Numérique: apprendre à maîtriser la technologie
Fondateur de l’Institut Sapiens, Olivier Babeau vient de publier Le nouveau désordre numérique, sous-titré : comment le digital fait exploser les inégalités. Son point de départ est cruel : si la crise de la Covid-19 a consacré le triomphe du numérique, les nouvelles technologies portant l’espoir d’un monde plus égalitaire, « l’espoir est cruellement déçu. ». Il propose d’apprendre à maîtriser les nouvelles technologies dans une interview à l’Opinion.
Vous soutenez que le numérique a accéléré la polarisation du monde. De quelle manière ?
Le XXe siècle a vu un prodigieux mouvement d’égalisation des conditions et l’émergence d’une grande classe moyenne aux Etats-Unis et en Europe. On a pensé que le développement économique créait inévitablement cette égalisation des conditions. C’était un effet d’optique. Cette société où s’épanouissait une grande classe moyenne unificatrice n’était pas une nouvelle ère, mais qu’une courte parenthèse. Les nouvelles technologies dopent la valeur ajoutée du travail très qualifié, mais font baisser la valeur des autres. La classe moyenne disparaît au profit d’une polarisation sociale. Le numérique accélère les différences entre ce que David Goodhart appelle les Anywheres, cosmopolites et mobiles, et les Somewheres, attachés à leur communauté et à leur espace géographique. C’est l’effet Matthieu, connu des économistes par référence à la phrase de l’apôtre : « On donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a. »
Le numérique devait pourtant aplanir les inégalités économiques et sociales et renforcer la démocratie. Nous sommes au final dans ce que vous décrivez comme le « siècle des excès ». Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ?
Quand les technologies arrivent, on a toujours une idée floue de leur usage et de leurs effets sociaux. Quand on a inventé le téléphone, on a d’abord pensé qu’il servirait à écouter des pièces de théâtre à distance ! Le plus dur quand on veut faire de la prospective, c’est d’imaginer la façon dont les technologies sont assimilées et dont elles transforment la société. Il y a un double mouvement : la technologie est transformée par les usages en même temps que la société est changée par les technologies. Jusque dans les années 2010, les conséquences des réseaux sociaux sur la démocratie — l’invasion des imbéciles, l’hystérisation des expressions, la violence des attaques en meute, la prime à l’excès et l’abolition de la nuance — étaient impossibles à imaginer. Dans le monde d’avant ce désordre informationnel, l’information était rare. Et quand on la trouvait, elle était certifiée. Rien ne nous avait préparés à un monde où cette information pouvait être créée par tout le monde. Ce déluge informationnel noie le débat politique.
L’homme s’est bâti sur le dépassement des limites naturelles à notre hubris, notre désir d’excès. Le numérique a donné des moyens nouveaux d’abolir ces barrières
Le numérique portait-il en lui-même les germes de ces biais ?
Le numérique a permis l’accélération et l’intensification de beaucoup de choses, comme la concentration des fortunes : Jacob Fuger, grand banquier Allemand de la fin du XVe siècle, avait amassé un capital équivalent à 177 millénaires de travail pour un ouvrier. C’était impressionnant, mais limité à côté de la fortune de Jeff Bezos qui correspond à plus de 10 millions d’années de travail d’un salarié au smic. L’homme s’est bâti sur le dépassement des limites naturelles à notre hubris, notre désir d’excès. Le numérique a donné des moyens nouveaux d’abolir ces barrières. Jusqu’au XVIIIe siècle, il fallait 15 jours depuis Marseille pour rejoindre Paris, ou deux ans pour faire l’aller-retour vers la Chine. Aujourd’hui, 15 jours est le temps que mettent les trains venant de Chine pour rallier la France. Mais le marché n’est réellement devenu global que le jour où il est devenu numérique. Avec pour conséquence des effets de concentration qui n’existaient pas dans les anciens marchés segmentés, plus petits et dépendants de l’espace.
Le confinement a révélé les écarts en matière d’accès et de maîtrise des technologies. La nouvelle inégalité du XXIe siècle oppose-t-elle les élites technophiles aux populations déconnectées ?
On se rend compte que l’accessibilité de l’information ne profite qu’à une certaine partie de la population. Celle qui a les clés. Après avoir été fondée sur la seule naissance, l’appartenance à l’élite a théoriquement été ouverte aux talents. Mais les codes de la réussite dans le monde numérique sont plus complexes et difficiles à obtenir quand on est issu d’un milieu qui en est éloigné. Les chiffres sont terribles sur l’illectronisme. En 2018, 23 % des Français n’étaient pas à l’aise avec le numérique. La mobilité sociale devient plus difficile à mesure que la fracture cognitive s’aggrave.
Vous soulignez tout de même un paradoxe : dans un monde où l’élite est connectée, la richesse se traduira par un temps d’esprit non connecté…
Dans notre siècle numérique, le vrai luxe sera l’autonomie. La technologie est un formidable serviteur, mais un très mauvais maître. Les entreprises du numérique ont la volonté délibérée de prendre en otage notre attention tout en nous rendant de précieux services. Nous sommes devenus dépendants du shoot de dopamine suscité par les « likes » et les notifications de nos réseaux sociaux. Notre cerveau de chasseur-cueilleur n’a pas été calibré pour cet afflux permanent de sollicitations et de calories. Ses failles sont exploitées avec adresse par les entreprises qui manipulent nos pulsions. La maîtrise de son alimentation est déjà un marqueur social fort : l’épidémie d’obésité que nous connaissons dans tous les pays développés est cruellement liée au niveau social. Désormais, c’est la maîtrise cognitive de soi qui devient cruciale. Les classes sociales supérieures développent une culture d’apprivoisement du numérique à travers le contrôle des écrans qui est paradoxalement la condition d’une utilisation saine.
Avons-nous encore la possibilité d’être libres dans un monde numérique qui a colonisé nos cerveaux ?
Le numérique a aboli la rareté de biens et services autrefois difficiles à obtenir et onéreux. La vidéo et la musique sont disponibles à l’infini et sans effort, comme l’eau ou l’électricité. Dès lors, c’est à nous de fixer une limite à notre consommation. Ce que notre cerveau n’était pas vraiment préparé à faire. Le fondateur de Netflix a dit un jour que son seul concurrent était le sommeil. Où mettre la limite ? Le système lui-même n’en posera jamais : il est réglé pour suivre la plus grande pente de nos désirs. On pensait qu’il suffisait de laisser les gens libres et responsables pour qu’ils prennent des décisions raisonnables. On se rend compte qu’il va surtout falloir beaucoup aider les gens. La Chine a opté pour une solution radicale en interdisant aux mineurs de jouer aux jeux vidéo entre certaines heures et en infligeant de fortes amendes aux jeunes joueurs dépassant les 90 minutes maximum quotidiennes. C’est la solution illibérale par excellence : pour votre bien, l’Etat limite et interdit. Si nous voulons éviter cela, nous devons miser sur la prise de conscience et l’éducation.
Notre cerveau est bien fait. Il élimine ce dont il n’a plus besoin : la mémoire se vide. Nous devons réagir et devenir des spartiates de l’intelligence en plaçant le développement de nos capacités cognitives au cœur de toute notre société
De quelle manière ?
On a besoin que l’école enseigne un nouveau savoir-vivre, au sens plein du terme. Comment maîtriser la technologie pour profiter de ses avantages tout en évitant les dérives cognitives potentielles ? Aujourd’hui, le réflexe, c’est de tout demander à Google. Mais dans ce cas, pourquoi continuer à apprendre ? Notre cerveau est bien fait. Il élimine ce dont il n’a plus besoin : la mémoire se vide. Nous devons réagir et devenir des spartiates de l’intelligence en plaçant le développement de nos capacités cognitives au cœur de toute notre société. La maîtrise de soi doit être complétée par des régulations adaptées. L’Etat doit vous laisser libre, mais aussi vous empêcher de tomber librement dans la servitude. Comme il le fait en interdisant la drogue par exemple. L’action de l’Etat ne doit pas se limiter à essayer de récupérer des miettes fiscales du festin financier des géants du net, ou à ériger d’illusoires remparts censés protéger des acteurs traditionnels. Aguerrir les populations au monde de l’information infinie et affronter les innovations avec courage sont les deux tâches essentielles de l’Etat moderne.
Votre livre dresse un constat assez noir sur l’état actuel du monde et ses perspectives. Etes-vous optimiste concernant l’avenir ?
Je suis optimiste sur la capacité de sursaut et de résilience de nos sociétés à long terme. Mon inquiétude vient plutôt du temps que nous risquons de perdre. Une civilisation mourante finit toujours par accoucher d’une nouvelle civilisation. Mais la traversée des âges obscurs entre les deux peut être plus ou moins longue. Je pense hélas que nous sommes au début d’une de ces phases de métamorphose qui peuvent être très douloureuses, en particulier pour les plus faibles.