliquant autour d’eux que les prix fous et volatils observés n’ont comme origine que la crise sur les énergies fossiles : pétrole et gaz trop chers et, en Europe, la Russie comme cause primaire de ce chaos. Faut-il alors tout mettre par terre car le marché a aussi apporté des bénéfices (encouragement aux investissements dans le renouvelable, sécurité d’approvisionnement entre Etats membres…) ?
Comme l’explique bien un working papier de la Florence School of Regulation (FSR), quand le marché de l’électricité a été libéralisé il y a 25 ans, le gaz était vu comme la ressource idéale pour le soutenir, abondante, peu chère, stable. Mais aujourd’hui, le prix du gaz fou (ou le prix fou du gaz) se transmet (avec un facteur 2) au prix de l’électricité puisque c’est la dernière centrale (au gaz) qu’on met en route pour équilibrer offre et demande qui fixe le prix (le facteur 2 venant du rendement des centrales à gaz : de l’ordre de 50 %).
Grâce aux gains réalisés par le prix de l’électricité calé sur le coût marginal de la centrale au gaz, les producteurs à base d’autres formes d’énergie primaire pour leur centrale (éolien, photovoltaïque, nucléaire, hydraulique) pouvaient récupérer un retour sur le capital investi. On parle de rente inframarginale et ce ne fut pas un gros mot pendant longtemps. Cette rente, avec les prix du gaz d’aujourd’hui, est devenu un profit déraisonnable. Les factures s’envolent même si l’électricité consommée ne vient pas entièrement des centrales à gaz.
Les États membres ont tous réagi avec des mesures d’urgence différentes. La FSR en dénombre sept ! Le plus simple, rappelle l’auteur, est d’isoler le prix au détail du prix de gros. On peut réguler le prix au détail. On peut aussi le lisser et l’appliquer avec retard. C’est ce qu’a fait le gouvernement français en demandant aux fournisseurs de déplacer le moment où les prix au détail atteindraient leur niveau « logique ». Le gouvernement danois réfléchit à transformer le choc sur les prix en une dette sur plusieurs années pour le consommateur. Une autre approche est d’interdire toute augmentation des tarifs. Et c’est ce que la Grande-Bretagne a fait. On peut aussi récupérer les surprofits inframarginaux. On peut les taxer après coup au niveau des producteurs qui bénéficient de ces rentes.
La France pratique cette méthode depuis des années avant même la crise en forçant EDF à vendre à un prix fixe 42-46 EUR/MWH une capacité de 120 TWh. C’est plus de 40 % de la production nucléaire du pays, rappelle l’auteur ! Et de calculer qu’avec un prix de gros de de 200 EUR/MWh en pleine crise, c’est 24 milliards de surprofits déjà récupérés (mais pas redistribués, par contre) en France sur la seule année 2022. EDF ne le sait que trop bien.
L’Espagne a inventé son fameux modèle ibérique en subventionnant le gaz utilisé pour la centrale marginale, ce qui limite le coût marginal et donc le prix de gros. Le modèle allemand vise à offrir aux particuliers (et aux entreprises) assez de revenus supplémentaires pour faire face aux factures : ce sont les fameux 200 milliards d’euros distribués en ce sens qui ont fait hurler le reste de l’Europe (pour l’avantage ainsi octroyé aux entreprises) qui ne peut pas se le permettre.
Ces solutions d’urgence font perdre aux Etats des moyens financiers précieux pour investir dans d’autres formes d’énergie décarbonée mais il n’y a pas de réelle alternative pour soulager le consommateur à court terme. Une réforme du marché de l’électricité ne sera pas effective avant 2025, prédit la FSR et encore, avec les élections du parlement européen et la nouvelle Commission qu’il faudra installer (péniblement comme chaque fois) en 2024, ce n’est pas gagné.
Ce qui heurte l’opinion publique est l’incapacité (ou le laisser-faire) des Etats à laisser filer les prix de l’électricité, un besoin de base du citoyen alors qu’on fait grand cas du prix du pain. Ne plus avoir accès à l’énergie est un facteur d’exclusion sociale total. On admet qu’un citoyen est en situation de précarité énergétique s’il consacre 10 % de ses revenues à l’énergie. Or avant même la crise, plusieurs Etats membres avaient des pans entiers de leur population qui y consacraient de 10 % à 20 %.
L’Etat doit aussi protéger ses fournisseurs contre la volatilité des marchés, soit en obligeant ces derniers à se protéger par des instruments financiers soit en leur accordant une garantie. Doit-on rappeler le cas d’Uniper sauvé à coup de dizaines de milliards de la faillite en Allemagne sans quoi ce pays se serait retrouvée sans gaz et électricité.
Les Contracts for Differences (CfD) et les Power Purchase Agreements (PPA) sont les outils que propose la FSR comme conditions nécessaires pour une réforme du marché. Dans le premier cas, on garantit au producteur un prix mais s’il vend son électricité au-delà de ce prix, il rembourse la différence. Les PPA lient un client professionnel à un producteur pour une longue période mais l’Etat doit garantir que ce dernier puisse mettre en place des capacités de production pour honorer sa promesse. Et il serait préférable d’avoir un marché PPA plutôt que gré à gré moins transparent qui aboutit toujours à des conditions sous-optimales.
La flexibilisation de la demande fait aussi partie du portrait-robot de la réforme du marché, pour la FSR, pour ne pas perdre les surplus de production à base de renouvelable au point de les vendre à perte par jour de grand vent ou soleil. Au fur et à mesure que la proportion de renouvelable grandit dans le mix énergétique, cela arrivera plus souvent. Il faut rendre les compteurs intelligents et la consommation à l’intérieur des foyers tout autant.
Enfin, il faut un troisième levier, un marché des capacités : rémunérer des producteurs pour la capacité qu’ils installent « juste » en cas de besoin pour éviter la crainte des pics de consommation ne trouvent pas une offre pour les assouvir. Mais ce n’est pas tout : la FSR explique très justement qu’un marché de capacité peut aussi rémunérer des équipements et moyens de production innovants dont le retour sur investissement ne peut être récupéré par la simple vente d’électricité. On pense au stockage ou aux services de flexibilité.
Les réseaux de distribution et de transport ne sont pas non plus adaptés aux plans ambitieux d’électricité à base de renouvelable de l’Europe : cette préparation des réseaux doit faire partie de la réforme des marchés, pour éviter les congestions, autre source de volatilité des prix. L’Europe veut des millions de pompes à chaleur en 2027 : ils ne tourneront pas sans réseau transformé.
Ce n’est qu’au prix de prix plus stables à tendance baissière, sans pic soudain, que le citoyen voudra bien électrifier sa maison et laisser tomber petit à petit sa consommation de gaz.
Las, la Banque centrale européenne (BCE) maintient des taux hauts pour l’instant, ce qui rend très onéreux les investissements à réaliser pour accélérer les investissements à la maison, le déploiement de plus d’électricité à base d’énergie renouvelable. Et le budget des Etats présagent d’une crise de la dette en plein élan de transition. Le portrait que la FSR donne du marché de l’électricité aujourd’hui est bien en phase avec la réalité du terrain.
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Pour en savoir plus : WORKING PAPER Reforming the EU internal electricity market in the middle of a huge energy crisis: an absolute short-term emergency or preparation for the future? Jean-Michel Glacahnt, Florence School of Regulation
Comment réformer le marché européen de l’électricité
Comment réformer le marché européen de l’électricité
Face à l’explosion des prix de l’énergie et aux difficultés de certains fournisseurs, la Commission européenne a lancé en janvier dernier une consultation (*) pour réformer le marché européen de l’électricité dans une grande indifférence (**). Le problème aurait-il disparu ? Par Alexandre Joly, manager chez Carbone4 et Alain Grandjean, Economiste chez Carbone4.dans la Tribune.
Les causes de la hausse du prix de l’électricité sont connues : la guerre en Ukraine a provoqué une raréfaction du gaz, dont le prix a explosé, les réacteurs nucléaires français ont dysfonctionné et nous n’avons évité les coupures d’électricité que du fait d’un hiver doux et d’une réduction plutôt subie de notre consommation. Malgré tout, ces événements ne rendent pas compréhensibles la hausse des prix de l’électricité pour les consommateurs français. Après tout, même si le nucléaire a été peu efficace, en quoi sont-ils concernés par le gaz qui contribue à moins de 10% de la production d’électricité ?
Affirmons tout de suite que l’interconnexion du marché européen de l’électricité a été une chance pour les consommateurs français, car elle a permis d’importer une électricité qui nous aurait manquée cet hiver. Plus généralement, cette interconnexion permet d’économiser des dizaines de milliards d’euros, notamment en mutualisant les moyens de production. En réalité, la hausse du prix du marché de gros n’a fait que refléter une pénurie physique d’ensemble. Ce marché a donc plutôt fonctionné de ce point de vue et vouloir s’en passer est une voie sans issue. Nous avons intérêt à plus de solidarité énergétique au niveau européen tout en défendant nos intérêts.
Car il est clair que la situation de manque d’énergie va se reproduire. L’Europe est de plus en plus dépendante de ses importations en énergies fossiles, et le changement climatique est une source croissante d’aléas majeurs. De même, le bouclier tarifaire mis en place en France a déjà coûté une centaine de milliards d’euros à l’Etat dont plus d’un tiers pour l’électricité. La récente dégradation de la note de l’Etat par l’agence de notation financière Fitch rappelle à tous qu’il est présomptueux de parier sur une prolongation illimitée de ce dispositif. Ce d’autant que l’Etat et les collectivités publiques sont devant un mur d’investissements pour décarboner notre économie. En outre, le bouclier tarifaire en rendant le prix des énergies relativement indolores incite peu à réduire sa consommation énergétique. Dès lors, il convient donc de réformer le marché européen de l’électricité. La question qu’il convient désormais de se poser est : comment ?
Face au risque de pénurie et au risque climatique, les solutions physiques sont assez claires. Nous devons tout d’abord être de plus en plus économes de notre énergie. Ensuite, la décarbonation de nos énergies et l’électrification de nos usages font figure de priorités pour réduire nos importations de pétrole et de gaz naturel. Une ambition qui ne peut advenir que par une hausse de la production des énergies renouvelables (électriques ou non), du fait d’un parc nucléaire existant sur le déclin et de potentiels nouveaux réacteurs qui n’arriveraient qu’aux alentours de 2040. Leur part dans le mix électrique pourrait atteindre près de 70 % de la production totale européenne d’ici 2030, selon les dernières projections de la Commission européenne. Nous avons donc un intérêt stratégique à encourager cette production et à en maîtriser la plus grande partie de la chaine de valeur.
Comment réformer le marché européen de l’électricité
Financer sur la durée les investissements à engager pour produire et acheminer de l’électricité bas-carbone, en particulier les énergies renouvelables ; il faut rémunérer les entreprises qui les installent en leur donnant de la visibilité.
Assurer une rémunération suffisante sur le long terme des dispositifs de flexibilité de l’offre (exemple : stockage) et de la demande (exemple : décalage de la consommation), nécessaires pour faire face aux aléas croissants que nous allons connaître.$
Protéger les consommateurs de fournisseurs mal armés pour résister à ces aléas.
Conduire à un tarif final stable et régulé qui ne se limiterait pas à un « prix de marché » soumis à d’inévitables secousses.
Inciter à consommer avec mesure un bien précieux, surtout dans les périodes où il est plus difficile à produire.
Les pistes proposées par la Commission européenne ne répondent qu’à une partie de ces enjeux, et nous sommes encore bien loin de disposer d’une architecture claire et actionnable.
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(*) https://ec.europa.eu/info/law/better-regulation/have-your-say/initiatives/13668-Electricity-market-reform-of-the-EUs-electricity-market-design/F_en
(**) https://www.carbone4.com/publication-note-reforme-marche-electrcitite