La lucidité d ‘ Alain Touraine sur mai 68 et la gauche
par
Michel Wieviorka
Sociologue, membre Centre d’analyse et d’intervention sociologiques (CADIS, EHSS-CNRS), Auteurs historiques The Conversation France
Alain Touraine est décédé dans la nuit de jeudi 8 à vendredi 9 juin 2023. En 2018, il s’entretenait avec Michel Wieviorka pour The Conversation France en amont de la célébration des 50 ans de Mai 68 à la Fondation de la Maison des Sciences de l’Homme.
Michel Wieviorka : cinquante ans après Mai 68 et avec le recul du temps, maintenez-vous vos analyses de l’époque, telles qu’elles apparaissent notamment dans votre livre Le communisme utopique ? Et que reste-t-il de Mai 68 aujourd’hui
Alain Touraine : Cinquante ans après, on a tout le dossier en main et on ne peut pas penser qu’il va se passer des choses qui nous amèneraient à réviser nos opinions.
À l’époque, après les barricades du Quartier Latin, rue Gay-Lussac par exemple, l’impact de la jeunesse est resté considérable. Et le jugement porté par les notables, y compris par les intellectuels, est demeuré dominé par les mêmes incompréhensions.
Cinquante ans après, je peux vous dire que j’ai le sentiment d’être considéré par certains comme un type dangereux et pas sérieux à cause de mes analyses de l’époque sur le mouvement étudiant.
J’ajoute, ce qui d’ailleurs est moins inquiétant, que l’impact politique de Mai 68 est resté nul. Son influence intellectuelle a été négative ; en revanche, en matière sociale et culturelle elle a été et demeure extrêmement importante.
Il me semble que cinquante-quatre ans après, j’aurais probablement le même jugement sur Berkeley, qui fut en fait le point de départ, en 1964, de ce dont nous parlons. J’ai écrit un livre sur les mouvements étudiants dans les universités américaines, et je note que leur impact a été encore beaucoup plus fort par la suite à cause du festival de Woodstock en 1969, et de la contre-culture des années 1960.
Il y a eu aussi un 68 américain important, en particulier à l’université de Cornell et surtout à celle de Columbia, où notre ami Immanuel Wallerstein a joué un rôle considérable, ce qui l’a même obligé à s’exiler à Toronto, au Canada.
Ayant été professeur à Berkeley après cette période, j’ai constaté qu’au sein du groupe des sociologues, la moitié des professeurs étaient partis vers le département de sciences politiques. Mais aussi que l’effet proprement politique a été nul, comme en France. Le Parti démocrate américain n’a pas été plus affecté par tout ce qui se passait que le Parti socialiste français
Je ne me prononce pas sur le côté allemand car j’ai peu suivi l’opinion de ce pays. Mais je note qu’en Allemagne, le souvenir de ce mouvement a rapidement été écrasé par l’image de la bande à Baader et du terrorisme – un phénomène qui a néanmoins eu un équivalent américain avec les weathermen et aussi en France, et plus encore en Italie.
Toujours est-il que ces mouvements étudiants ont formé un phénomène qui mérite d’être jugé par son écho mondial, qui fut énorme. Et pas seulement en Allemagne, en Italie, en France, et même au Mexique, que je laisserai pourtant de côté ici, car ce qui s’y est passé est pour l’essentiel très différent.
Plus tard, j’ai écrit Un nouveau paradigme, où j’explique que les mouvements dits sociaux se sont déplacés du social vers le culturel. C’est un phénomène majeur qui a été largement confirmé plus récemment. Je pense au Printemps arabe, ou encore aux étudiants chiliens de 2011. C’était déjà vrai en 1968, en France, et en 1964 à Berkeley.
Si l’on veut introduire une perspective historique, il faut dire de l’histoire du monde occidental qu’elle a connu le siècle du politique, qui fut celui des révolutions : 1688-1789 ; puis le siècle du mouvement proprement social, le mouvement ouvrier, au XIXe siècle ; puis le siècle du culturel, qui d’une certaine manière commença un peu avant la Première Guerre mondiale, avec Dada et le surréalisme, se poursuivit avec l’aspect intellectuel du mouvement soviétique, puis prend son réel essor avec les mouvements étudiants.
Ces mouvements étudiants ont véritablement marqué l’entrée du monde dans une ère dominée par des enjeux qu’on peut appeler culturels.
M. W : Vous avez dit que l’impact de 68 avait été positif dans l’opinion, vous citez le cœur de Paris. Mais il y a aussi des gens qui ont vécu Mai 68 de loin, comme quelque chose de terrible.
A. T. : C’est vrai, mais à cela, je réponds tout de suite en disant que l’interprétation insurrectionnelle ou révolutionnaire de Mai 68 ne tient pas debout.
Pour des raisons qui ne sont pas forcément positives, car c’est un mouvement qui n’a jamais eu aucune unité. S’il y a un contresens majeur sur 68, commis souvent par les soixante-huitards eux-mêmes, c’est cette idée de l’unité de 68. Pour quiconque a un minimum d’information, le plus important fut l’incompréhension et l’hostilité fondamentale entre la CGT et le mouvement étudiant.
Une image est restée gravée dans mon esprit. Le dimanche de la grande manifestation « millionnaire » – un million de participants – le 13 mai, qui a traversé Paris, en remontant vers le Luxembourg, d’un côté la CGT disait : « Les autocars sont par là » et de l’autre côté Cohn-Bendit et d’autres disaient : « sit-in au Luxembourg, par-là » en montrant la direction opposée. C’était la séparation, l’hostilité, les étudiants communistes ne bougeant pas, avec aussi des pénétrations mutuelles des étudiants et des gauchistes.
Pour parler en termes plus concrets encore de ce « mouvement de mai », il faut voir ce qu’il y avait dans ce qu’on appelait l’extrême gauche : certes, les communistes, mais aussi les groupuscules gauchistes, et Nanterre. Ces trois courants étaient hostiles les uns aux autres.
Dans une sorte d’éclatement de l’univers trotskiste de cette époque-là, un certain nombre d’intellectuels de haut niveau ont parlé de façon prudente, modérée, je pense, à ceux qui ont écrit La brèche : Morin, Castoriadis et Lefort (1968), dont le livre fut assez différent du mien.
Du côté communiste, c’était de l’hostilité franche.
Tout cela n’a eu aucune unité. De plus, les trois nuits des barricades ont eu des personnalités complètement différentes, elles n’ont pas été structurées, organisées de façon unifiée, pas même celle qui a été la plus forte, c’est-à-dire la deuxième, pendant laquelle il y a même eu un moment d’inquiétude quand les manifestants se sont déplacés rive droite et près de la Bourse. Mais il n’y a jamais eu un ensemble d’acteurs ou un organisme central jouant le rôle d’unification.
Un monde de représentations, d’images et d’imaginaires
M. W. : Il n’y a pas eu d’impact politique, à vous suivre, tout simplement parce que ce n’était pas un mouvement politique ?
A. T. : En 68, il n’y a pas eu de processus politique, on était dans un monde de représentations, d’images, d’imaginaires. D’où l’extrême importance des expressions graphiques, notamment à Nanterre, dans le grand couloir de la faculté. Soixante-huit n’a jamais été un mouvement politique, en tant que mouvement. À la fin, certains ont tenté d’organiser une action politique dans le stade de Charléty. Pierre Mendès-France en fut la personnalité principale ; mais avec une certaine maladresse et cette tentative n’aboutit à rien. On passe en quarante-huit heures de Charléty à la manifestation gaulliste des Champs-Élysées.
Le mouvement n’acquit pas l’ombre d’une représentation politique. Comme à Berlin, comme aux États-Unis.
Toute idée d’une forte extrême gauche, d’un danger révolutionnaire, doit être écartée. Ce qui le prouve, c’est qu’à Paris, il n’y a pas eu de morts. S’il y eut à Lyon un commissaire de police tué, cette ville ne fut pas le centre du mouvement.
Un personnage mérite d’être remarqué dans cette période : le préfet de police de Paris, Maurice Grimaud, qui s’est révélé être un homme extraordinaire. Son intelligence, sa compréhension de la situation ont permis qu’il ne se produise rien de dramatique.
Et la période qui suivra, qu’on a appelée les « années de plomb » en Italie, en Allemagne, et aussi en France, celle du terrorisme d’extrême gauche, correspond à la décomposition du mouvement.
Autrement dit, Mai 68 ne fut pas un mouvement politique ; il fait partie des mouvements culturels les plus importants, ceux qui nous montrent que l’imaginaire, l’art, les représentations sont aussi importants que les actes proprement politiques.
L’unité était dans l’imaginaire et dans la culture, pas dans un projet politique […]
M. W. : Vous écartez l’idée d’un impact politique, vous insistez sur la subjectivité des acteurs : cela a-t-il laissé une trace ?
A.T. : Ceux qui disent : « Mais cela n’a rien donné » commettent un contresens majeur dont je pense qu’il est devenu indéfendable. Parmi les thèmes qui sont entrés de manière différente dans les pays qui ont été marqués par 68, il y en a deux qui se sont durablement imposés : premièrement, les problèmes de la personnalité, de la sexualité et, deuxièmement, les problèmes ex-coloniaux, postcoloniaux, mondiaux. L’impact principal du mouvement ne fut pas un renouveau du mouvement ouvrier, car on peut dire que ce mouvement était affaibli depuis 1947, depuis la rupture entre les socialistes et les communistes […]
La disparition du politique
M. W. : Diriez-vous que les années qui suivent 68 sont des années de congélation, de disparition ?
A.T. : Je vais le dire plus brutalement.
Je pense que les années qui suivent, pas immédiatement car on reste dans les Trente Glorieuses, dans la reconstruction de l’Europe entière, mais un peu après, peuvent être tenues en France pour un double échec de l’entrée dans l’avenir. Échec sur la droite et échec sur la gauche. Giscard a fait des efforts plus importants qu’on ne le reconnaît aujourd’hui. Cela a échoué pour des raisons assez fortement liées à son tempérament, à son allure, il y a eu un rejet de la personnalité de Giscard. C’était le faux aristocrate qui n’arrive pas à devenir populaire.
Dans le cas de Mitterrand, c’est une tentative de reconstitution du Front populaire alors que dès 1968 on voit que cela n’est plus possible et que l’Europe est coupée en deux depuis 1947. En 1981, il y a un contresens. Ce contresens réussit à François Mitterrand, mais sa seconde mandature, après le départ de Michel Rocard, se termine dans l’affairisme, ce qui est le pire qu’on puisse imaginer après 68 […]
M. W. : Si on prend l’époque actuelle, on peut avoir le sentiment, à vous suivre, que le politique et le social disparaissent de notre horizon et que le culturel le remplit.
A. T. : En termes beaucoup plus violents, je dirai que nous venons de vivre deux années, 2016 et 2017, où le politique a disparu. Il n’y a plus de politique. La désindustrialisation a mis en danger la démocratie aux États-Unis et en Angleterre, et le Front national a représenté une forte menace en France. Il n’y a eu ni débat ni idées en France. Il n’y a plus de politique nulle part, ni en Espagne, ni en Italie, ni en Allemagne, ni en Amérique du Sud. Il n’y a plus de politico-social. Et, en France, Emmanuel Macron a fait triompher une gestion avant tout politique et institutionnelle, non sociale.
C’est le culturel, l’imaginaire, qui remplit notre existence. Mais aussi l’écologie, qui est spectaculairement non politique et non sociale. Dont la force vient des travaux scientifiques, et dont la faiblesse vient malheureusement des partis écologistes.
*L’intégralité de cet entretien est à retrouver dans le nouveau numéro de la revue Socio, paru le 13 mars 2018. Son lancement officiel a eu lieu le 21 mars à la bibliothèque-laboratoire de la FMSH, à Paris, en présence d’Alain Geismar, Edgar Morin, Alain Touraine, Omar Guendel, de Daniel Cohn-Bendit et Michel Wieviorka.