Politique: L’échec du « en même temps » macroniste
par Pierre Allorant, Professeur d’Histoire du droit et des institutions, Université d’Orléans
et Walter Badier
Maître de conférences en histoire contemporaine, Université d’Orléans dans The Conversation
Alors que sa réélection en 2022 avait semblé remiser la thématique du « progrès », la longue phase de contestation de la réforme des retraites a fait resurgir dans le discours d’Emmanuel Macron l’idée d’un « progrès pour mieux vivre ». Ce retour en grâce apparaît paradoxal au moment où le « en même temps » s’éloigne pour laisser place à la recherche assumée d’une alliance avec la droite de gouvernement.
Dès lors, que recouvre le progressisme ? S’agit-il seulement, comme l’affirme le philosophe Pierre-André Taguieff, d’une « arme symbolique permettant de disqualifier les contradicteurs », de fait placés dans le camp de la réaction ?
Si à l’échelle de l’histoire contemporaine la notion est incontestablement polysémique, le progressisme puise ses racines dans le courant des Lumières et se rattache au « mythe rationaliste du Progrès » renforcé au XIXe siècle par les mutations scientifiques et techniques.
L’emploi de l’étiquette « progressiste » se répand à partir de la Monarchie de Juillet (1830-1848) pour désigner les partisans du progrès. Si l’on en croit le Littré, le substantif « progressisme » apparaît seulement à l’occasion de la crise du 16 mai 1877, conflit fondateur de la IIIe République. C’est ensuite que le progressisme glisse progressivement de la gauche vers le centre, à l’instar des républicains de gouvernement.
Les deux dernières décennies du XIXe siècle sont politiquement dominées par les républicains modérés, d’abord nommés opportunistes puis progressistes. À l’intérieur de cette période, les historiens distinguent généralement trois séquences : le temps des « fondateurs de la République », caractérisé par le vote des grandes lois républicaines (1879-1885), puis une phase de forte instabilité due à une succession de crises (scandale des décorations, boulangisme, scandale de Panama jusqu’en 1893 et enfin la « République progressiste » caractérisée par une politique plus gestionnaire jusqu’à la flambée du nationalisme alimentée par l’Affaire Dreyfus qui conduit en 1899 à la mise en place du gouvernement de « défense républicaine ».
Jules Méline a été plusieurs fois ministre, président du Conseil de 1896 à 1898 et s’est présenté sans succès à l’élection présidentielle de 1899. Wikicommons, CC BY
Curieusement, la référence à la « République progressiste » de la fin du XIXe siècle, incarnée par les leaders centristes Jules Méline et Alexandre Ribot, a été peu mobilisée dans les débats actuels autour du macronisme, alors que la « concordance des temps » apparaît manifeste sur de nombreux aspects : renouvellement profond du personnel parlementaire et ministériel, dépassement des clivages, difficulté à constituer une structure partisane de masse ou encore répression des mouvements sociaux.
La démission du président de la République Jules Grévy (1887), le développement de l’antiparlementarisme et la traque aux corrompus (« chéquards ») de Panama incitent à la recherche d’hommes nouveaux pour exercer le pouvoir.
Marquées par une forte abstention, les élections législatives de 1893 confirment l’ancrage de la République et la marginalisation de la droite. Un tiers des élus sont de nouveaux députés, dont les professions de foi font un usage croissant du terme « progressiste ».
Avec plus de 300 députés, les républicains modérés disposent de la majorité absolue au Palais-Bourbon, contrôlent le Sénat et la présidence de la République (Sadi Carnot, Jean Casimir-Perier, Félix Faure).
La République progressiste se nourrit de l’émergence d’une génération nouvelle qui entre en décembre 1893 dans le gouvernement dirigé par Jean Casimir-Perier, dont plus de la moitié des membres sont novices. Parmi ces nouvelles figures de la République modérée, Raymond Poincaré, Louis Barthou, Charles Jonnart et Paul Deschanel, issus de la très haute bourgeoisie, accèdent très jeunes à des fonctions ministérielles.
Les républicains progressistes ne constituent pas sur le plan idéologique un ensemble homogène. Certains souhaitent d’ailleurs s’allier avec les radicaux quand d’autres aspirent à un rapprochement avec le centre droit. Les progressistes regroupent des ralliés de la droite, numériquement peu importants, les anciens opportunistes, et entre les deux, les libéraux, venus pour les plus anciens d’entre eux à la République par pragmatisme. Cette famille libérale, si importante dans l’installation de la République durant les années 1870 retrouve une nouvelle vigueur en cette fin de siècle grâce à l’émergence d’une nouvelle génération et par l’actualisation de son socle idéologique, dont les progressistes se nourrissent.
Ces nouvelles idées sont notamment issues de cercles d’études et d’expertise, ancêtres des think tanks. C’est le cas du Musée social, spécialisé dans les questions d’assurance, de retraites et de mutualité.
L’acceptation d’un État plus interventionniste se traduit en matière de logement social par le vote de la loi Siegfried (1894) qui encourage la création d’habitations à bon marché (HBM) grâce à des exonérations fiscales. Si les progressistes s’appuient sur de grands titres de presse (Le Petit Parisien, Le Figaro, Le Temps) et sur les milieux d’affaires, ils ne parviennent à se doter une réelle base militante et d’un parti moderne de masse sur le modèle britannique, nécessaire pour éviter le retour de l’opposition droite-gauche.
La poussée du socialisme suscite dans les milieux libéraux une grande inquiétude. Pour les gouvernements progressistes, l’opposition au socialisme passe par une grande fermeté face aux mouvements sociaux. Ils n’hésitent pas à envoyer la troupe, comme à Carmaux en 1892.
Cette intransigeance du pouvoir face aux mouvements sociaux constitue l’une des causes de la série d’attentats anarchistes en France qui cible la Chambre des députés puis le président de la République Sadi Carnot.
Afin d’endiguer cette vague terroriste, les progressistes adoptent en urgence des lois qualifiées par la gauche de scélérates : l’opinion anarchiste exprimée publiquement est désormais considérée comme un acte préparatoire à un attentat. Le contraste avec la loi libérale de 1881 sur la presse est saisissant. Les débats houleux à la Chambre sur la loi de juillet 1894 rapprochent les radicaux des socialistes, et la République progressiste se referme face à la gauche.
Les progressistes de la fin du XIXe siècle s’inscrivent dans une culture politique centriste, fortement imprégnée de libéralisme, faite de rejet des extrêmes réactionnaire et révolutionnaire et de volonté de rassemblement par des réformes progressives menées au nom de la raison et du pragmatisme. Le mot d’ordre de Méline « ni révolution, ni réaction » apparaît comme leur cadre idéologique de référence. Les divisions au sein des progressistes s’accentuent avec l’Affaire Dreyfus, qui conduit à la formation du gouvernement de Défense républicaine en 1899. La rupture entre progressistes se cristallise avec la création de deux partis : l’Alliance démocratique en 1902 qui soutient le bloc des gauches et la Fédération républicaine en 1903 qui s’y oppose.
Le macronisme, conçu initialement comme bouclier contre les populismes, parviendra-t-il à concilier plus durablement que les progressistes de la fin du XIXe siècle, progrès, avancées des libertés et dépassement du clivage droite-gauche ? L’incarnation qu’il se donnera en 2027 pour affronter l’échéance présidentielle fournira un indice déterminant pour répondre à cette question.